Faire Secret / Keep the Secret

Gwynne Fulton

Dans le cadre de ma résidence numérique, je considère le thème du secret dans les archives de Esse. Des récits étouffés aux bruits souterrains en passant par les théories du complot et les opérations dissimulées de surveillance étatique, j’interroge les registres cachés du silence et de l’opacité qui animent l’art contemporain et la politique démocratique. En quoi le secret façonne-t-il le politique ? De quelles façons les artistes interviennent-ils et elles dans le secret d’État et la surveillance des données ? Inversement, comment les artistes s’approprient-ils et elles le secret ? Les secrets tendant à se multiplier, je mettrai en lumière les relations de pouvoir qui les structurent en m’appuyant sur quelques essais seulement, qui proviennent des numéros 61 (Peur), 86 (Géopolitique), 92 (Démocratie) et 95 (Empathie).

En quoi le secret sous-tend-il l’organisation conceptuelle des archives ? Tandis que je suis le fil du secret courant sous les thèmes qui organisent explicitement les archives d’Esse, j’ai conscience de son caractère fuyant : le secret entraine dans son sillage les problèmes de l’inconscient. Il glisse inaperçu entre les mots, exerçant une force perturbatrice sur la catégorisation des archives. Le secret présente un paradoxe : lorsqu’il apparait, il s’anéantit. Il perd son identité en tant que secret aussitôt qu’il est révélé. Enfin, n’allons pas trop vite. Commençons par une définition provisoire. Le secret s’entend généralement par opposition à ce qui est exposé. Il est lié au mensonge et à la tromperie – il désigne ce qui est occulté ou caché. Le secret est sournois. En dissimulant la vérité, nous nous parjurons. Nous le faisons peut-être pour de bonnes raisons, mais ultimement, garder un secret est une forme de trahison. Voilà comment le secret est communément perçu. Je sais quelque chose – et je garde cette connaissance pour moi intentionnellement, délibérément. L’examen de l’histoire secrète du secret dans les archives de Esse peut-il nous aider à réimaginer celui-ci autrement ?

Conspirations

Dans « L’art de l’embrouille en politique : stratégies perverses et paranoïas collectives » (no 61, Peur), Lynda Dematteo examine la montée des théories du complot à la suite du 11 septembre 2001. Son essai n’a rien perdu de son urgence aujourd’hui, dans la foulée des tournants populistes d’extrême droite aux États-Unis et en Europe. Son archéologie des théories du complot conduit des cercles contrerévolutionnaires nés après la Révolution française – tels que les Illuminati et les francs-maçons – à la Zone 51, à QAnon et à l’état profond de la droite alternative américaine contemporaine. Pour expliquer la hausse des nouvelles formes de fascisme et des récits conspirationnistes, Dematteo se tourne vers l’anthropologie des foules d’Elias Canetti et l’acception que donne Richard Hofstadter à la paranoïa, à savoir une pathologie dont souffrent les personnes marginalisées par le consensus libéral américain d’après-guerre. Elle décrit comment la paranoïa s’écarte des dirigeants despotiques (qui propagent des théories du complot dans le but de détourner l’attention des conspirations qu’ils commettent) et contamine les collectivités.

Il y a (au moins) deux discours du secret à l’œuvre dans l’essai de Dematteo, l’un plus explicite que l’autre. D’un côté, il y a le secret conspirationniste dont elle suit explicitement la trace – celui qui propage une dissonance affective. La conspiration a besoin du secret pour se propager. Or, la conspiration n’est jamais complètement cachée : ses indices prolifèrent. On spécule sur ce qui est dissimulé pour dévoiler la traitrise secrète du pouvoir public. Il faut compter sur ceux et celles qui connaissent – ou pensent connaitre – les conspirations présumées pour déceler les signes d’une orchestration camouflée des évènements mondiaux.

Les théories du complot sont difficiles à réfuter, car elles reposent sur une méthode de lecture interprétative qui déstabilise toute dichotomie stricte entre le visible et l’invisible.

D’un autre côté, il y a le secret de l’artiste, qui ronge la conscience jusqu’à ce qu’il soit confessé. Le texte de Dematteo est accompagné de dessins à l’encre tirés de la série 99 Fears (2007) de l’artiste bulgare Nedko Solakov. Les images, qui avaient été présentées à la documenta 12 la même année, ponctuent silencieusement une analyse saisissante de la façon dont la paranoïa se propage. Dematteo ne parle pas d’elles : elles ont été ajoutées au texte – en tant que complément – par le comité éditorial d’Esse (une histoire secrète qui n’est pas mentionnée dans la revue comme telle, mais qui a été portée à mon attention après coup). Cet ajout d’un élément externe vient-il combler un manque ? Quels modes de lecture sollicite-t-il ? En effet, de manière détournée, des relations émergent entre les images et le texte. Leur juxtaposition impulse une pratique de lecture double, voire paranoïaque, qui nous invite à construire des liens herméneutiques entre les peurs de Solakov – peur des magicien·nes, de la démocratie, des meurtres clandestins commandités par l’État, peur de s’envoler, peur de l’avenir – et les rouages internes du pouvoir despotique. Les dessins exemplifient-ils le style paranoïaque qui traverse l’art contemporain autant que la politique pour infiltrer le désir collectif1 1 - Pour une description des affinités esthétiques et intellectuelles entre l’art et la conspiration, voir Larne Abse Gogarty, What We Do Is Secret: Contemporary Art and the Antinomies of Conspiracy, Berlin, Sternberg Press, 2023. ?

Peut-être.

Mais le legs sombre de la police secrète bulgare n’est pas une théorie du complot. Solakov craint le service secret. Et avec raison : il a collaboré avec lui. Pendant la guerre froide, le satellite soviétique exploitait un vaste réseau d’informateurs et informatrices. Solakov recueillait des renseignements sur ses collègues artistes à Sofia pour le Comité pour la sécurité d’État de la Bulgarie, qui faisait campagne pour écraser toute possibilité d’art dissident et orchestrait des enlèvements, des actes de sabotage et des assassinats2 2 - Christopher Nehring, « Active and Sharp Measures: Cooperation between the Soviet KGB and Bulgarian State Security », Journal of Cold War Studies, vol. 23, no 4 (automne 2021), p. 3-33, <https://doi.org/10.1162/jcws_a_01038>.. Les dessins de Solakov recèlent le secret ouvert de cette collaboration. Son œuvre Top Secret (1989-1990), également présentée à la documenta 12, est un fichier index contenant des notes, des dessins et de petits objets qui reconstruisent l’histoire de la collaboration de l’artiste entre 1976 et 1983.

Les images ne font pas qu’illustrer la paranoïa conspirationniste analysée par Dematteo. Elles mettent en œuvre quelque chose de nuancé et de complexe : les images complémentaires nous jettent au cœur d’une « lecture paranoïaque3 3 - Eve Kosofsky Sedgwick, « Paranoid Reading and Reparative Reading, or, You’re So Paranoid, You Probably Think This Essay Is About You », dans Touching Feeling: Affect, Pedagogy, Performativity, Durham, Duke University Press, 2003. [Trad. libre] », pour reprendre le diagnostic posé par Eve Kosofsky Sedgwick dans sa contribution majeure à la théorie queer, Touching Feeling: Affect, Pedagogy, Performativity. Et si cela fait de nous des lecteurs suspicieux et des lectrices suspicieuses qui cherchent à percer des secrets, si cela montre comment la paranoïa se propage, alors ce mode de lecture n’est pas uniquement pathologique. Pour Sedgwick, la lecture paranoïaque est davantage le précurseur critique d’une lecture réparatrice qui peut transformer les conditions politiques. En effet, pour Solakov, qui a confessé publiquement sa collusion avec le Comité pour la sécurité d’État de la Bulgarie, la paranoïa se mue en la possibilité de nouvelles formes d’organisation du politique.

Demo(n)cracies

Quelle est la relation entre l’État et le secret ? Même s’il prospère sous la conspiration, le secret n’est en aucun cas exclusif aux régimes totalitaires. Emily Rosamond explore le rôle du secret au sein de la démocratie. Dans « L’économie de la surveillance : vers une géopolitique de la personnalisation » (no 86, Géopolitique), elle s’enquiert des façons dont les artistes interviennent dans le secret d’État à la suite des révélations d’Edward Snowden quant à l’ampleur des opérations de surveillance des données de la National Security Agency des États-Unis. Les fuites de Snowden incarnent un idéal libéral dans lequel le pouvoir est tenu responsable, idéal qui remonte à la publication, en 1791 (version anglaise), du traité Tactique des assemblées législatives4 4 - Jeremy Bentham, Tactique des assemblées législatives, suivie d’un traité des sophismes politiques, traduit de l’anglais et édité par Étienne Dumont, Genève, J. J. Paschoud, 1816., dans lequel Jeremy Bentham défend l’idée d’une presse et d’un gouvernement libres. Les secrets, selon Bentham, sont contraires à la transparence, tandis que la démocratie y est alliée. La transparence réside du côté du progrès : elle favorise la responsabilité et prévient la corruption, alors que le secret est aligné avec la répression, la sécurisation et l’abus de pouvoir. Dans quelle mesure notre conception du politique est-elle liée à cette définition étroite du secret ?

Rosamond complexifie l’opposition classique entre la transparence et le secret dans les sociétés démocratiques. Examinant comment le secret est systématisé et technologisé, elle en mesure les abus par rapport à l’impératif de transparence de la démocratie. Ce qu’elle nomme « géopolitique de la personnalisation » relie deux sites distincts : 1) l’espace interne de « la pensée de l’individu », exposé dans ses profondeurs intimes à un réseau de données en constant changement, et 2) les infrastructures physiques qui transportent, archivent et instrumentalisent l’information, à savoir les répertoires de données des gouvernements et des entreprises, les bunkers et les câbles sous-marins qui traversent les fonds océaniques. « Quelles sont les répercussions d’une géopolitique de la personnalisation sur les pratiques artistiques ? » demande-t-elle.

Kay’s Blog (2011) de Liz Sterry et The 9 Eyes of Google Street View (en cours depuis 2009) de Jon Rafman offrent une réponse à cette question. L’installation de Sterry recrée l’espace intime de la chambre d’un blogueur ou d’une blogueuse à l’intérieur de la galerie. Les captures d’écran de Rafman, extraites du continuum de Google Street View, révèlent des évènements anormaux qui résistent à l’aplanissement d’un monde de l’information transparent. Les révélations de Snowden ont incité les deux artistes à intervenir de façon critique au sein des appareils de surveillance qui promulguent et optimisent le secret dans les sociétés démocratiques. Mais le contrôle gouvernemental, soutient l’économiste politique Shoshana Zuboff, n’est rien en comparaison de ce que la Silicon Valley est capable de faire. Dans son livre L’âge du capitalisme de surveillance5 5 - Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance : Le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir, traduit de l’anglais par Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homassel, Paris, Zulma, 2022., elle décrit une nouvelle logique de l’accumulation capitaliste qui profite de la saisie et de l’instrumentation de l’expérience humaine privée. Dans son essai pour le New York Times intitulé « You Are the Object of a Secret Extraction Operation », elle définit le capitalisme de surveillance comme « un système économique construit sur l’extraction et la manipulation secrètes des données humaines6 6 - Shoshana Zuboff, « You Are the Object of a Secret Extraction Operation », The New York Times, 12 novembre 2021, <www.nytimes.com/2021/11/12/opinion/facebook-privacy.html>. [Trad. libre] » qui anéantit la vie privée et fragilise les démocraties libérales. Nous, sujets néolibéraux, partageons de plein gré nos expériences vécues avec les entreprises technologiques sur les plateformes de réseaux sociaux.

Nos expériences sont traduites en données exclusives que l’intelligence artificielle utilise ensuite pour prédire et modeler le comportement humain, d’une part, et orienter les algorithmes ciblés conçus pour retenir notre attention, d’autre part. Comme dans l’État totalitaire, sous la surveillance capitaliste, personne n’a le droit d’avoir des secrets.

Claudia Mesch ne traite pas explicitement du thème du secret dans « Ausculter le corps politique : la situation de l’art à une époque où la démocratie n’est plus acquise » (no 92, Démocratie), mais elle montre de manière performative que le secret façonne le politique. Dans son compte rendu de la documenta 14, Learning from Athens (2017), elle réclame un art qui témoigne avec empathie de l’envers violent de la démocratie que constituent les expulsions. Elle se demande si l’art « ne pourrait pas offrir un moyen [de] réaffirmer vigoureusement les principes [de la démocratie] », dans le contexte de la montée des populismes à l’ère du combo Brexit-Trump. Elle rappelle la préoccupation de la documenta pour la démocratie depuis ses origines institutionnelles en tant que « projet de dénazification et d’éducation publique » soutenu par les États-Unis dont le but était de ramener l’Allemagne de l’Ouest de l’après-guerre sur le chemin du capitalisme démocratique. Avec l’édition 2017, qui se déroulait simultanément à Kassel et à Athènes, cette relation entre l’art et la démocratie est explicitement devenue le thème commissarial central. Les œuvres, qui touchaient à la naissance de la démocratie dans l’État-nation de la Grèce antique, exigeaient aussi de la part des spectateurs et spectatrices une réflexion critique sur l’expérience de l’appartenance – et de la non-appartenance.

Toute définition de demos exclut autant qu’elle inclut. Même l’étymologie du mot démocratie – littéralement le pouvoir (kratos) du peuple (dēmos) – donne lieu à des désaccords. Qui était « le peuple » d’Athènes ? Les possédants ? Les pauvres ? Seuls les citoyens, mâles, pouvaient participer à la démocratie directe athénienne. Selon Mesch, la démocratie est moins un système de gouvernance empirique existant qu’une indication de qui peut être vu·e et entendu·e – et de qui ne le peut pas. La démocratie a ses propres secrets : un envers sombre fait d’expulsions et de violence épistémique et physique. Mesch attire notre attention sur No Olvidado (2010) d’Andrea Bowers et sur Memorial to 418 Palestinian Villages Which Were Destroyed, Depopulated, and Occupied by Israel in 1948 (2001) d’Emily Jacir, une tente de réfugié·es de format familial sur laquelle les noms de village archivés dans le livre All That Remains7 7 - Walid Khalidi, All That Remains: The Palestinian Villages Occupied and Depopulated by Israel in 1948, Washington (D.C.), traduit de l’arabe par Housni Zeinah, Institute for Palestine Studies, 2001. (1992) de Walid Khalidi sont brodés par les membres du public pour raconter les histoires de destruction et de déplacement connues comme النكبة (Nakba), ou « la catastrophe ». Chacune des œuvres atteste ce qui a été perdu aux fins de la préservation de la démocratie : la vie des migrant·es mexicain·es qui tentent de traverser la frontière entre le Mexique et les États-Unis, et les mondes palestiniens dissouts en vertu d’un impératif d’exclusion et de colonisation. Mesch prône une définition étendue de l’art de la démocratie apte à renforcer l’inclusion sociale. L’empathie est l’affect clé de ce processus : ce qu’elle nomme « effet de démocratie » repose sur la capacité de l’art à témoigner de la souffrance que « nous » ne connaissons pas nous-mêmes.

L’art est une forme d’éducation publique à l’empathie : en rendant visibles ceux et celles qui sont exclu·es de la participation, l’art peut reconfigurer le statuquo politique et rendre la démocratie plus inclusive, plus juste et plus égalitaire.

Au même titre que Mesch, Maude Johnson aborde la relation entre l’art et la démocratie dans « L’urgence du débat » (no 92, Démocratie). Or, les orientations des autrices diffèrent. Dans son portrait de l’artiste franco-algérien Kader Attia, Johnson affirme qu’il « condamne la démocratie en tant que véhicule hégémonique de la pensée occidentale ». Dans son installation lumineuse au néon Demo(n)cracy (2009), Attia glisse un « n » silencieux entre les lettres illuminées du demos et du kratia. La lettre brulée du titre est placée entre parenthèses – ses contours courbés attirent mon attention sur les exclusions constitutives que Mesch espère voir illuminées par l’éducation à l’empathie.

Dans l’œuvre d’Attia, nous rencontrons une définition plus complexe du secret. En 2016, Attia a fondé La Colonie dans une ancienne usine textile du 10e arrondissement, à Paris. Cet espace culturel dédié à l’écoute, au partage et à la manifestation a accueilli des ateliers, des discussions, des projections et des expositions axés sur une praxis décoloniale. Attia place La Colonie derrière une rature. Ni cachées ni révélées, ses interventions typographiques marquent la violence qui hante mystérieusement le corps des colonisé·es, ces personnes étant une condition de possibilité de l’établissement de démocraties diverses. Ce secret n’a aucun sujet intentionnel. Au lieu d’un secret dont nous avons conscience, nous trouvons ici un secret inconscient qui se faufile entre les générations. La Colonie ouvre un espace où les histoires transnationales de violence et d’oppression coloniales peuvent être (in)exprimées collectivement et où les formes délibérées d’« inconscience coloniale8 8 - Manu Vimalassery, Juliana Hu Pegues et Alyosha Goldstein, « On Colonial Unknowing », Theory & Event, vol. 19, no 4 (2016), <https://muse.jhu.edu/article/633283>. [Trad. libre] » qui rendent ces histoires incompréhensibles sont reconnues. Nos secrets les mieux gardés seraient-ils ceux auxquels nous ne pouvons pas nous-mêmes accéder ?

Opacités

L’essai « De l’opacité contre les dérives de l’empathie » (no 95, Empathie) de Mirna Abiad-Boyadjian aide à mettre en lumière le secret involontaire qui anime les gestes politiques d’effacement d’Attia. Mobilisant l’opacité contre les abus d’empathie libéraux, Abiad-Boyadjian prône une réappropriation du secret dans les gestes artistiques de refus. Elle débute avec une citation de l’écrivaine Clarice Lispector : « Je dois, pour voir, être libérée de moi-même… L’autre – l’existence inconnue, anonyme. » En se penchant sur l’appel à la transparence qui suppose que des individus peuvent se connaitre ou se rencontrer – soi-même ou l’autre –, elle déconstruit habilement le désir d’immédiateté sans secret qui se trouve au cœur du concept moderne du sujet. Le secret, affirme-t-elle, structure même notre relation avec nous-mêmes. Ou, comme le dit Nietzsche, « nous ne nous connaissons pas9 9 - Frédéric Nietzsche, La généalogie de la morale (3e édition), traduit de l’allemand par Henri Albert, Paris, Société du Mercure de France, 1900, p. 7. ».

 

Abiad-Boyadjian s’appuie sur la performance participative de Clare Patey, A Mile in My Shoes (en cours depuis 2016), qui invite littéralement le public à marcher dans les souliers de quelqu’un d’autre, afin d’interroger la présomption selon laquelle l’empathie constituerait un « antidote à l’hyperindividualisme des sociétés capitalistes néolibérales et aux conflits qui embrasent notre monde ». L’empathie, soutient-elle, présuppose une croyance humaniste à la disponibilité fondamentale de l’autre. Un accès transparent – qu’il s’agisse de l’accès de l’ethnographe au monde intérieur des Trobriandais de la Nouvelle-Guinée ou celui aux vérités intimes du soi – est non seulement impossible, mais surtout une intrusion violente. La spécialiste du féminisme noir Saidiya Hartman parle du « caractère glissant de l’empathie10 10 - Saidiya V. Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America, New York, Oxford University Press, 2010, p. 18. [Trad. libre] », qu’elle définit comme un mode de relationalité non consensuel dont les formes hégémoniques revendiquent les expériences marginalisées pour nourrir l’imagination colonialiste. Mobilisant la théorie de l’opacité du philosophe et poète martiniquais Édouard Glissant, Abiad-Boyadjian considère les pratiques artistiques anticoloniales qui résistent à l’appropriation empathique. Selon Glissant, il faut défendre le « droit à l’opacité11 11 - Édouard Glissant, « Pour l’opacité », Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 203-209. ».

L’opacité refuse la logique totalisante de la transparence. Les ruses du secret sont des stratégies de survie. En effet, pour les communautés racisées et les personnes queers et trans, l’opacité et l’alternance codique (codeswitching) sont des formes de fugitivité et de résistance infrapolitique.

En attirant notre attention sur les performances somatiques de l’artiste multidisciplinaire brésilienne Mariana Marcassa, Abiad-Boyadjian offre des pistes pour un mode de relationalité incarné qui préserve l’opacité de l’autre en tant qu’autre. Les performances de Marcassa incluent des actes d’écoute collectifs qui génèrent des espaces résonants où l’on libère la mémoire corporelle des traumatismes par des cris, des pleurs, des chants et d’autres expressions vocales. En se concentrant sur les courants sous-jacents de la voix (non pas le contenu du langage, mais son grain, son affect incarné), Marcassa, tout comme Attia, indique un secret qui demeure étranger à la parole : le révéler revient à le trahir et à le décharger de sa confidentialité. Je pense que c’est là que l’artiste multidisciplinaire et activiste Olivier Marbœuf veut en venir lorsque, dans sa performance sonore de 2022 (dont le présent essai tire son titre), il nous enjoint de « faire secret12 12 - Olivier Marbœuf, « Faire Secret [keep the secret] / Berlin Biennale », site web de l’artiste, 7 septembre 2022, <https://olivier-marboeuf.com/2022/09/07/faire-secret-keep-the-secret-berlin-biennale/>. ».

De l’opacité émerge une autre interprétation du secret, non pas comme quelque chose d’opposé à la transparence et à la vérité, mais en tant que mode de relation anti-impérial. À quoi ressemblerait un demos dont l’amorce serait la reconnaissance de quelque chose d’opaque en chaque personne – un demos qui nous lierait plutôt que de nous diviser ? Si l’autre n’est jamais entièrement accessible, alors il y a toujours la possibilité d’un secret non détecté – de la duperie et du mensonge. En un sens, j’ai seulement besoin de faire confiance à l’autre, qui pourrait, en principe, me duper à perpétuité. Dès lors, nous ne pouvons pas simplement mettre fin au secret, car nos collectivités dépendent paradoxalement d’un rapport à la part des autres qui reste cachée. Ce secret déborde la définition intentionnelle du secret avec laquelle nous avons commencé. Il déborde le contrôle du règne totalitaire et le capitalisme de surveillance de l’État. Le secret n’est pas qu’une des nombreuses façons dont on peut entrer en relation avec les autres. C’est plutôt la forme générale de tous nos contacts et de toutes nos relations : le secret est le tissu même de notre être-ensemble. Mais surtout, il structure notre relation avec nous-mêmes.

Traduit de l’anglais par Maude Johnson

Théoricienne de l’image et commissaire indépendante basée à Tiohtiá:ke/Mooniyang/Montréal, Gwynne Fulton détient une maitrise ès beaux-arts en arts cinématographiques et un doctorat en philosophie et histoire de l’art de l’Université Concordia. Ses travaux portent sur la phénoménologie critique, les esthétiques décoloniales et le film et la photographie contemporains. Ses écrits ont été publiés dans Esse, Mosaic et In/Visible Culture, ainsi que chez J’ai VU, Dazibao, Mévius et ARP Books.

Liens vers les articles cités : Lynda Dematteo Emily Rosamond Claudia Mesch Maude Johnson Mirna Abiad-Boyadjian

Andrea Bowers, Clare Patey, Emily Jacir, Gwynne Fulton, Jon Rafman, Kader Attia, Liz Sterry, Mariana Marcassa, Nedko Solakov
Andrea Bowers, Clare Patey, Emily Jacir, Gwynne Fulton, Jon Rafman, Kader Attia, Liz Sterry, Mariana Marcassa, Nedko Solakov
Andrea Bowers, Clare Patey, Emily Jacir, Gwynne Fulton, Jon Rafman, Kader Attia, Liz Sterry, Mariana Marcassa, Nedko Solakov
Andrea Bowers, Clare Patey, Emily Jacir, Gwynne Fulton, Jon Rafman, Kader Attia, Liz Sterry, Mariana Marcassa, Nedko Solakov
Andrea Bowers, Clare Patey, Emily Jacir, Gwynne Fulton, Jon Rafman, Kader Attia, Liz Sterry, Mariana Marcassa, Nedko Solakov
Andrea Bowers, Clare Patey, Emily Jacir, Gwynne Fulton, Jon Rafman, Kader Attia, Liz Sterry, Mariana Marcassa, Nedko Solakov
Andrea Bowers, Clare Patey, Emily Jacir, Gwynne Fulton, Jon Rafman, Kader Attia, Liz Sterry, Mariana Marcassa, Nedko Solakov

Suggestions de lecture