Les-Ami-e-s-du-Patchwork-des-noms
Les Ami·e·s du Patchwork des nomsPatchwork n°21, 2017, vue d'installation,
Palais de Tokyo, Paris, 2023.
Photo : François Doury, permission de l'association des Ami·e·s du Patchwork des noms
Palais de Tokyo, Paris
Du 17 février au 14 mai 2023
[In French]

Le titre de l’exposition est sobre et tient en un seul mot, « Exposé·es », qui exprime toute une richesse ambigüe : au masculin comme au féminin, au singulier et au pluriel, il est question d’être exposé·e ou de s’exposer, de subir ou de choisir.

Si les termes sida, VIH, virus, maladie et épidémie n’ont pas été mis en avant, c’est moins par pudeur que pour dépasser prudemment un imaginaire traumatique lié au tournant des années 1990. L’exposition, organisée au Palais de Tokyo par le commissaire François Piron, prend appui sur l’ouvrage de l’historienne et critique d’art Élisabeth Lebovici intitulé Ce que le sida m’a fait : Art et activisme à la fin du XXe siècle (2017). Comme le titre du livre l’indique, il s’agit moins de formuler une histoire de l’art au temps du sida que de livrer des fragments, des indices de la façon dont cette période a affecté celles et ceux qui l’ont traversée et les générations suivantes.

Régis Samba-Kounzi et Julien Devemy
Nos communautés de résistance, vue d’installation, Palais de Tokyo, Paris, 2023.
Photo : Aurélien Mole, permission du Palais de Tokyo, Paris

Les créateurs et créatrices directement touché·es par le sida, décédé·es précocement ou vivant·es, côtoient au Palais de Tokyo de plus jeunes artistes ; dans le catalogue de l’exposition – œuvre à part entière pensée par la graphiste Roxanne Maillet –, toutes les notices biographiques sont écrites au présent, telle une communauté morte-vivante liée par son rapport au corps, à la maladie et au deuil. Le sida n’est d’ailleurs pas perçu comme un moment révolu de la fin du siècle dernier, mais une part de notre contemporanéité, ainsi que l’attestent les reproductions de dessin des membres du Bambanani Women’s Group, groupe d’entraide fondé au début des années 2002 au Cap, en Afrique du Sud. Les silhouettes des corps érigés, en action, s’animent au gré des récits de vie qui s’organisent avec et autour de la séropositivité.

Bambanani-Women's-Group
Bambanani Women’s Group
Body Map (Nondumiso), 2002.
Photo : permission de AIDS and Society Research Unit, University of Cape Town, & Bambanani Women’s Group

L’individualisation des témoignages apparait rapidement, autant dans l’exposition que dans le catalogue, comme une quête complexe. Comment rendre compte de la singularité des récits lorsque l’on cherche parfois à anonymiser pour protéger les identités ? Dans certains cas, dont celui des Portraits à la bougie de Pascal Lièvre, où la cire, matériau si ambigu, mortuaire et érotique, se répand sur les archives de différentes personnes malades, on passera par le recouvrement. Chez Michel Journiac, ce sera le plomb, qui éclabousse dans toute sa pesanteur les noms égrenés des amis disparus. Le texte se veut un moyen de redonner vie aux êtres, par des prénoms, des dates ou des souvenirs.

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Pascal Lièvre
Six portraits à la bougie
(des archives pour le futur) (détail), 1996.
© ADAGP, Paris (2023)
Photo : permission de l’artiste

La vidéo est également un médium privilégié par plusieurs artistes de l’exposition afin d’archiver la maladie au jour le jour, sans ajouter de lourdeur à la menace. Dans Artistes en zone troublés (2022) de Lionel Soukaz, on entend un homme prononcer les mots suivants : « Créons, même confidentiellement, pour rester vivants et politiquement poétiques. » En effet, il y a de quoi être marqué·e par cette résilience, en dépit de l’urgence. La sculpture en marbre Sans titre (aux pédés fils du doute) (2001) de Bruno Pelassy a de quoi ébranler plus d’un visiteur ou une visiteuse. Seul le « A » a été gravé sur l’œuvre en forme de pierre tombale, les autres lettres composant cette épitaphe n’étant visibles que par un trait léger fait au crayon.

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Bruno Pelassy
Sans titre (aux pédés fils du doute), 2001.
Photo : Muriel Anssens, permission de Air de Paris, Romainville

Face au temps qui se dérobe et à ces corps disparus, les survivant·es inventent des objets pour garder la mémoire des mort·es, objets confectionnés dans le temps long, celui qui leur aura certainement manqué. Ce sont, par exemple, les patchworks de noms pour se souvenir de celles et ceux qui ont été fauchés par le virus, ou les rituels de toute sorte. En 1987, Michel Journiac dispersait les cendres de son ami Darek (Pierre Nitka) dans la Seine, avec procession, flambeaux et linge rouge.

Michel-Journiac_Pierre(Darek)
Michel Journiac
Pierre (Darek), 1985-93,
photographie de Jean-Luc Moulène, 1985.
© ADAGP, Paris, 2023
Photo : Rebecca Fanuele, permission de la
Galerie Christophe Gaillard, Paris

Ancien séminariste, Journiac savait pertinemment que cette couleur, peu usuelle dans la liturgie catholique, était réservée à de rares occasions, notamment la célébration des martyr·es. Mais l’exposition se refuse à désigner des saint·es, préférant aux figures héroïques un récit nécessairement morcelé. En cela, Exposé·es est d’abord une tentative d’envisager une réflexion sur ce que les épidémies font aux communautés, en des temps où la maladie et le deuil sont plus que jamais au cœur de nos vies.

Camille Paulhan vit et travaille à Paris et à Lyon, en France. Elle est historienne de l’art, critique d’art et enseignante à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon. Elle collabore avec Esse arts + opinions depuis plusieurs années.

Bambanani Women’s Group, Bruno Pelassy, Camille Paulhan, Les Ami·e·s du Patchwork des noms, Lionel Soukaz, Michel Journiac, Pascal Lièvre

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