Élise Lafontaine
Peau(x) de pièces

Laure Neria
Projet Pangée, Montréal
du 22 janvier au 5 mars 2022
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Élise Lafontaine Peau(x) de pièces III, 2021.
Projet Pangée, Montréal
du 22 janvier au 5 mars 2022
[In French]
L’exposition Peau(x) de pièces présentée à la galerie Projet Pangée au pied du mont Royal dévoile la pratique de l’artiste émergente Élise Lafontaine, laquelle mêle peinture, recherche volumétrique et expérience in situ. Véritable passage entre deux mondes, les toiles abstraites aux motifs géométriques reflètent l’empreinte architecturale et le souvenir synesthésique des multiples espaces isolés où l’artiste a entrepris des résidences. Documentant ses recherches par le biais de l’écriture et de la photographie, Lafontaine puise son inspiration dans l’enquête de terrain et se focalise sur les lieux d’attente, où le temps s’épuise. La transcription picturale, notamment par une attention portée à la lumière et aux volumes, vise avant tout à témoigner des endroits découverts à travers sa perception toute subjective, nous révélant ainsi le théâtre intime et spirituel qui se joue à chaque immersion dans ces zones chargées d’affects.
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Élise Lafontaine
Peau(x) de pièces, vue d’exposition, 2022.
Photo : Jean-Michael Seminaro, permission de l’artiste & Projet Pangée, Montréal

Par l’écart radical entre la perception et le réel, les abstractions grand format d’Élise Lafontaine nous hypnotisent. Et pour cause. Peau(x) de pièces V, peinte sur coton lisse et lin, révèle une tension entre plénitude et violence, entre harmonie picturale et lignes éclatées, à l’image des espaces coupés du monde dans lesquels l’artiste se plonge, qu’il s’agisse d’une grotte, d’une prison, d’un hôpital psychiatrique ou d’un couvent, le premier lieu guidant vers le suivant tout en étant interconnecté. Ces sorties de cadre deviennent alors le moteur d’une quête artistique faite de sensations et de transfigurations. À travers les œuvres, l’artiste semble vouloir se remémorer un moment vécu dont le seul moyen d’accès serait de creuser un passage dans le corps, de sillonner une brèche dans le tableau. Mais comment arrimer l’espace visité et l’espace de la toile ? L’espace de la pensée et celui de l’affect ? À ce défi, l’artiste répond en représentant sur un même plan plusieurs éléments ayant retenu son attention, comme c’est le cas dans Peau(x) de pièces I. Courbes abstraites, couleurs, ouvertures et fines lignes en suspens font irruption sous les couches de peinture translucide et nous permettent d’imaginer nos propres espaces rêvés. Les contours volontairement adoucis laissent place à des formes vaporeuses et des couleurs évanescentes. Le travail d’aplanissement de l’objet architectural et de juxtaposition de différents éléments s’incarne également par une manipulation osée des œuvres. De la même manière qu’un corps est composé d’une multitude de tissus, les tableaux de l’artiste imbriquent plusieurs toiles peintes séparément, puis découpées et cousues afin de ne former qu’une seule peau. Par cette chirurgie de la toile, le chevauchement des divers textiles réussit à faire naitre une impression de profondeur qui ne tient pas de l’illusion de perspective, comme nous l’a appris la Renaissance du 15e siècle, mais bien de l’articulation réelle de deux volumes indépendants. Bosses et creux émergent telles des vagues sur la toile Peau(x) de pièces III, dont l’artiste accentue les qualités haptiques en sablant la surface du tissu. L’effet de transparence qui surgit de ce procédé révèle la lumière du fond du tableau et un au-delà de la peinture apparait. Nous posons alors un nouveau regard sur la toile et assistons à une archéologie de la peinture, à la manière d’un tronc offrant par ses cernes ses strates de vie passées.

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Élise Lafontaine
Peau(x) de pièces, vue d’exposition, 2022.
Photo : Jean-Michael Seminaro, permission de l’artiste & Projet Pangée, Montréal

Les manipulations de la toile Peau(x) de pièce II sous forme de découpe, de sablage et de couture jouent avec les limites du tableau. Les contours flous et formes voluptueuses qui en émergent, mises en relation avec le titre de l’exposition, sèment le doute quant au style purement abstrait des œuvres. L’apparente géométrie symétrique prend en fait le caractère fragile et mouvant de la ligne à main levée et de subtiles nuances dans les formes ou dans les teintes brouillent la frontière entre l’abstraction et le figuratif. Des détails encore invisibles à un mètre renouvèlent une fois de plus notre regard sur l’œuvre, qui devient plus abstraite que vivante, tandis qu’une lumière quasi palpable émane de la toile. Osant entailler et transformer les œuvres maintes fois, l’artiste accentue les volumes et les coutures des pièces par un prodigieux travail sur les dégradés de couleurs tantôt pastel, tantôt charnelles. Couleur, matérialité et mouvement concourent à distordre l’image afin de dessiner les contours de nouvelles interprétations possibles.

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Élise Lafontaine
Peau(x) de pièces II, détail, 2021.
Peau(x) de pièces III, 2021.
Photos : Jean-Michael Seminaro, permission de l’artiste & Projet Pangée, Montréal
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Les œuvres tridimensionnelles Peau(x) de pièces II et III invitent le public à se déplacer, à littéralement observer les toiles sous toutes leurs coutures. De la même manière que l’allée guide le corps dans un bâtiment, ou que la voute nous fait sentir minuscules devant la grandeur d’une cathédrale, les œuvres d’Élise Lafontaine instaurent une réflexion sur le mouvement du corps au sein de l’espace architectural et du lieu d’exposition. L’intérêt de l’artiste pour les lieux de culte invite à considérer sa pratique à l’aune du conditionnement esthétique et physique exercé par ces temples du Beau. Sensible aux chorégraphies organiques orchestrées par la lumière et les objets qui nous entourent, l’artiste met en place une scénographie subtile pour décentrer nos corps, les mettre en mouvement. Son puissant dispositif qui souligne la porosité entre le corps et l’architecture, entre le lieu éprouvé et l’espace de la toile, lui permet d’entamer un nouveau tournant très prometteur dans sa pratique par le travail sur le textile, la dimension volumétrique et la toile-sculpture.

Élise Lafontaine, Laure Neria
This article also appears in the issue 105 - New New Age
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