Ai Weiwei Blossom détail, 2014, tiré du projet @Large: Ai Weiwei on Alcatraz, Alcatraz Island, 2014–2015.
Photo : Robert Divers Herrick, permission de l’artiste

Des fleurs pour résister à l’autoritarisme et à l’incarcération dans les installations de porcelaine d’Ai Weiwei et de Cai Guo-Qiang

Alex Burchmore
On ne considère pas habituellement les fleurs ou la porcelaine comme des matières ayant une résonance politique. Deux installations récentes, Blossom (2014) d’Ai Weiwei et Transience I (Peony) (2019) de Cai Guo-Qiang, font toutefois mentir cette idée, la fragilité des bouquets en céramique mis en scène cachant une critique pénétrante de l’incarcération et du pouvoir autoritaire. La première, qui fait partie d’une série de sept œuvres commandées pour l’exposition @Large: Ai Weiwei on Alcatraz (2014-2015), transmue en vision d’espoir des éviers, des toilettes et des baignoires de l’infirmerie du célèbre pénitencier. La deuxième a été réalisée dans le cadre de l’exposition Cai Guo-Qiang: The Transient Landscape (2019), présentée à la National Gallery of Victoria, à Melbourne (Australie), en parallèle à l’exposition intitulée Terracotta Warriors: Guardians of Immortality (2019). Dans la salle adjacente à celle qui accueille les sentinelles antiques, un amoncèlement de pivoines de porcelaine, calcinées à l’aide de poudre explosive, évoque l’orgueil du Premier Empereur de Chine et son aspiration démesurée à la vie éternelle tout en célébrant la beauté de la déliquescence. De facture délicate, ces œuvres d’Ai et de Cai pourraient être taxées d’ornementalistes, mais leur ancrage dans un lieu précis leur confère plutôt une charge incisive sur le plan politique et social.

Les fleurs et la porcelaine sont souvent l’objet de mépris à cause de leur caractère fragile, frivole ou affecté. Pourtant, il émane, de la vulnérabilité d’une fleur à peine éclose ou de l’équilibre d’un vase fuselé, une force tranquille pouvant s’avérer une source d’inspiration pour qui doit endurer la persécution et les préjugés. Produit des forces de la nature, elles offrent un concentré de métaphores du cycle de la naissance, de la mort, de la déliquescence et du renouveau. La réalisation qu’« un rien […] sépare la floraison luxuriante du flétrissement et de la mort1 1 - Hans-Michael Herzog (dir.), The Art of the Flower: The Floral Still Life from the 17th to the 20th Century, Zurich, Stemmle, 1996, p. 10. [Trad. libre] » jette une lumière crue sur la vanité de notre rôle au sein de ce cycle et « la toile de doutes et de conflits insolubles2 2 - Thomas H. Garver, Flora: Contemporary Artists and the World of Flowers, Wausau, Leigh Yawkey Woodson Art Museum, 1995, p. 11. [Trad. libre] » dans laquelle se tissent nos vies. En même temps, le fait de pouvoir donner des formes complexes à l’argile ou de réaliser de colorés arrangements floraux nous rassure sur notre capacité de créer de l’ordre. Les fleurs et la porcelaine sont emblématiques du besoin humain de s’épanouir et de se nourrir – le jardin et la table, avec leur promesse d’abondance, sont « des reflets du paradis [et] d’un état d’être éminemment désirable3 3 - Edward Lucie-Smith, Flora: Gardens and Plants in Art and Literature, New York, Watson-Guptill, 2001, p. 12. [Trad. libre] ». Ces espaces consacrés de culture et de communauté sont également le théâtre de rituels quotidiens associés à la commémoration, à la famille et à l’amitié dans lesquels les fleurs et la porcelaine occupent une place centrale en tant que symboles du souvenir.


Même si elle est saturée de couleurs irisées, l’œuvre Transience I (Peony) est comparée par Cai et ses commentateurs à un « tertre funéraire de fleurs4 4 - Miriam Cosic, « Cai Guo-Qiang’s “The Transient Landscape” and the Terracotta Warriors at the National Gallery of Victoria », The Monthly (juillet 2019), p. 72. [Trad. libre] », en raison de sa représentation d’une pivoine à la fin de sa vie, de laquelle « [émane] le parfum de la mort5 5 - Cai Guo-Qiang, « Transience I: Peony », dans Lesley Ma, Cai Guo-Qiang et Yuko Hasegawa (dir.), Cai Guo-Qiang: The Transient Landscape, Melbourne, National Gallery of Victoria, 2019, p. 77. [Trad. libre] ». Dans le texte accompagnant l’installation, Cai relate un voyage au festival annuel consacré à la culture de la pivoine, à Luoyang, dans la province de Henan, où, arrivé trop tard pour admirer les fleurs en éclosion, il s’était retrouvé devant des amoncèlements de pétales fanés. Plutôt que de le décevoir, l’expérience lui avait fait apprécier la beauté de « la fleur qui dépérit et […] retourne à la terre » et prendre conscience de « la fragilité de la vie et de la culture »6 6 - Cai Guo-Qiang, « Shadow of the Empire », ibid., p. 48. [Trad. libre], émotion qui continue de l’habiter.


On peut supposer que c’est un désir de faire ressortir leur fragilité qui a incité Cai à reproduire des fleurs fanées en blanc de Chine, porcelaine célèbre qui fait la renommée mondiale de Dehua, dans la province de Fujian. L’artiste s’est attaché à noircir la glaçure parfaite des porcelaines en soumettant celles-ci à l’action d’une poudre à canon, autre invention chinoise communément associée à cette région. Les images de l’artiste au travail rappelleront peut-être aux familiers de son œuvre les explosions florales réalisées pour City of Flowers in the Sky (2018), spectaculaire feu d’artifice commandé en vue de l’exposition Flora Commedia: Cai Guo-Qiang at the Uffizi (2018-2019), tenue à Florence, en Italie. Inspirée des études de fleurs de la Renaissance, City of Flowers comprenait notamment une série de tableaux réalisés à la poudre explosive qui visait à rappeler « une époque où l’humanité […] se trouvait au centre de la pensée artistique et philosophique7 7 - Cai Guo-Qiang, cité dans Alessandra Alliata Nobili, « Flora Commedia: Cai Guo-Qiang », ArtAsiaPacific, 2019, . [Trad. libre] ». Cai fait dans Transience I (Peony) un rapprochement avec « la noirceur, la dévastation et […] l’esprit des défunts », ce qui suggère une parenté avec Ethereal Flowers (2002), exposition précédente de l’artiste dans la ville italienne de Trente8 8 - Cai Guo-Qiang, « Shadow of the Empire », dans Lesley Ma, Cai Guo-Qiang et Yuko Hasegawa (dir.), op. cit., p. 41. [Trad. libre]. Dans le ciel surplombant le cimetière, « consacrés aux morts […] des pivoines couleur lavande, […] des chrysanthèmes jaunes [et] des saules dorés scintillaient au-dessus des tombes, […] une offrande poétique composée de feu, de lumière et de son en guise d’hommage à des siècles de vies vécues9 9 - Lesley Ma, « History, in a Flash », ibid., p. 27-28. [Trad. libre] ».

Cai Guo-Qiang
Ethereal Flowers, Cimetière de Trente, 2002.
Photo : Tatsumi Masatoshi, permission de Galleria Civica di Arte Contemporanea, Trente
Cai Guo-Qiang
City of Flowers in the Sky: Daytime Explosion Event for Florence, Act Two: Flora, Piazzale Michelangelo, Florence, 2018.
Photo : Wen-You Cai, permission de Cai Studio


Transience I (Peony) aussi était « dédiée aux défunts » – au Premier Empereur, dont la vie fut brève, ainsi qu’à tous les ouvriers anonymes morts pendant la construction de la tombe et de ses gardiens. Or, plutôt que de constituer un hommage, les pivoines carbonisées de Cai réitèrent la leçon de l’impermanence ; célébrant la volatilité insaisissable de la nature, elles font éclater l’illusion du pouvoir éternel. L’installation est une variation sur le thème de la vanité courant au 17e siècle, où les fleurs étaient allégorisées en tant que symboles du cycle inexorable de la vie et de la déliquescence. Dans les tableaux de vanité, bouquets en fleurs et pétales éparpillés sont juxtaposés de manière à rappeler le caractère éphémère des choses terrestres et à mettre l’être humain en garde contre la tentation de l’orgueil. Appariée à des icônes du pouvoir autoritaire, Transience I (Peony) insuffle à ce thème une portée politique en misant sur le contraste entre fleurs de porcelaine calcinées et combattants aguerris en terre cuite, entre l’évanescence de la gloire terrestre et l’endurance impassible de la matière inanimée.

Cai Guo-Qiang
(de haut en bas) Transience I (Peony) & Transience II (Peony), vue d’installation, National Gallery of Victoria, Melbourne, 2019.
Photo : Tobias Titz Photography, permission de Cai Studio
Cai Guo-Qiang
Transience II (Peony), détail,2019.
Photo : permission de | courtesy of Cai Studio


Alors que les pivoines de Cai, malgré leur palette de couleurs explosive, restent confinées au royaume des défunts, les pétales de porcelaine de l’installation Blossom d’Ai Weiwei sont imprégnés d’une glaçure blanche qui laisse deviner des visées plus idéalistes. Cette œuvre qui n’a que rarement fait l’objet d’un traitement poussé dans les commentaires critiques sur @ Large est néanmoins porteuse d’une vision d’espoir enracinée dans un terrain hostile, vision qui se voulait au cœur de l’exposition. La forteresse érigée sur l’ile d’Alcatraz en 1850 a d’abord été le lieu de détention des chefs autochtones américains persécutés durant la colonisation, puis des prisonniers de guerre sudistes et, enfin, des membres d’équipage des navires capturés pendant la guerre hispano-américaine de 1898. En 1933, la propriété a été transférée de l’armée américaine au département de la Justice, qui l’a administrée jusqu’en 1963 ; Alcatraz est alors devenue le pénitencier reconnu comme le plus inhospitalier de tout le pays.


Dispersées un peu partout dans les cellules vides et les corridors déserts de la prison, les installations qui formaient l’exposition @Large avaient été conçues par Ai dans le but de révéler « les contours plus rigides de la société : les conséquences de l’incarcération et les possibilités offertes par l’expression créatrice en tant qu’acte de conscience10 10 - Frank Dean et Greg Moore, « Preface », dans David Spalding (dir.), @Large: Ai Weiwei on Alcatraz, San Francisco, FOR-SITE Foundation, 2014, p. 9. [Trad. libre]». Pour Erika Doss, ce parti pris de l’artiste pour les militants politiques fait écho à un autre épisode formateur dans l’histoire d’Alcatraz : l’occupation de l’ile par le groupe protestataire Indians of All Tribes de 1969 à 197111 11 - Erika Doss, « Public Art, Public Feeling: Contrasting Site-Specific Projects of Christo and Ai Weiwei », Public Art Dialogue. vol. 7, no 2 (2017), p. 209-210.. Doss et d’autres soulignent les contrecoups des critiques de l’artiste à l’endroit du Parti communiste chinois, notamment sa détention de 81 jours, en 2011, à la suite de laquelle son passeport a été confisqué et son studio, placé sous surveillance12 12 - Ibid., p. 214 ; Jane Ingram Allen, « Ai Weiwei, Alcatraz Island », Sculpture, vol. 34, no 3 (avril 2015), p. 73 ; Julia Busiek, « Art on the Rock », National Parks, vol. 89, no 1 (hiver 2015), p. 14. Il y a effectivement un lien étroit entre ces évènements et l’imagerie florale de Blossom : à partir de novembre 2013, et jusqu’à ce qu’on lui restitue son passeport en juillet 2015, Ai a entretenu l’espoir en déposant chaque matin des fleurs dans le panier d’un vélo à la porte de son studio, geste visant à inciter ceux qui l’appuyaient à faire circuler sur Twitter, grâce au mot-clic #flowersforfreedom, des photos de leurs propres bouquets.

Ai Weiwei
Blossom détail, 2014, tiré du projet @Large: Ai Weiwei on Alcatraz, Alcatraz Island, 2014–2015.
Photo : Robert Divers Herrick, permission de l’artiste
Ai Weiwei
Blossom, détails, 2014, tiré du projet @Large: Ai Weiwei on Alcatraz, Alcatraz Island, 2014-2015.
Photos : Robert Divers Herrick, permission de l’artiste

De manière plus générale, Blossom évoque aussi l’expérience carcérale et le répit que constituait un séjour à l’infirmerie pour les prisonniers désespérés d’Alcatraz. Détenu pour avoir refusé de servir pendant la Première Guerre mondiale, Philip Grosser (1890-1933) a relaté l’effroyable expérience de son isolement dans une cellule « creusée à même le roc sous la prison […] sans mobilier ni toilette » : « Les murs étaient suintants et visqueux, les barreaux de la porte, rouillés par l’humidité ; l’obscurité était si totale que je n’arrivais pas à distinguer ma main tendue à quelques pouces de mon visage13 13 - Philip Grosser, cité dans David Spalding (dir.), op. cit., p. 158. [Trad. libre]. »

Après ce calvaire, se retrouver à l’infirmerie était « une chance » : « La lumière du jour et la proximité d’autres êtres humains [me donnaient l’impression] d’être en vacances14 14 - Ibid., p. 161. [Trad. libre]. » Grosser n’était pas le seul à ressentir cela ; un ancien gardien de la prison raconte que « [chaque] jour, jusqu’à 10 % des détenus se pointaient dans la file d’attente de l’infirmerie […] dans l’espoir d’échapper au quotidien de la prison15 15 - David Spalding, « Hospital Wing and Psychiatric Observation Rooms: Blossom, Illumination », ibid., p. 94. [Trad. libre] ». Le confort des lieux, l’occasion de côtoyer des employés bienveillants, conféraient à cette partie du pénitencier une atmosphère empreinte d’optimisme et d’espoir.

Dans Blossom, Ai donne une forme matérielle à cette espérance. Son recours à l’imagerie florale évoque les bouquets offerts aux convalescents ou encore les couronnes servant à commémorer les défunts. Leur présence dans des éviers, des toilettes et des baignoires vient peut-être rappeler la promesse régénératrice de l’eau et de ces commodités « en tant que lieux intimes […] où la possibilité de prendre un bain et de se laver restitue aux prisonniers un peu de leur humanité […] [de leur] capacité à grandir [malgré] des conditions abrutissantes16 16 - Mary Thomas, « Beyond Bars and Broken Wings: A Review of @Large: Ai Weiwei on Alcatraz », American Quarterly, vol. 68, no 1 (mars 2016), p. 143. [Trad. libre] ». Mais plus encore, la juxtaposition de bouquets immaculés à des appareils rongés par la rouille et à des murs de béton effrité élève l’hommage floral imaginé par Ai à un niveau dépassant le simple rappel de la dilapidation des choses terrestres. Les fleurs se transforment ici en portail vers un autre monde : un paradis de l’imagination, immaculé et permanent, où toutes les taches s’effacent et où les fruits de la nature sont inépuisables.

L’évocation, chez Ai, d’une dimension transcendant les souffrances de la vie carcérale contraste nettement avec la révélation dégrisante de l’impermanence terrestre chez Cai. Malgré tout, les deux artistes font la démonstration des possibilités qu’offrent les fleurs et la porcelaine du point de vue politique, loin de toute superficialité ou sentimentalité. Prenant pour cible l’orgueil démesuré qui caractérise l’autoritarisme et la brutalité de l’incarcération, leurs installations composées d’une profusion de fleurs de céramique ne rappellent pas seulement au spectateur le besoin de rapprochement et de commémoration : elles mettent également au jour la trivialité de la vanité face au cycle continuel de la naissance, de l’épanouissement, de la mort et de la déliquescence, dont les fleurs sont une des manifestations les plus séduisantes et les plus désarmantes.


Traduit de l’anglais par Margot Lacroix

Cet article parait également dans le numéro 99 - Plantes
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