Enchevêtrements pédagogiques

Marcela Borquez

Marcela-Borquez

Ma résidence numérique chez Esse m’a donné l’occasion d’explorer les archives de la revue, en quête de stratégies déployées par les artistes, les commissaires, les critiques d’art et les autres agent·es culturel·les pour transformer ce que nous apprenons et où et comment nous l’apprenons. Mon approche, plutôt que de se concentrer sur l’apprentissage en tant que thème, adhère à la notion de pédagogie telle que la définit Rita Segato, soit « les actes et les pratiques qui apprennent des choses aux individus, les acclimatent et les programment1 1 - Rita Segato, Contra-pedagogías de la crueldad, Buenos Aires, Prometeo, 2018, p. 11. [Trad. libre] ». Je me suis intéressée aux auteur·es qui lancent des discussions sur nos façons de faire et de penser, et sur le fait que, percolant à travers les œuvres prises séparément jusqu’à notre conception de nous-mêmes en tant que communautés artistiques, elles donnent forme à nos pratiques, à nos récits et à nos institutions. Suivant Segato, mes recherches sont guidées par la question suivante : « Comment faire pour penser et produire des contrepédagogies capables de secourir la sensibilité et l’interconnectivité qui nous permettraient de résister aux pressions de notre époque et, surtout, de déceler de nouveaux chemins à emprunter2 2 - Ibid., p. 15. [Trad. libre] ? »

Les textes que j’aborde ici nous fournissent des moyens de nous engager dans des pratiques critiques construites sur la connaissance de soi, en reconnaissant que nous appartenons à des réseaux interdépendants et qu’apprendre et désapprendre sont les deux côtés d’une même médaille. Ils nous montrent qu’en nommant la position d’où nous nous exprimons, nous sommes en mesure de bâtir une mémoire collective, d’honorer la mémoire de ceux et celles qui nous ont précédé·es et de nous abstenir de parler pour les autres. En outre, ils témoignent d’un élan à produire des occasions de dialogue et de rencontre qui exigent que nous considérions les destinataires de nos œuvres. Cela suppose, en retour, une reconnaissance de l’autre et de sa voix, une redistribution du pouvoir par la médiation d’une possibilité d’énonciation.

Des relations bienveillantes

L’article intitulé « Les labours (labors) de l’art relationnel » a attiré mon attention par la manière dont l’autrice, Marie-Josée Lafortune, se sert de « l’écart persistant entre le monde de l’art et celui du vivant3 3 - Marie-Josée Lafortune, « Les labours (labors) de l’art relationnel », Esse, no 73(automne 2011), accessible en ligne. » pour renforcer son argument sur l’impossibilité de détacher le premier du second. Lafortune surfe sur la vague de la théorie de l’esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud, y voyant une illustration du fait que les circonstances particulières et nouvelles dans lesquelles une œuvre d’art est produite et exposée influencent nécessairement ce qu’elle transmet et la manière dont elle le fait.

Aux côtés de cet article, partout dans les publications de Esse, qui s’étendent sur plus de 30 ans, j’ai observé la présence révélatrice de pratiques centrées sur la performance. Devant un phénomène semblable en contexte latino-américain, l’artiste et penseur uruguayen Luis Camnitzer analyse les pratiques d’artistes qui, des années 1960 aux années 1990, se sont éloigné·es de l’objet pour se focaliser sur l’interaction et remettre en question l’autorité du cube blanc4 4 - Luis Camnitzer, Didáctica de la liberación: Arte conceptualista latinoamericano, Montevideo, HUM, 2008.. Étudiant de près les conditions d’émergence de ces pratiques, Camnitzer soutient qu’elles ne sauraient être déchiffrées à travers la lorgnette de la dématérialisation, qu’on emploie généralement pour analyser l’art conceptuel du Nord mondialisé et qui décrit le plus souvent une quête essentialiste de l’art. Au contraire, pour comprendre ces pratiques, nous devons les contextualiser et rendre compte des dimensions historiques, politiques et sociales qui s’y recoupent. En accord avec Camnitzer, je crois non seulement que la nature de ces actions et de ces gestes indique la valeur esthétique de l’interaction, mais aussi que leur forme éphémère est révélatrice du caractère relationnel de la signification. En d’autres mots, l’art compris comme fondement de la construction du sens est imprégné de diverses formes de négociation et de résistance.

Comme nous l’apprend l’article de Lafortune, le sentiment d’un caractère relationnel que je veux mettre en évidence ici n’est pas celui qui anime Bourriaud. Présentant son travail comme une « théorie de la forme5 5 - Nicolas Bourriaud cité dans Marie-Josée Lafortune, loc. cit. », celui-ci démêle les interactions mises en mouvement par une œuvre relationnelle de ses ramifications potentielles. En pratique, cependant, ces interactions activent un processus de réciprocité dans lequel chaque intervenant·e joue un rôle et qui, de ce fait, n’est jamais neutre ou pur. Par contraste, Lafortune propose une perspective qui, située au Québec, tient compte de sa géographie et de son histoire pour comprendre les pratiques qui se sont enracinées ici, ainsi que les structures qui les préservent, tels le réseau des centres d’artistes autogérés et le financement gouvernemental. Sa réflexion est à la fois un avertissement au sujet d’un système qui aspire à des valeurs et à des structures de pouvoir distinctes et qui les perpétue, au mépris des discours qu’il prétend défendre, et un argument en faveur de relations bienveillantes bâties sur une disposition à accepter de nous laisser atteindre par les réflexions que nous proposons à titre de communautés artistiques.

L’espace en tant que pédagogie ou les contrepédagogies de l’espace

Dans « (Re)négocier le centre invisible d’Every. Now. Then : la spatialité blanche institutionnelle », Justine Kohleal nous rappelle que si les personnes appartenant à des groupes racisés ou LGBTQ2S+, de même que leurs points de vue, doivent nécessairement trouver leur place au sein des institutions si l’on entend orienter celles-ci vers des modèles non blancs, leur inclusion n’est pas simple. S’attaquant aux politiques de visibilité et d’invisibilité qui s’insinuent dans les espaces d’exposition, Kohleal développe une réflexion sur les moyens complexes par lesquels la blanchité se fait volontairement furtive dans ces établissements du milieu artistique, où elle « agit comme un “centre absent par rapport auquel les autres ne sont perçus que comme des déviants ou des axes de déviation6 6 - Justine Kohleal (citant Sara Ahmed), « (Re)négocier le centre invisible d’Every. Now. Then : la spatialité blanche institutionnelle », traduit de l’anglais par Sophie Chisogne, Esse, no 92 (hiver 2018), p. 47, accessible en ligne.” ». L’autrice suit le fil de ces lignes de déviance pour tenter d’éclairer de possibles stratégies contrepédagogiques. Pour elle, (re)négocier le centre invisible d’un lieu d’exposition consiste tout autant à visibiliser des structures de pouvoir qu’à décentrer le pouvoir en ouvrant des possibilités d’échange à l’extérieur de ses murs.

La réorientation, la déviation et la (re)négociation sont les termes clés utilisés par Kohleal pour illustrer la résistance qui se manifeste dans la programmation hors site présentée en parallèle à Every. Now. Then au Musée des beaux-arts de l’Ontario. The Public: Land and Body proposait une série de performances, de tables rondes et d’installations vidéos à la galerie Y+ Contemporary de Scarborough et à la ferme communautaire Black Creek de North York. Davantage qu’un élargissement des limites du musée, la décision de présenter une programmation en d’autres lieux transforme l’espace institutionnalisé autant que notre relation à cet espace. Un tel projet suppose une redistribution de ressources qui donne de la visibilité à des sites de production du savoir situés au-delà des grands établissements consacrés aux arts et des centres-villes ; cela valorise des perspectives diverses et focalise l’attention sur les intérêts et les besoins de différentes communautés.

Comme l’explique Ariane De Blois dans son compte rendu de l’exposition, Just Watch Me de Romeo Gongora amorce une exploration en temps réel de la manière dont les espaces dictent les relations possibles, délimitent les contours des structures de pouvoir et posent les conditions du dialogue7 7 - Ariane De Blois, « Romeo Gongora : Just Watch Me », Esse, no 83 (hiver 2015), p. 56-59, accessible en ligne.. En décompartimentant les disciplines, les époques, les activités et les identités, Gongora transforme la Galerie Leonard & Bina Ellen en un espace multiusage qui accueille diverses formes d’engagement social et met en évidence la dimension politique du rassemblement. Les reconstitutions et les réinterprétations d’œuvres créées par des collectifs d’artistes pendant la Révolution tranquille se concrétisent dans un télescopage de références politiques, historiques et artistiques et la participation d’une centaine de collaboratrices et de collaborateurs. L’exposition illustre le pouvoir de la présence, de la visibilité et de la rencontre d’établir une approche nuancée des identités collectives, capable de prendre en compte les expériences multiples qui se recoupent et font de nous les individus et les communautés que nous sommes. Gongora souligne qu’au Québec, cela passe nécessairement par la considération d’une complexité plus large que la dualité anglophone-francophone, et dans les arts, par la remise en cause des hiérarchies qui sous-tendent les fonctions d’artiste, de commissaire et de public, par exemple, de même que la progression linéaire et homogène de l’histoire.

Perspectives partielles

J’apprends, en lisant ces autrices, que la solution de rechange à l’invisibilité en tant que mécanisme d’un pouvoir que rien ne réfrène est l’adoption de pratiques en prise directe avec leur contexte. Dans le texte d’Edith Brunette intitulé « No One Gives a F**k About a Cop and Fredy : porter les voix du collectif », nous saisissons la différence vitale entre l’adoption d’une perspective imperméable aux conditions qui l’entourent et d’une autre qui est affectée par elles8 8 - Edith Brunette, « No One Gives a F**k About a Cop et Fredy : Porter les voix du collectif », Esse, no 104 (hiver 2022), p. 14-17, accessible en ligne.. L’approche de Brunette fait écho à la thèse de Donna Haraway sur les savoirs situés. Haraway s’intéresse à la transformation en outil d’oppression de l’idée d’objectivité ; elle explique que l’objectivité et le relativisme (à ne pas confondre avec la relationnalité) « promettent une vision depuis partout et nulle part9 9 - Donna Haraway, « Savoirs situés : La question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle », traduit de l’anglais par Denis Petit et Nathalie Magnan, dans Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais : Sciences, fictions, féminismes, anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils, 2007, p. 120. ». Elle soutient que la prétention relativiste à des perspectives égales dénie « les enjeux de localisation, d’encorporation, et la perspective partielle10 10 - Ibid. ». Une perspective enracinée et incarnée sera toujours partielle, mais c’est précisément ce qui la rend responsable.

La perspective neutre à laquelle aspirent des établissements ou des artistes invisibilise les structures qui sous-tendent diverses inégalités et oppressions, de même que les corps marginalisés par celles-ci. L’invisibilité n’est pas une façon de réagencer les possibilités de l’existence ; au contraire, comme nous en prévient Brunette, « la neutralité […] rime avec l’effacement et la mort ». À la lecture de l’article de Kohleal en 2024, l’optimisme prudent qu’elle exprime sur la nomination alors récente de Wanda Nanibush au poste de conservatrice des arts autochtones du Musée des beaux-arts de l’Ontario semble prémonitoire11 11 - En novembre 2023, Wanda Nanibush a quitté le Musée des beaux-arts de l’Ontario sans préavis. Cet évènement a suscité beaucoup de discussions et une pétition publique du Collectif des commissaires autochtones a été déposées devant le conseil d’administration de l’organisme pour lui enjoindre de « laisser Wanda s’exprimer ». Voir <https://docs.google.com/forms/d/170FdBydxF7CIRpW7HhhWAOJNelaxXl1dhiKgUwwr5A8/viewform?pli=1&pli=1&edit_requested=true>.. Soulignant l’impossibilité de la neutralité, Kohleal plaide en faveur d’une « transparence organisationnelle radicale » trop attendue. Pour accueillir des corps issus de la diversité dans les lieux de l’art, il faut embrasser un inconfort « productif », sensation produite par l’infraction à un « multiculturalisme poli » et par le fait de dénoncer les « partis pris blancs » quand nous en voyons12 12 - Justine Kohleal, loc. cit..

Cela signifie qu’il faut admettre la possibilité qu’une diversité de récits puisse coexister, et endosser la supposition que les contradictions subséquentes sont des conséquences directes de ce que nous apprennent le colonialisme, le racisme, l’extractivisme et le patriarcat qui façonnent nos conditions de vie.

Comme nous le rappelle Brunette, l’objectivité, l’universalité et la neutralité sont des caractéristiques souvent associées à la notion de vérité. L’exposition the Translation is Approximate de Zinnia Naqvi, commentée par Dominique Sirois-Rouleau, est un exemple de la manière dont nous pouvons déboulonner le mythe voulant que la vérité soit un discours homogène, clair et précis auquel toutes les voix participent également13 13 - Dominique Sirois-Rouleau, « Zinnia Naqvi: the Translation is Approximate », Esse, no 104 (hiver 2022), p. 86, accessible en ligne.. Naqvi reconstruit des récits sur le thème de l’immigration avec une sensibilité dans laquelle se reconnaitront beaucoup d’identités « altérisées », ancrées dans la multiplicité et, par conséquent, ambivalentes et contradictoires. Elle s’inspire indifféremment de documents, de souvenirs et d’histoires familiales, révélant un point de vue « ni parfaitement près ni complètement loin », dans la formulation de Sirois-Rouleau. Les mondes différents où Naqvi se situe et qui se croisent en elle, dont le Canada et le Pakistan, représentent différentes facettes d’une même histoire. Son travail montre en outre que la vérité est constamment infusée de l’affectivité de la nostalgie, de l’intuition et de l’imaginaire.

Zinnia Naqvi
the Translation is Approximate, vues d’exposition, Dazibao, Montréal, 2021.
Photos : Marilou Crispin

Tout comme Haraway, Naqvi exalte les perspectives partielles parce qu’elles reflètent la multidimensionnalité de la subjectivité et « maintiennent la possibilité de réseaux de connexion appelés “solidarité” en politique et “conversations partagées” en épistémologie14 14 - Donna Haraway, op. cit., p. 119-120. ». La dissolution de la factualité sous-entendue par Sirois-Rouleau n’est pas un effacement, mais une stratégie pour rassembler et mettre en évidence la complexité de l’expérience. Gongora aussi explore la mémoire, en évoquant la non-linéarité entre le passé et le présent et le caractère simultané des évènements antérieurs et contemporains, qui suggèrent que le passé continue de modeler et d’influencer le présent.

En se déployant sous la forme de reconstitutions, l’exposition Just Watch Me fait éclater la corrélation entre l’art contemporain et la nouveauté pour introduire l’impression d’une simultanéité temporelle qui rend la connaissance perceptible en tant que coconstruction. L’exposition met au jour la construction des imaginaires des collectivités à travers les réappropriations et la nécessité de nous approprier le passé, le présent et l’avenir des collectivités dont nous faisons partie, autant pour construire une perspective critique à leur égard que pour leur transformation.

De Blois explique que le projet de Gongora emprunte son titre à Pierre Elliott Trudeau, qui, interrogé sur la portée des mesures qu’il entendait prendre pour préserver l’ordre public, quitte à suspendre les libertés civiles, avait rétorqué : « Well, just watch me » (« Regardez-moi bien aller »). Malgré l’écart dans le temps et l’espace, Gongora défie l’audace de Trudeau, distillant les idées présentées ici – sur la transformation des structures qui influencent nos pratiques et nos discours – par la création d’espaces où nous rassembler, tisser des relations bienveillantes et nous affirmer en tant que membres de nos identités collectives. En s’appropriant les paroles de Trudeau, ses actions disent : regardez-moi occuper cet espace, le virer à l’envers, le diversifier ; regardez bien ce qui se passe.

Traduit de l’anglais par Sophie Chisogne

Travailleuse culturelle et artiste-éducatrice d’origine mexicaine vivant à Montréal, Marcela Borquez centre son travail autour de l’engagement collectif et des questions liées à l’identité et à l’appartenance. Elle coordonne des programmes publics en collaboration avec des musées, des bibliothèques et des centres communautaires. Membre du collectif Cuerpo Estratégico, elle explore l’atelier en tant que pratique artistique et les dimensions corporelles performatives de l’apprentissage. Cofondatrice d’Avalokita, organisme à but non lucratif voué à la diffusion des ressources pour les arts, elle collabore activement au réseau d’artistes Red de Pedagogías Empáticas.

Liens vers les articles cités :
Marie-Josée Lafortune Justine Kohleal Ariane De Blois Edith Brunette Dominique Sirois-Rouleau

Marcela Borquez, Zinnia Naqvi

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