Théâtre Porte Parole Fredy, vue de la performance performance view, Théâtre La Licorne, Montréal, 2016.
Photo : Maxime Côté, permission de Théâtre Porte Parole | courtesy of Théâtre Porte Parole

No Ones Gives a F**k About a Cop et Fredy : porter les voix du collectif

Edith Brunette
L’exercice de penser le collectif en art nous amène spontanément aux formes de la production, à leur déploiement au sein d’un collectif d’artistes. C’est déjà limiter le champ de la réflexion. Car l’art ne commence ni ne s’arrête à la volonté et à l’agir des artistes : défaire le mythe du « génie » implique aussi de considérer la création comme un processus enraciné dans un tissu social commun, et les agirs, idées et affects qui y circulent.

Les mouvements d’affirmation politique des dernières années – tels qu’Idle No More et Black Lives Matter – ont forcé les institutions de l’art à s’intéresser à des pratiques plus engagées, dans lesquelles la forme collective trouve tout son sens. Pour ces pratiques sciemment enracinées dans des conditions d’existence très matérielles (celles de la pratique elle-même et celles des vies et des thèmes qu’elle représente), il ne s’agit plus seulement de trouver les manières qui permettront de travailler avec d’autres artistes, mais d’œuvrer au sein d’une ou de plusieurs collectivités, et parfois avec elles. Dès lors, il ne suffit pas de demander : « Comment et avec qui travailler ? ». Il faut ajouter : « Pour qui travaille-t-on ? ». Et aujourd’hui : « Comment l’art peut-il porter les voix du collectif en un moment de polarisation exacerbée (ou, simplement, plus visible) ? »

Deux œuvres récentes proposent des réponses distinctes à cette dernière question : la pièce de théâtre Fredy, écrite par Annabel Soutar et mise en scène par Marc Beaupré, présentée initialement à La Licorne (Montréal) en 2016, et la performance Black and Blue Matters – Track 1: No One Gives a F**k About a Cop, écrite par Omari Newton, mise en scène par Diane Roberts et présentée en juillet 2021 au parc Vinet (Montréal). Adoptant des attitudes divergentes dans leur relation aux communautés dont elles représentent les histoires – ici, une même histoire : celle du meurtre d’un jeune garçon racisé par un policier blanc –, elles activent aussi deux manières de penser l’insertion de l’art dans son contexte social. Dans Fredy, le contexte agit comme un cadre qui enserre le regard et la compréhension de ce qui est représenté, alors que dans No One Gives a F**k, il devient le terreau duquel émerge une pratique, qui la rend possible, vers lequel, éventuellement, cette pratique retournera et auquel elle contribuera.

Fredy

Fondatrice de la compagnie Porte Parole (J’aime Hydro, Sexy Béton), Annabel Soutar s’est fait connaitre par ce qu’elle décrit comme un « théâtre verbatim », où le récit et les dialogues sont le résultat d’une recherche de type journalistique. Pour Fredy, Soutar a voulu présenter les résultats de son enquête sur la mort tragique de Fredy Villanueva et sur les processus judiciaires, politiques et médiatiques qui l’ont suivie. Le garçon de 18 ans d’origine hondurienne a été abattu en 2008 par le policier blanc Jean-Loup Lapointe, dans un parc de Montréal-Nord, alors que ni lui ni aucun·e des jeunes avec qui il se trouvait à ce moment ne portaient d’arme.

La dramaturge ne cherche pas à proposer sa vision des choses, mais celle des protagonistes, en reprenant leurs paroles telles qu’elles ont pu être rapportées dans les médias, les rapports de l’enquête publique et des audiences de la Cour. Elle entend « présenter toute l’histoire1 1 - Sara Dion, « Le partage d’Annabel Soutar », Jeu, no156 (2015), p.86. », c’est-à-dire autant les points de vue des agent·e·s de police que ceux de la famille et des ami·e·s de Fredy. Or, la famille Villanueva, après une collaboration initiale réticente et difficile, finit par se retirer complètement du projet et par demander l’annulation d’une deuxième série de représentations, annoncée pour 2017 et 20182 2 - Caroline Montpetit, « “Fredy” envers et contre tous », Le Devoir, 16 décembre 2017, accessible en ligne.. La mère de la victime, Lilian Madrid Villanueva, accuse la dramaturge d’exploiter le drame de sa famille sans respecter ses demandes. Par solidarité, les acteurs Ricardo Lamour et Solo Fugère se retirent de la production, dénonçant un déséquilibre des pouvoirs3 3 - Robert Everett-Green, «Quebec Play Fredy Raises Questions About Power and Story Ownership », The Globe & Mail, 11 novembre 2016, accessible en ligne. et un « vol de la parole4 4 - Caroline Montpetit, loc. cit.». Les forces du Service de police de la Ville de Montréal, elles, n’ont jamais souhaité collaborer au projet.

Théâtre Porte- Parole
Fredy, vues de la performance, Théâtre La Licorne, Montréal, 2016.
Photos : Maxime Côté, permission de Théâtre Porte Parole

Soutar choisit néanmoins de poursuivre les représentations, argüant des attentes d’un autre collectif que les groupes ayant vécu ce drame – le public : « On avait des listes d’attente de gens qui voulaient voir la pièce, dit-elle. Il fallait la remonter. […] Il faut toucher le public5 5 - Ibid.. » À côté des communautés directement impliquées dans les évènements et qui doivent en subir la violence et les contrecoups, il y aurait une autre communauté, plus large, homogène, indifférenciée et neutre – une communauté qui n’a pas encore été « touchée » – à laquelle Soutar dit répondre en priorité : le public de l’art. Comme le chœur des tragédies grecques antiques chargé de porter sur scène la voix du corps social, « le public » est appelé en ultime juge des évènements – autant la mort de Fredy Villanueva que la pièce elle-même et son autrice.

L’approche de Soutar mise sur le dialogue et l’écoute sans parti pris de positions divergentes, seules attitudes présumées capables de faire apparaitre la vérité : « Sommes-nous capables de mettre de côté nos préjugés, de parler et d’entendre la vérité à propos de sa mort6 6 - « Fredy de Annabel Soutar : À propos de la pièce », Porte Parole, accessible en ligne.? » s’interroge le Théâtre Porte Parole sur la page web du projet. Ce parti pris pour quelque chose qui existerait objectivement (la vérité) et cette gageüre sur la capacité de chaque individu à découvrir cette vérité en usant d’un mélange d’information et de jugement éclairé permettent de traiter les expériences (et les traumatismes) de certaines collectivités comme autant de matériaux : elles sont perçues comme des éclats partiels d’une réalité plus large, plus objective et donc plus valide. Les communautés concernées sont elles aussi considérées en tant que parcelles d’un tout plus large (la société) qui, par ses qualités agrégatives et intersubjectives, se trouve également doté d’un surcroit de valeur. C’est une idée centrale de la pensée libérale, héritée de la modernité européenne : la société progresse vers davantage de connaissance et de sagesse grâce à l’affrontement des opinions divergentes, parmi lesquelles l’individu raisonnable apprendra à trier le bon du moins bon7 7 - Idée développée notamment par John Stuart Mill dans On Liberty (1859). – pensée qu’ont contribué à déconstruire, parmi d’autres, la théorie du point de vue des féministes noires et les études culturelles (cultural studies)8 8 - Ces deux corpus théoriques ont en commun de valoriser le décentrement du sujet et la position de marginalité comme moyen de remettre en question les à prioris invisibilisés qui teintent la démarche scientifique classique. La « vérité » vers laquelle Soutar propose de cheminer apparait dans ces théories critiques comme une production idéologique, à laquelle aucun point de vue « neutre » ne permettrait d’accéder..

No One Gives a F**k About a Cop

Cinq ans après Fredy, la production du Black Theatre Workshop aborde à son tour le sujet des meurtres de personnes racisées par des agent·e·s de police à la peau blanche. No One Gives a F**k s’inspire aussi, en partie, du drame de Montréal-Nord, et met en scène le procès fictif du policier blanc David Harrison (Troy Slocum), qui a abattu de neuf balles l’adolescent noir Sammir Frederique (Justin Johnson).

Présentée comme une « satire musicale hip-hop », la performance d’une quinzaine de minutes, jouée dans un parc de la Petite-Bourgogne (quartier historiquement noir de Montréal), est un extrait d’une pièce plus longue que l’on pourra voir à l’hiver 2022. On y assiste à une confrontation rappée entre les deux protagonistes du drame, dans laquelle l’expression du titre apparait à la fois comme la complainte du policier lui-même (« personne ne nous soutient ») et l’affirmation revendicatrice de celles et ceux qui souhaiteraient que l’empathie collective et institutionnelle se détourne un instant des défenseurs de l’ordre pour s’intéresser aux personnes qui le subissent.

La performance a lieu dans la zone du marbre du terrain de baseball du parc Vinet, devant l’encornure grillagée protégeant les estrades. Or, la performance n’est pas orientée vers les estrades, mais vers le terrain, où le public est invité à s’assembler. Les pieds dans le sable, les membres du public font face à un agencement de blocs blancs, mi-podiums, mi-socles. Entouré, sur les côtés, par deux écrans de projection et à l’arrière, par le cubicule d’un DJ (Godfather D), le public prend littéralement place dans l’arène.

Sur fond de musique hypnotique aux basses lourdes résonnent diverses voix repiquées de reportages journalistiques. On reconnait celle du premier ministre François Legault, qui affirme (en anglais) : « Il n’y a pas de racisme systémique au Québec. » Puis, une forme mouvante, d’un brun chatoyant, prend place sur le plus haut des socles, tandis que l’intimé et la victime s’installent de part et d’autre, dans une configuration évoquant une cour de justice. Sur les écrans défilent des images de synthèse (les mains, puis la tête d’une femme noire – interprétée par Nindy Banks – dansant lentement sur un fond éthéré) et des portraits vidéos de personnes noires ou racisées, captés dans des espaces publics de la ville. Le regard, patient, tourné vers la caméra, elles agitent l’air de leur simple présence, ou par les mots inscrits sur leurs vêtements et leurs pancartes : « Land back now », « Am I next ? » et autres « Black Lives Matter ».

Une voix de femme (Tali Taliwah) résonne : « Bienvenue à la Cour des opprimé·e·s » (en anglais). La forme mouvante se déploie dans le corps d’une femme afrodescendante (Jaleesa Coligny) en cape dorée et arborant une coiffe à la Néfertiti, à la fois figure royale et incarnation de la Justice noire. Sa voix reprend (toujours en anglais) : « Personnes blanches ! Levez le poing droit et répétez après moi : Je reconnais et rejette le suprémacisme blanc ! Je vais la fermer et écouter avec humilité et patience. »

Le policier et le tué se livrent à leurs plaidoyers rimés respectifs, le premier critiquant la naïveté du mouvement Définancer la police, le second récitant les noms de personnes noires tuées par des policiers. Reprenant la parole après un solo dansé aux mouvements amples, la femme-justice clôt la performance par une injonction lancée au public (blanc) – « Déclarez de quel côté vous êtes » – avant de lui tourner le dos. Injonction à entrer dans la bataille politique, réplique inopinée à Soutar et à son théâtre « objectif », c’est un revers également pour un système judiciaire ayant pour principe de base de garder le politique à l’écart (fut-ce de manière illusoire).

Black Theatre Workshop
Black and Blue Matters Track 1: No One Gives a F**k About a Cop, vues de la performance, parc Vinet, Montréal, 2021. Présenté par National Arts Centre, Grand Acts of Theatre. Script et direction : Diane Roberts, paroles et concept : Omari Newton, casting : Justin Johnson, Troy Slocum, Jaleesa Coligny, son : Troy Slocum, chorégraphie : Alexandra « Spicey » Landé, costumes : Nalo Soyini Bruce, production vidéo : George Allister, projection : Patrick Boivin, éclairages : Tim Rodrigues. Photos : Andrée Lanthier, permission de Black Theatre Workshop Production

Contre l’idéologie moderne qui affirme l’existence d’une vérité à découvrir par l’usage de la raison distanciée, l’approche proposée est résolument située. Elle prend acte du fait que la neutralité, pour une partie des membres du grand corps social, rime avec l’effacement ou la mort9 9 - Dans In the Break: The Aesthetics of the Black Radical Tradition (University of Minnesota Press, 2003), Fred Moten donne à voir comment la réification du corps noir, dans l’économie capitaliste, a légitimé sa dépréciation : l’« objectivité » blanche est indissociable d’une négation de la valeur d’une partie de l’humanité. Les arts de la black performance, en faisant résonner la voix des Noir·e·s – la voix de l’« objet » présumé sans voix – affirment la résistance à cette réification. Sur la question de la (non-)valeur du corps noir dans l’économie capitaliste, voir aussi David Marriott, « On Decadence: Bling Bling », E-flux Journal, no 79 (février 2017), accessible en ligne..


Roberts comme Newton portent dans leur travail d’artiste et hors de celui-ci un engagement envers les communautés afrodescendantes dont elle et il font partie. L’une et l’autre nous enjoignent – le public et, en particulier, le public blanc – de prendre parti, dans un contexte où la neutralité présumée du système judiciaire a déjà démontré son incapacité à accueillir équitablement les sujets racisés ou à rendre les agent·e·s de police justiciables.

Par contraste avec la communauté du public qui n’a pas encore été « touchée », depuis laquelle et à laquelle s’adresse Soutar, Roberts et Newton parlent à partir de leur ancrage dans une communauté historiquement « touchée » : marquée dans sa chair par l’inscription continue de la violence blanche10 10 - Selon Hortense J. Spillers, c’est la réduction du corps du noir à l’état de chair qui a rendu possible son exploitation dans l’économie de l’esclavage – et qui rend encore possible aujourd’hui son meurtre gratuit. Voir « Mama’s Baby, Papa’s Maybe: An American Grammar Book », Diacritics, vol. 17, no 2 (été 1987), p. 64-81.. Ici, le geste de remettre la justice entre les mains d’un tribunal noir – et de redonner une voix à la chair assassinée dans une confrontation rappée – semble agir moins comme un appel à « découvrir la vérité » que comme un appel à la visibilité : rendre visible l’effacé, redonner à la « chair » son humanité.

Cela ne veut pas dire que No One Gives a F**k refuse de faire entendre l’histoire dans sa complexité. C’est bien à une bataille qu’on nous convie, entre la parole du policier et celle de l’homme qu’il a tué. Comme l’explique Newton : « J’essaie autant que possible d’équilibrer les points de vue, quand j’explique les doléances de chaque partie11 11 - Jim Burke, « Black Theatre Workshop Returns with Provocative Black and Blue Matters », Montreal Gazette, 23 juillet 2021, accessible en ligne. [Trad. libre]. » La performance ne se clôt d’ailleurs sur aucun verdict quant au meurtre : le verdict, c’est l’appel qui est fait au public de ne pas rester neutre, à l’abri des luttes qui ont bel et bien lieu et desquelles Sammir Frederique (personnage fictif), Fredy Villanueva et les membres de leurs communautés ne peuvent pas s’extraire. Ce n’est pas un verdict sur l’acte de l’agent Harrison, mais sur le manque de volonté d’agir d’une collectivité plus large, la société blanche, et celui d’un art qui survole le politique sans se donner le trouble d’y plonger.

Se tenir dans le sable

Roberts et Newton, comme Soutar, abordent par le conflit des voix la complexité des tensions sociales qui font que des corps « bleus » déciment (le plus souvent impunément) des corps noirs. Soutar se lance à la recherche d’un récit objectif dont pourra se saisir la collectivité (exemplairement représentée par le public) pour y trouver les sources de sa réconciliation. Dans No One Gives a F**k, il n’y aura pas de réconciliation sans politique, sans un appel aux armes de la parole vraie, c’est-à-dire de la parole qui prend des risques12 12 - Dans « Discourse and Truth: the Problematization of Parrhesia » (foucault.info/parrhesia/; voir aussi <journals.openedition.org/anabases/3956#bodyftn5>, notes 5 et 7), Michel Foucault déplie le concept de la parrêsia – ou parole vraie – qui, chez les penseurs grecs de l’Antiquité, est présenté comme une nécessité politique. Pratiquer la parrêsia, c’est exposer l’autre à une parole critique, qui est toujours un risque pour la personne qui l’énonce. Avec le temps, la parrêsia elle-même fera l’objet d’une évolution critique, alors que se posera la question « Qui peut énoncer cette parole vraie ? » – question qui est au cœur des œuvres auxquelles s’intéresse le présent texte.. Fredy demande au public de se faire juge, figure centrale du système libéral, dans lequel le droit tend à remplacer le politique13 13 - Voir par exemple Jean-Fabien Spitz, La liberté politique : Essai de généalogie conceptuelle, Paris, Presses universitaires de France (Léviathan), 1995.. No One Gives a F**k, prenant acte de la faillite du système judiciaire et de la nécessaire refonte (au minimum) de ses institutions, lui enjoint de se faire acteur du changement.

Fredy et No One Gives a F**k sont chargées de deux conceptions du collectif : celle où il est uni dans sa foi en la justice, et celle pour qui il n’existera que dans un agir commun encore à venir. Ces deux œuvres théâtrales nous offrent aussi deux visions de la création en tant que processus imbriqué dans une collectivité. Dans l’une, artiste et public se tiennent en surplomb de la création, l’art amène l’espoir d’une vérité à découvrir par et pour soi-même – possiblement parce que Soutar, tout comme le public (majoritairement blanc) auquel elle s’adresse, n’a pas été elle-même « touchée », marquée dans sa chair, par les évènements qu’elle relate, et qu’elle cherche donc dans l’exercice de la raison un véhicule d’accès à ceux-ci. Dans l’autre, les artistes demandent au public de se tenir dans la chair meuble et chaude du sable glissant, à leurs côtés, dans une vision du collectif où il n’y a pas de surplomb, ni pour les forces policières, ni pour les personnes assassinées, ni pour celles et ceux que les balles ne touchent pas.

Black Theatre Workshop, Edith Brunette, Théâtre Porte Parole
Black Theatre Workshop, Edith Brunette, Théâtre Porte Parole
Black Theatre Workshop, Edith Brunette, Théâtre Porte Parole
Cet article parait également dans le numéro 104 - Collectifs
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