En étrange compagnie : nos vies dans la performance et le parasocial

Elden Ring, le plus récent jeu vidéo de FromSoftware, est un jeu de rôles et d’action créé par Hidetaka Miyazaki. J’ai commencé à y jouer dès sa sortie, au printemps 2022. C’est mon partenaire qui était aux commandes en premier, et on commençait tout juste à avancer dans la région fictive de Limgrave – paysage luxuriant de ruines anciennes, avec au loin un immense arbre doré dont les branches brillantes s’étalent dans tout le ciel – quand nous avons frappé l’impasse. Frustration. Je fouille sur YouTube pour trouver quelqu’un qui nous montrera comment sortir de là. Je tombe sur une vidéo Twitch d’une joueuse, pseudo : 39daph (Daphne Wai, née en 1998). Tout de suite utile, la vidéo ; en observant son mouvement habile et sa façon d’utiliser l’équipement et les différents outils, nous avons pu continuer à avancer.
39daph vit à Vancouver et diffuse ses trucs presque chaque soir, vers 23 h, heure normale du Pacifique. Quand elle est en ligne, elle dessine, elle joue, elle discute avec ses abonné·es ; ça peut durer jusqu’à 10 heures. À mesure que la nuit avance, les bouteilles de thé glacé, les collations et les commandes de restos rapides s’empilent. À ma grande surprise, je suis retournée sur sa chaine – je l’ai trouvée tellement intéressante que j’ai commencé à regarder comment elle jouait à d’autres jeux – et j’ai même fini par m’abonner à son compte Twitch. J’avais l’impression de jouer à Elden Ring à côté d’elle, et ma confiance a grandi dans la sécurité de nos progrès parallèles.
Au départ, je m’étais créé un compte sur Twitch pendant le confinement, pour regarder des films et bavarder en ligne avec des ami·es. À ce moment-là, je n’avais pas du tout conscience des millions de gens qui jouent, mangent, chantent, dansent, discutent et créent en direct sur ce réseau. C’est le documentaire People’s Republic of Desire (2018) de Hao Wu qui m’a ouvert les yeux sur les subtilités de l’économie de la diffusion continue en direct. Le film suit la vie d’instavidéastes de métier – deux en particulier, Shen Man et Big Li – qui ont fait fortune sur la plateforme YY. Des entrevues avec leurs fans fidèles et leurs abonné·es payant·es, qui vont des prolétaires les plus pauvres aux bonzes des affaires, illustrent le phénomène dit des relations parasociales.
Les sociologues Donald Horton et Richard Wohl ont théorisé les relations parasociales en 1956. Symptomatiques de la prolifération des médias de masse, elles se nouent entre les spectateurs et les spectatrices qui sont dans leur foyer et les personnes qui sont à la télévision11 11 - Donald Horton et R. Richard Wohl, « Mass Communication and Para-social Interaction: Observations on Intimacy at a Distance », Psychiatry, vol. 19 (1956), p. 216. [Trad. libre]. Interprétant les travaux de Horton et de Wohl du point de vue de la théorie des communications, Dibble, Hartmann et Rosaen définissent ainsi ce genre de relations : « [c’est] l’intimité à distance plus durable, habituellement positive, que les utilisatrices et utilisateurs développent, à sens unique, avec les artistes des médias, sur la base de face-à-face répétés12 12 - Jayson L. Dibble, Tilo Hartmann et Sarah F. Rosaen, « Parasocial Interaction and Parasocial Relationship: Conceptual Clarification and a Critical Assessment of Measures », Human Communication Research, vol. 42, no 1 (1er janvier 2016), p. 24. [Trad. libre] ». Les notions d’intimité et de répétition sont au cœur de mes travaux de recherche. À une époque où l’art donne si souvent l’impression d’être insipide et mercantile, et où les musées et galeries se préoccupent davantage de mousser leur bonne réputation que de cultiver des communautés créatives, quelles sortes d’expériences révélatrices l’art peut-il réellement offrir ? Comment le public trouve-t-il la joie et des contacts chaleureux en période d’isolement ? Cet hiver, une résidence à la revue Esse arts + opinions a été l’occasion idéale de voir quelles sortes de théories et de projets artistiques mis en vedette dans le passé avaient un lien avec mon sujet de recherche.
L’évènement authentique
J’ai commencé par le numéro 79, Reconstitution, puisque je cherche à comprendre les relations parasociales qui se tissent entre les personnes qui créent du contenu et celles qui le consomment du point de vue de l’histoire de l’art et des études sur les arts de la scène. Amelia Jones, féministe et historienne de l’art, pose les bases dans son article qui ouvre le dossier : « la reconstitution est dans l’air du temps13 13 - Amelia Jones, « Le leurre de la reconstitution et l’inauthenticité de l’événement », traduit de l’anglais par Isabelle Lamarre, Esse, no 79 (automne 2013), <https://esse.ca/le-leurre-de-la-reconstitution-et-linauthenticite-de-levenement/>. ». Elle donne comme exemples de reconstitution dans le milieu de l’art contemporain les Seven Easy Pieces (2005) de Marina Abramović, recréations par l’artiste de performances antérieures – les siennes et celles des autres –, et la remise en scène par Jeremy Deller d’évènements politiques, comme The Battle of Orgreave (2001). Jones avait publié avec Adrian Heathfield, un an avant ce numéro d’Esse, un livre intitulé Perform, Repeat, Record: Live Art in History, dans lequel elle donne la définition suivante de la performance : « la représentation réitérative du sens (y compris celui du “soi,” ou sujet) dans le temps par des gestes, du langage ou des modes de signification matérialisés dans un corps14 14 - Amelia Jones et Adrian Heathfield (dir.), Perform, Repeat, Record: Live Art in History, Bristol, Intellect, 2012, p. 12. [Trad. libre] ». Ces exemples et ces définitions seront utiles pour réfléchir aux notions de baladodiffusion et de diffusion continue en direct (deux formats dont les contours se fondent souvent l’un dans l’autre) en tant que performances, et à la diffusion continue en direct, en particulier, en tant que performance athlétique inscrite dans la durée.

La reconstitution d’une performance en direct ou d’un évènement historique est une tentative de reproduire ou de recréer exactement cette chose initiale ou, dans les mots de Jones, « d’extraire une vérité du passé ». Ultimement, l’auteure en vient à réfuter l’existence, à la source, d’un évènement original authentique qui serait porteur d’une certaine vérité absolue. Elle écrit : « L’évènement ne peut être appréhendé que par le travail continuel de la mémoire, elle-même une sorte de reconstitution créative (et jamais tout à fait fiable) du passé. » Et pourtant… Les sociétés nord-américaines et européennes sont bel et bien des cultures de la reconstitution, qui privilégient l’évènement en direct plus que toute autre forme d’art, ou presque. On pourrait même soutenir que notre identité nationale, culturelle, de genre ou autre se forme par la répétition de performances quotidiennes à caractère rituel. Or, la temporalité et la répétition sont également des aspects centraux de la baladodiffusion et de la diffusion en direct (avec le rituel de la syntonisation ou de l’ouverture de session, qui donne accès au contenu quotidien ou hebdomadaire, en simultané avec des millions d’autres personnes), avec en plus cette expérience d’un accès apparemment direct à l’artiste, d’une manière qui n’est pas la même que dans les arts de la scène plus classiques. La popularité de ce genre d’interaction est donc compréhensible, d’autant que la crise climatique s’aggrave et que l’horloge de la fin du monde est plus près de minuit qu’elle ne l’a jamais été ; quand il interagit avec l’art, le public est en quête d’expériences authentiques et signifiantes.
La fille authentique
Dans le film People’s Republic of Desire, le vidéaste Big Li a des problèmes dans sa vie personnelle quand il perd la compétition annuelle des instavidéastes, tandis que Shen Man, elle, doit faire face à des commanditaires agressifs qui ont le sentiment que son corps leur appartient, en ligne et en vrai. Chaque jour, c’est un flot de commentaires désobligeants ou de nature sexuelle qui l’accueille quand elle se connecte. Les fans de Big Li, dans leurs témoignages, expriment des sentiments et des comportements parasociaux évidents, mais les enjeux sont tout à fait différents quand une femme est devant la caméra. La misogynie est partout dans les réseaux sociaux et les espaces virtuels, malgré la dénonciation de la discrimination et de la violence fondées sur le genre et la sensibilisation toujours plus grande à ces problèmes.
Le caractère genré des relations parasociales m’a poussée vers l’article de l’artiste et écrivaine Jen Kennedy paru dans le numéro 82, Spectacle. Kennedy étudie le legs de l’Internationale situationniste (IS) – regroupement dont le philosophe Guy Debord, auteur de La Société du spectacle (1967), est un membre fondateur – et ce qui est, selon elle, son aspect le plus négligé : son obsession pour la figure de la jeune fille. Elle commence en précisant, fort utilement, que « le spectacle » ne désigne pas seulement le paysage médiatique contemporain, mais un « type de rapport – tant entre des sujets qu’entre des sujets et leur univers – médiatisé par des représentations15 15 - Jen Kennedy, « GirlsGirlsGirls », traduit de l’anglais par Isabelle Lamarre, Esse, no 82 (automne 2014), <https://esse.ca/girlsgirlsgirls/>. ». Elle soutient que la théorie du « détournement » de Debord et de ses collègues, « réorientation critique des matériaux à disposition pour créer de nouvelles formes en faisant appel à des constructions passées », s’emmêle avec le désir, la subjectivité et, par la suite, le genre. Bien qu’elle juge problématique le recours des situationnistes à une image réifiée des femmes, Kennedy écrit que « dans toute sa complexité et sa spécificité historique, cette représentation a aussi agi sur l’IS, et en conséquence habité sa pratique ».

Il me parait opportun de faire référence, ici, à Joanna Walsh et à son ouvrage Girl Online: A User Manual (2022), que je lis parallèlement à ma résidence, parce qu’il jette sur la figure de la fille un regard actualisé. Walsh écrit : « À l’écran, la figure par défaut de la femme est celle de la fille » et « une fille en ligne est un avatar pour tout le monde ». Dans la même veine, elle décrit l’image de la fille comme « une subjectivité transitionnelle, malléable, généralement dénigrée pour sa superficialité, son narcissisme et sa moralité déficiente16 16 - Joanna Walsh, Girl Online: A User Manual, Londres et New York, Verso, 2022, p. 7. [Trad. libre] ». Cette figure existe afin que les espoirs et les rêves d’une société, de même que ses désirs et ses fantasmes, puissent se projeter sur elle – elle est objet plutôt que sujet. Cependant, Kennedy cite aussi les Preliminary Materials for a Theory of the Young Girl (2001) de Tiqqun, que Walsh, un peu malgré elle, s’est trouvée à contester – pour un certain nombre de raisons, mais essentiellement parce que cette analyse de l’image de la jeune fille mise à profit est quelque peu dépassée aujourd’hui, si l’on tient compte de ce que la culture internet est devenue.
Dans son article, Jones parle des arts vivants de la performance ; mais les performances médiées par la technologie et les écrans n’ont pas les mêmes conséquences pour notre propos. Le degré d’investissement exigé d’un public qui n’est visible pour l’artiste que sous la forme d’un nom ou d’un numéro à l’écran est minime. Plus encore, la lecture de l’article de Kennedy et les réflexions qu’il a suscitées chez moi m’ont fait réaliser que le caractère virtuel de ces performances exacerbe la réification de l’artiste non blanche et non homme.
Le temps, c’est de l’argent
En cette minute même, l’enfant qui aspire à gagner sa vie en produisant des blogues vidéos, des contenus diffusés en continu ou des balados ne jouit pas de l’estime des générations plus âgées. Bien qu’ils soient reconnus dans les secteurs culturels en expansion, ces métiers produisent une sursaturation de contenus, d’une part, contenus dont la consommation est jugée frivole, d’autre part – une distraction ou un simple divertissement. Je me suis laissé porter vers le numéro 94, Travail, parce que je voulais réfléchir soigneusement aux conditions de la relation parasociale, qui repose sur le labeur de l’artiste en performance. Dans son article, la critique et historienne de l’art Nathalie Desmet écrit que l’activité des artistes est souvent perçue « comme libre et faiblement routinière », puis ajoute que, malheureusement, « le temps libre lui-même risque d’être récupéré par le capitalisme17 17 - Nathalie Desmet, « À la reconquête des temps improductifs », Esse, no 94 (automne 2018), <https://esse.ca/a-la-reconquete-des-temps-improductifs/>. ».

Desmet étudie la notion de temps improductif à partir des œuvres d’Adrián Melis, de Maria Eichhorn et de Pierre Huyghe. Melis s’intéresse à la valorisation d’emplois administratifs insignifiants par la classe professionnelle des gestionnaires dans Surplus Production Line (2014), vidéo dans laquelle une personne est embauchée pour détruire les CV de toutes les autres personnes ayant posé leur candidature pour ce poste. Le comique absurde de cette œuvre me rappelle #theoryplushouseworktheory de Joanna Walsh, qui « suppose qu’on fait une tâche – soit qu’on s’occupe de la maison, de quelqu’un ou de soi-même – en même temps qu’on se familiarise, par la lecture, l’écoute ou le visionnement, avec des théoricien·nes ou leurs théories disponibles gratuitement en ligne, ce qui permet à la personne qui travaille de penser en même temps18 18 - Joanna Walsh, op. cit., p. 47. [Trad. libre] ». Walsh poursuit en dressant la liste des tâches domestiques qu’elle a accomplies dans sa journée, et les contenus qu’elle a absorbés pendant qu’elle les accomplissait. En un sens, les formats médiatiques comme les balados et les fils de diffusion en continu encouragent la productivité, parce qu’ils n’exigent pas l’attention complète ni la présence physique pendant un temps déterminé, contrairement aux productions théâtrales ou aux films au cinéma, par exemple.
Les exemples cités par Desmet sont amusants et politiques, et mettent au jour la peur inavouée des autorités à l’égard d’une population qui ne travaille pas : « Le fait de ne pas travailler, comme dans le mythe du pays de Cocagne, au Moyen Âge, est plutôt considéré aujourd’hui par les autorités et les dirigeants comme un risque potentiel. » Les créatrices et les créateurs de contenus se sont emparé·es des activités de loisir et des performances du quotidien et les ont transformées en performances destinées à être consommées par autrui. Ces artistes entretiennent l’apparence de ne pas travailler, alors que dans les faits, ils et elles travaillent énormément pour plaire à leur communauté et à leurs abonné·es payant·es. La croissance économique, l’innovation technologique et les taux de productivité élevés « auraient […] dû conduire à une augmentation générale du temps libre » ; or, les gens sont plus occupés que jamais, épuisés professionnellement, prisonniers du capitalisme.
Les lieux de performance de l’avenir
Dans le numéro 100, Futurité, Anne-Marie Dubois, rédactrice en art et coordonnatrice de production chez Esse, s’intéresse aux pratiques des artistes autochtones qui réfléchissent à « de possibles futurités, hors des tropes assimilationnistes du colonialisme19 19 - Anne-Marie Dubois, « Intemporalités autochtones et futurités performatives », Esse, no 100 (automne 2020), <https://esse.ca/intemporalites-autochtones-et-futurites-performatives/>. ». J’étais très curieuse de relire l’analyse par Dubois des œuvres de l’artiste Skawennati dans le contexte de ma résidence de recherche. TimeTravellerTM (2008-2013) est une série de 9 machinimas, à savoir de « courts films réalisés dans l’environnement virtuel du jeu Second Life » qui mêlent la science-fiction à des évènements historiques marquants. Un autre machinima, The Peacemaker Returns (2017), créé à l’origine pour les enfants de 5 à 11 ans, renseigne le public sur la culture et les traditions autochtones à partir d’une histoire qui se passe dans l’espace. Dans les deux œuvres, selon Dubois, « les temps se chevauchent de manière non linéaire, interrogeant du même coup la possibilité qu’offre le Web d’habiter un espace-temps réellement décolonisé ». Les lieux virtuels permettent aux identités autochtones de se développer d’une manière qui n’est pas possible dans la vraie vie. D’après Dubois : « Cette volonté de créer un espace performatif pour générer des futurs divergents » est un élément central du futurisme autochtone.

À plusieurs égards, le phénomène des relations parasociales est dystopique. Les gens peuvent en venir à adopter des comportements malsains, comme la possessivité envers une créatrice ou un créateur de contenu qui a peut-être reconnu leur existence par un geste infime, mais qu’ils n’ont jamais rencontré·e en personne. Mais les relations parasociales, si elles sont équilibrées par des relations dans la vraie vie, peuvent être extrêmement positives et enrichissantes. Les projets et les collaborations de Skawennati, y compris les nombreuses itérations de CyberPowWow(1997-2004), projet interactif de plateforme de messagerie combinant pages web, œuvres d’art et textes produit par Nation to Nation20 20 - Nation to Nation est un collectif d’artistes autochtones de Tiohti:áke/Mooniyang/Montréal cofondé par Skawennati, Ryan Rice et Eric Robertson., rassemblent dans un esprit constructif des gens de toutes les générations et de toutes les cultures, pour qu’ils conçoivent les formes d’avenir dans lesquels ils souhaitent vivre.
L’article de Dubois entrelace bon nombre des concepts abordés dans les autres textes que j’ai choisi d’étudier au cours de cette résidence. Le futurisme autochtone, mouvement qui est, selon Dubois, « fondamentalement politique et performatif », produit un effet optimiste, radical et concret sur lequel j’aimerais clore ce texte. Même si je n’ai pas trouvé de sources qui traitent directement de ma problématique, j’ai été agréablement surprise par les connexions fort riches entre ces articles. Ces résultats m’ont convaincue de la pertinence de considérer les balados et les fils de diffusion continue en direct comme des performances artistiques, puisque cela permet de mettre en évidence des aspects autrement ignorés par les études sur les communications ou la sociologie. J’entends continuer à sonder ces nouveaux formats médiatiques, capables d’enrichir la vie des gens en servant d’exutoire à l’expression créative, de carrefour communautaire et de source d’art et de design.
Traduit de l’anglais par Sophie Chisogne
Liens des articles cités : Amelia Jones Jen Kennedy Nathalie Desmet Anne-Marie Dubois