Superflex_the working life
SuperflexThe Working Life, capture vidéo, 2013.
Photo : permission des artistes

À la reconquête des temps improductifs

Nathalie Desmet
Devant le progrès de l’automatisation et de la mécanisation au début du 20e siècle, l’économiste John Maynard Keynes prévoyait que le travail salarié serait réduit à trois heures par jour d’ici l’année 2030 dans les pays occidentaux1 1 - John Maynard Keynes, Essais de persuasion : Perspectives économiques pour nos petits-enfants, Paris, Gallimard, 1933.. La croissance économique et la hausse de la productivité auraient en effet dû conduire à une augmentation générale du temps libre ; or, certaines personnes travaillent de plus en plus au détriment d’autres qui sont au chômage. L’une des explications possibles est politique. Le fait de ne pas travailler, comme dans le mythe du pays de Cocagne, au Moyen-Âge, est plutôt considéré aujourd’hui par les autorités et les dirigeants comme un risque potentiel : « Il y a de bonnes raisons de redouter […] que le temps libre, l’obligation du temps libre, apporte avec lui l’infini tictac de l’ennui, de l’oisiveté, de l’immoralité et de la violence personnelle accrue2 2 - Sebastian de Grazia, cité par Rutger Bregman, Utopies réalistes, Paris, Seuil, 2017, p. 126.. »

Avec l’arrivée des nouvelles technologies – du téléphone intelligent, notamment –, le temps de travail de ceux qui ont un emploi tend même à empiéter sur les loisirs et la vie personnelle, augmentant le stress et les cas d’épuisement professionnel sans pour autant accroitre la productivité. Les artistes, à qui l’on envie souvent une activité perçue comme libre et faiblement routinière, sont aussi confrontés à ces mutations. Non seulement les exigences de visibilité dans un monde concurrentiel entrainent la nécessité de savoir gérer son activité comme une entreprise, sur le plan de l’organisation et de la communication, mais la plupart des artistes sont également aux prises avec la réalité du travail salarié dans le cadre de leurs emplois dits « alimentaires ». Dans leur pratique artistique, certains artistes s’invitent de plus en plus souvent dans la réalité du monde du travail. Ils y agissent même directement, en devenant parfois employeurs, pour mieux en faire saillir les aberrations ou tenter de générer un temps improductif. Ils anticipent en cela un monde post-travail dans lequel le temps libéré permettrait de créer des projets individuels et collectifs et participent ainsi à la définition d’un « travail » qui ne serait plus conditionné à l’obtention d’un salaire3 3 - Proche en cela des thèses accélérationnistes. Voir Nick Srnicek et Alex Williams, Accélérer le futur : Post-travail et post-capitalisme, Saint-Étienne, Cité du design, 2017..

Vers le post-travail

Avec la hausse de la productivité à temps de travail constant, le capitalisme a non seulement engendré un fort taux de chômage, mais aussi contribué à la création d’un nombre important d’emplois sans intérêt, laissant une pléthore de salariés noyés dans une chaine de production dont ils ne comprennent ni les enjeux ni les fins4 4 - David Graeber, Bullshit Jobs: A Theory, s. l., Simon & Schuster, 2018.. Dans Surplus Production Line, l’artiste cubain Adrián Melis aborde la question du travail inutile et de la surqualification des salariés pour des emplois peu gratifiants. En 2014, l’entreprise qu’il crée lui permet d’offrir, à Barcelone, un emploi temporaire d’un mois (deux heures par jour, cinq jours par semaine), et de jouer ainsi sur la réalité économique espagnole, où la plupart des gens sont au chômage. L’artiste a auditionné cinq personnes, après avoir reçu 2 768 curriculums vitæ. L’emploi de la personne retenue, d’une absurdité totale, consistait à détruire les CV de ceux qui ne l’avaient pas obtenu.

Dans la vidéo montrant l’employée accomplissant minutieusement cette tâche avec une déchiqueteuse à papier, les questions types de l’entretien d’embauche défilent : « Quel genre d’expérience administrative avez-vous eue auparavant ? » « Qu’est-ce qui vous fait penser que vous êtes la meilleure personne pour cet emploi ? » Bien que diplômée en graphisme, celle qui, à 40 ans, affirme avoir toujours fait des tâches administratives, aspirer à un travail qui la rende heureuse, admet qu’elle n’en a jamais eu. Si l’activité proposée par l’entreprise de Melis ne demande aucune compétence, elle ne peut cependant pas être bâclée, car les feuilles doivent entrer lentement, une à une, dans la machine pour ne pas la bloquer.

SurplusProductionLine
SurplusProductionLine
Adrián Melis
Surplus Production Line, captures vidéo, 2014.
Photos : permission de l’artiste & Adn Galeria, Barcelone

L’employée est ainsi transformée en automate. Avec le tas de papiers lacérés qu’il déploie dans son installation, Melis aborde le problème de la répartition du travail dans une société où il y en a de moins en moins, la précarisation des emplois, ainsi que l’inflation des tâches bureaucratiques, valorisées par la classe dirigeante, les gestionnaires et les administrateurs. Peu d’entre elles sont réellement productives, comme s’il fallait que certains fassent ce genre de boulot pour donner l’illusion que tout le monde travaille. Les nouvelles industries qui sont apparues, les services financiers, le télémarketing, le droit des sociétés, l’administration scolaire et de la santé, les ressources humaines et les relations publiques, n’ont finalement pas ou peu d’utilité sociale5 5 - David Graeber, « On the Phenomenon of Bullshit Jobs: A Work Rant », Strike!, no 3, aout 2013, <strikemag.org/bullshit-jobs>.. Les tâches accomplies dans ces contextes conduisent souvent de surcroit à s’ennuyer terriblement. En créant un emploi sans intérêt ayant pour unique fin le gain d’une somme d’argent, Melis met aussi en lumière l’absurdité d’un travail conditionné par la seule obtention d’un salaire.

Être payé pour ne pas aller travailler

Le débat sur le revenu universel de base fait craindre aux détracteurs de cette idée la possibilité que les gens n’aient plus envie de travailler. Le risque est réel si l’on prend en considération ces emplois qui n’ont aucun sens. À Cuba, le système de production permet tellement peu aux salariés de s’accomplir que l’absentéisme s’est généralisé. Avec The Value of Absence. Excuses to be absent from your workplace (2010-2012), Melis met cette fois en exergue ce manque de motivation. Il propose aux travailleurs de les payer s’ils trouvent une bonne raison de ne pas aller travailler pendant une période d’une journée à un mois. L’installation, composée d’un bureau et d’un moniteur, présente l’enregistrement de conversations entre employeurs et employés au moment des appels passés pour s’excuser. Trois-cent-vingt-sept jours, soit près d’une année d’activité, ont ainsi été soustraits. Dans la liste que l’artiste dresse de ces excuses, on note des justifications classiques liées à la santé ou à celle des proches, aux accidents domestiques, mais aussi d’autres qui sont pour le moins étonnantes lorsque l’on sait qu’elles n’ont pas rencontré d’opposition de la part de l’employeur : aller à la plage avec des amis, déjeuner en famille, ne pas avoir envie d’aller travailler, être endormi, s’être fait voler le téléviseur à la maison, recevoir sa mère, aller chez le psychanalyste… Le manque de motivation est tel que les salariés semblent se prêter facilement au jeu. L’absentéisme progresse dans tous les secteurs de l’économie, y compris dans les pays capitalistes6 6 - En France, par exemple, voir Gaëlle Picut, « L’absentéisme touche un tiers des salariés français », Le Monde, 15 septembre 2015, <lemde.fr/2K5QWW3>.. On n’a jamais autant arrêté de travailler. Parmi les causes les plus souvent citées figurent les troubles musculosquelettiques et le stress, autre face de l’ennui.

Melis_Value of Absence
Adrián Melis
The Value of Absence. Excuses to be absent from your workplace, 2010-2012, vue d’installation, Adn Galeria, Barcelone, 2012.
Photo : Roberto Ruiz, permission l’artiste

Bien que nombre d’études montrent que la productivité n’est pas déterminée par le temps que l’on passe dans un bureau ou une entreprise, l’excès de travail est un signe statutaire qui laisse entendre que l’on est important et intéressant, tandis que prendre du temps pour soi est toujours considéré comme un symbole de paresse7 7 - Rutger Bregman, op. cit.. La connotation morale associée au travail reste importante. La vidéo The Working Life (2013) du collectif Superflex propose une stratégie d’adaptation sur un mode thérapeutique : une séance d’hypnose de 9 minutes 50 secondes dont l’objectif est de ne pas se sentir honteux à l’idée de ne pas travailler. La vidéo commence par une projection dans un immeuble où des centaines de personnes s’affairent : « Imaginez ce que ce serait que d’être un de ces travailleurs… » « Sentez ce que ce serait que de faire partie de cette communauté… » « Travailler avec vos collègues vous fait sentir bien ; vous savez exactement ce que vous avez à faire… » Au milieu de la séance, un dérèglement se produit : « Regardez vos mains aller de plus en plus vite… » « Vos collègues sourient, mais vous ne les reconnaissez plus… » « Vous parcourez les corridors de l’immeuble à la recherche d’un sens à donner à ce que vous faites. Vous courez […]. Vous paniquez ; vous ne savez pas pourquoi. » Le visage du thérapeute s’approche de plus en plus de la caméra. L’injonction est alors donnée de s’arrêter, d’entrer dans une pièce et de fermer la porte derrière soi. « Assis ici, paresseux, inutile, improductif… » « Il n’y a pas lieu d’avoir honte. » La fin de la séance nous incite à nous sentir libre : « Vous ne travaillez plus, vous ne vous sentez plus coupable. » [Trad. libre] Une fois la question de la morale détachée du fait de ne pas travailler se pose la question de la liberté retrouvée. Que faire de cette liberté ?

Avoir du temps libre en échange de rien

Dans ces conditions, donner du temps en échange de rien peut constituer un véritable enjeu sociétal et politique ; en 2016, Maria Eichhorn, avec 5 weeks, 25 days, 175 hours, fait fermer la galerie Chisenhale de Londres pendant plus de 5 semaines ou 175 heures d’activités pour libérer tous ses employés. Son idée est de tenter de suspendre la logique capitaliste de l’échange en donnant du temps sans contrepartie et de voir comment les employés utiliseraient celui-ci tout en conservant leur salaire. Pour éviter un travail à distance par courriel, l’artiste fait en sorte que les messages reçus pendant cette période soient effacés, une réponse automatique demandant à leurs émetteurs d’écrire à nouveau une fois que les employés seraient de retour au bureau8 8 - Katie Guggenheim et Polly Staple, Maria Eichhorn: 5 weeks, 25 days, 175 hours, Chisenhale Gallery, Londres, avril 2016.. L’exposition, précédée d’un symposium dans lequel les questions du temps libre, de la responsabilité et de l’investissement dans le travail sont débattues, montre la difficulté de créer un tel temps. Parmi les employés, certains expriment des réticences à ne pas travailler pendant cinq semaines. La directrice de la galerie, Polly Staple, explique quant à elle que son travail habituel, qui consiste surtout à amasser des fonds, lui laisse peu de temps pour réfléchir à des choses importantes comme la recherche artistique. Ce travail peu intéressant absorbe sa personne tout entière, même hors du temps passé à la galerie. On ne saura toutefois pas si les cinq semaines libérées lui auront permis de donner libre cours à sa réflexion artistique.

Reconquérir des temps improductifs

En appelant à ne pas travailler, suivant le mot d’ordre de Guy Debord, les situationnistes posaient la conquête du temps libre comme éminemment politique9 9 - C’est le cas aussi d’André Gorz, « Vers une révolution du travail : Bâtir la civilisation du temps libéré », Le Monde diplomatique, mars 1993, p. 13, <bit.ly/2urfrXl>.. David Graeber souligne par ailleurs que « la classe dirigeante a compris qu’une population heureuse et productive avec du temps libre est un danger mortel10 10 - David Graeber, loc. cit. [Trad. libre] ».

En 1995, Pierre Huyghe créait l’« Association des temps libérés », association « pour le développement des temps improductifs, pour une réflexion sur les temps libres, et l’élaboration d’une société sans travail11 11 - Déclaration parue au Journal Officiel du 5 juillet 1995. ». Cette proposition en réponse à l’invitation à participer à l’exposition Moral Maze au Consortium de Dijon doit être comprise comme un appel général à reconquérir un temps pour l’imaginaire. Au travail s’oppose une activité libérée de toute production. L’objet légal de l’association précise qu’il s’agit de faire connaitre ses idées en organisant « différentes réunions publiques, conférences, parutions, fêtes ». Comme cette description pouvait le laisser présager, peu de projets sont nés de cette association12 12 - The House or Home? (1995), projet de maison qui aurait été achetée par les artistes dans l’idée d’offrir un temps non productif, et Temporary School (1996), pour laquelle Dominique Gonzalez-Foerster, Pierre Huyghe et Philippe Parreno ont structuré les projets d’atelier auxquels ils étaient invités..

MariaEichhornat_5 weeks
Maria Eichhorn
5 weeks, 25 days, 175 hours, symposium, Chisenhale Gallery, Londres, 2016.
Photo : Mark Blower, permission de l’artiste
MariaEichhornat_5 weeks
MariaEichhornat_5 weeks
Maria Eichhorn
5 weeks, 25 days, 175 hours, vues d’installation, Chisenhale Gallery, Londres, 2016.
Photos : Andy Keate, permission de l’artiste

L’objet légal fait néanmoins écho à une réflexion sur le temps libre que Huyghe déploie pendant plusieurs années. En 1996, alors qu’il est invité par l’École municipale des beaux-arts de Châteauroux pour un atelier, il loue un autobus et emmène les étudiants en vacances. Après les avoir soustraits de leur objectif en apposant, sur la porte de la galerie, un écriteau sur lequel on pouvait lire « En vacances (Galerie fermée pour la durée de l’exposition) », il les accompagne sur le chemin de son enfance et jusqu’en Espagne en leur montrant des films qui ont été importants pour lui. Il ne s’agit donc pas, pour l’artiste, d’appeler à la paresse ou à l’oisiveté, mais d’inviter à reconquérir un temps détaché de toute exigence de production. Trois ans plus tard, Huyghe semble s’interroger sur la possibilité réelle d’une telle réappropriation. Le procès du temps libre, partie 1 : Les indices (1999), dont les indices sont constitués du Droit à la paresse de Paul Lafargue, d’une affiche présentant une femme nue allongée dans l’herbe et d’une feuille figurant un programme vierge de Marcel Broodthaers, semble constituer un paysage conceptuel inatteignable. Dans un entretien avec Hans Ulrich Obrist en 2006, il déclare qu’il n’est pas sûr que ce temps soit bien à lui : « J’ai fait usage de mes temps libres, mais peut-être que les temps libres ne m’appartiennent pas, peut-être que mes vacances ne m’appartiennent pas13 13 - « Entretien avec Hans Ulrich Obrist », dans Pierre Huyghe: Celebration Park, catalogue d’exposition, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris/ARC, et Londres, Tate Modern, 2006. ! » En effet, le temps libre lui-même risque d’être récupéré par le capitalisme : « Le temps de loisir a ainsi subi une double transformation : d’un côté, il est un temps de consommation ; de l’autre, un temps de “divertissement” au sens de “ce qui fait diversion ”, ce qui permet de regarder ailleurs, d’oublier les tracas de la vie réelle en étant absorbé dans le spectacle14 14 - Thomas Schauder, « Le “temps libre” dans cette société du divertissement fait-il notre bonheur ? », Le Monde, 18 avril 2018, <lemde.fr/2K2vktL>.… »

Il est légitime aujourd’hui pour les artistes de s’interroger sur la question du travail et de l’influence de l’économie de marché sur leurs activités. Le travail qui, au sens que l’on attribue à l’activité artistique, est un accomplissement de soi – le « vrai travail » au sens de Marx – est de plus en plus phagocyté par une activité d’entrepreneur polyactif, souvent complété par une activité de salarié peu gratifiante. Les artistes sont aussi confrontés à de nouvelles façons de gérer leur activité. Comme le souligne Pierre-Michel Menger, les revenus des artistes ne sont pas seulement liés à leur compétence ou à leur talent, mais dépendent en partie de leur compétence organisationnelle et entrepreneuriale15 15 - Pierre-Michel Menger, Le Travail créateur : S’accomplir dans l’incertain, Paris, Gallimard-Seuil (Hautes études), 2009.. Une pression administrative de plus en plus importante pour remplir des dossiers, les gérer… Une convergence de plus en plus importante entre le travail des artistes et le travail des autres travailleurs est alors notable. Les artistes ne sont d’ailleurs pas à l’abri du syndrome d’épuisement professionnel, comme le montre le cas de Jeppe Hein, dont le burnout a été médiatisé avant de déboucher sur une pratique artistique différente et, semble-t-il, plus épanouissante16 16 - Finn Janning, The Happiness of Burnout: The Case of Jeppe Hein, Cologne, Koenig Books, 2015..

La perte générale de sens conduit les travailleurs à vouloir davantage s’accomplir en créant leur propre activité et à rejoindre la spécificité de l’activité artistique : un travail indépendant, modelé sur l’incertitude17 17 - Pierre-Michel Menger, op. cit. et conduisant à un brouillage des frontières entre travail et loisirs. Il n’est pas étonnant alors que les artistes s’inquiètent de la diminution de leur temps improductif et qu’ils cherchent à contribuer à la réflexion sociopolitique sur la création du temps libre. 

Adrián Melis, Maria Eichhorn, Nathalie Desmet, Superflex
Cet article parait également dans le numéro 94 - Travail
Découvrir

Suggestions de lecture