Tous les chemins mènent au sida : refuser la fermeture de l’obturateur

Map

map
Ce texte explore la recherche d’une histoire de l’art crip au Québec en interrogeant les méthodologies archivistiques dominantes et l’effacement des artistes handicapé·es et Sourd·es. Il souligne les liens entre luttes queer, VIH/sida et handicap, plaidant pour une approche intersectionnelle. 

Pour cette résidence, je voulais expérimenter une méthodologie de recherche qui me permettrait d’aller à la rencontre de possibles compagnons et compagnes. Mon hypothèse était qu’ils et elles me guideraient peut-être là où une brèche dans l’histoire de l’art crip au Québec me serait accessible. Le terme crip trouve ses origines dans le mot anglais cripple, qui est connoté négativement et qui était employé pour désigner une personne handicapée. Il est devenu une insulte, puis une partie des communautés handicapées, folles1 1 - À l’instar de « queer » pour les communautés 2SIALGBTQ+ et « crip » pour celles de personnes handicapées, le terme fou est utilisé dans l’objectif de se réapproprier un terme négativement connoté, d’en modifier la signifiance et de repolitiser ce que l’on catégorise comme « personne souffrant d’une maladie mentale »., neurodissidentes, malades et Sourdes se le sont réapproprié positivement pour contester l’usage de termes « politiquement corrects » normalisant. Crip est donc un terme parapluie permettant de nommer les diverses communautés de personnes handicapées ainsi que leurs intersectionalités, notamment queers2 2 - Robert McRuer, Crip Theory: Cultural Signs of Queerness and Disability, New York, New York University Press, 2006..

C’est avec la cinéaste, commissaire et professeure Ariella Aïsha Azoulay que j’ai commencé cette enquête visant à désapprendre les archives et à mettre en place une pratique pour « trouver des précédents – ou du moins en supposant que des précédents puissent être trouvés3 3 - Ariella Aïsha Azoulay, Potential History: Unlearning Imperialism, Londres et New York, Verso, 2019. p. 36. [Trad. libre] ».

Lorsque Azoulay dit d’aller retrouver ces mondes potentiels précolonisés pour les faire ressurgir et les habiter ici et maintenant, je me pose les questions suivantes. Comment cela peut-il s’appliquer dans le cadre d’une recherche sur l’histoire potentielle de l’art crip au Québec ? Comment me retrouver, retrouver mon histoire familiale crip, sans l’usage de méthodologies archivistiques dominantes ? Qu’est-ce que la communauté crip sans l’emprise d’une catégorisation impérialiste ? Que faisaient les personnes handicapées, folles, malades, neurodissidentes et Sourdes des générations qui ont vécu avant, pendant et après l’institutionnalisation forcée au Québec ? De l’art ? Rien ? Où étaient-elles ? À l’hospice, à la maison, mortes, au pensionnat ou dans d’autres communautés marginalisées, queers ou artistiques ?

À la question « Où étions-nous, artistes handicapé·es et Sourd·es ? », je ne peux que répondre que nous n’étions là ni dans les conversations entourant les diverses mobilisations sociales (Révolution tranquille, lutte pour les droits de la personne) ou artistiques (Refus global, création des centres d’artistes autogérés) au Québec. Effectivement, à cette époque (et encore aujourd’hui, d’ailleurs), les personnes handicapées et Sourdes subissaient l’institutionnalisation forcée au Canada, c’est-à-dire entre autres l’obligation d’entrer aux instituts pour personnes Sourdes (1850-1980), aux pensionnats pour infirmes (1900-1960), aux orphelinats de Duplessis (1944-1960) ou, plus récemment, aux centres d’hébergement et de soins de longue durée. Même après leur désinstitutionnalisation, qui débute dès les années 1960, la majorité des personnes handicapées étaient laissées sans ressources et se retrouvaient dans d’autres formes d’institutions, telles que la prison, le centre d’hébergement ou l’hôpital psychiatrique. Tout comme d’autres identités marginalisées, nous n’étions pas de la partie lorsque des artistes ont entamé la création de possibilités d’autodétermination. Certes, des ateliers d’art-thérapie ou des formations aux métiers artisanaux étaient offerts. Toutefois, comme le souligne la chercheuse à l’Institut d’études féministes et de genre de l’Université d’Ottawa et spécialiste de l’histoire du handicap au Québec Suzanne Commend, c’était dans l’objectif de former des citoyen·nes utiles plutôt que des artistes4 4 - Susanne Commend, « Au secours des petits infirmes » : les enfants handicapés physiques au Québec entre charité et exclusion, 1920-1990, thèse de doctorat, Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal, 2018. p. 184..

Malheureusement, trop peu d’importance était donnée au travail de ces artisan·es (au contraire des signataires du Refus global, né·es à la même époque), ce qui a eu comme effet de n’offrir aucune documentation sur leur production artistique et leur identité. Face à ce constat, j’ai dû chercher conseil auprès d’Azoulay. Je l’ai imaginée me répondre : « Au lieu de te lamenter sur l’inaccessibilité de ces savoirs effacés, engage-toi dans un projet qui réclame ces savoirs autrement, avec d’autres personnes concernées. » Je me suis donc dirigé·e vers l’histoire de la crise du sida.

Dans l’article « Les affiches de PosterVirus : vues de la rue » publié dans Esse5 5 - Adam Barbu, « Les affiches de PosterVirus : vues de la rue », Esse, no 91 (automne 2017), p. 26-30., l’auteur Adam Barbu nous rappelle, à travers les affiches du projet PosterVirus installées dans des espaces publics partout au Canada sur le sujet du VIH/sida, que « notre société est tout sauf postsida ».

Comme le souligne Barbu, nous nous sommes collectivement convaincu·es que le sida était chose du passé, notamment en raison de quelques avancées médicales depuis les années 1990, des recherches que nous ne remettons en question que très rarement. Barbu va plus loin encore en pointant cette tendance, en temps de crise, à vouloir le retour à la normale, c’est-à-dire à la situation d’avant la maladie, et à y croire. Cela n’est pas sans rappeler la pandémie de COVID-19, qui est survenue quelque temps après la publication de son article et durant laquelle le même phénomène s’est reproduit. Cette « idée fantastique » de retourner au temps d’avant la COVID, d’effacer tous ses dommages – qui perdurent notamment pour celles et ceux qui vivent avec la COVID longue ou le deuil – ce qui n’est pas très différent de ce que Barbu énonce concernant les personnes séropositives.

De son côté, dans l’article « Les boîtes noires6 6 - Alex Noël, « Les boîtes noires », Liberté, no 341 (hiver 2024), p. 33-41, accessible en ligne. » publié dans la revue Liberté, Alex Noël s’intéresse plus spécifiquement au silence entourant le sida à Montréal, dont les artistes qui en sont mort·es avant d’avoir reçu quelque reconnaissance du milieu culturel. Noël fait le triste constat de l’effacement de cette autre pandémie autant du côté gouvernemental que du côté universitaire, historique ou artistique. À l’instar des artistes Sourd·es et handicapé·es, les artistes vivant avec le VIH ont très peu d’éléments sur lesquels s’appuyer pour une potentielle histoire crip, nécessaire pour entamer une éventuelle réconciliation avec l’histoire de l’art, mais surtout pour se connaitre, accéder au privilège – qui ne devrait pas en être un – de se chérir et se célébrer enfin.

Dans la présentation du dossier « Générations sida » pour la revue Spirale7 7 - Daoud Najm, « Présentation : générations sida », Spirale, no 248 (printemps 2014), p. 31-32, accessible en ligne., Daoud Najm cerne le sida non pas comme une crise ayant seulement été reléguée au passé, mais bien un sujet n’ayant plus « la cote » aujourd’hui, notamment dans le milieu des arts. Pourtant c’est au cœur de la culture que le militantisme contre la maladie a pris forme, un mouvement qui changera autant le milieu du design (notamment la création, par Gran Fury8 8 - Collectif d’artistes né de l’AIDS Coalition to Unleash Power, ou ACT UP, organisme de lutte contre la pandémie de sida des années 1980. ou General Idea, d’affiches et de vêtements alliant art, activisme et éducation ou la conception d’un logo représentant une lutte spécifique : le triangle rose, qui est devenu un sujet d’étude en marketing pour sa singularité et son efficacité), du cinéma (qui a créé son propre courant cinématographique et pallié les [non-]représentations médiatiques dominantes) et de la littérature (l’arrivée du mouvement de retour au corps comme sujet littéraire) que celui des arts visuels et médiatiques (pratique de l’autoreprésentation comme témoignage ou documentaire de la maladie, du milieu médical et du deuil). Dans ce numéro, Najm tente justement de pallier le désintéressement actuel, car non seulement la génération ayant vécue cette crise est toujours en vie et les nouvelles infections n’ont pas cessé (en 2023, l’Organisation mondiale de la Santé a dénombré plus de 1,3 million de séroconversions9 9 - « HIV and AIDS », World Health Organization, 22 juillet 2024, accessible en ligne.), mais, comme le rappelle Barbu, « nous ne lui connaissons toujours pas de remède et, plus encore, […] notre société continue d’exercer certaines formes de violence contre les personnes séropositives10 10 - Adam Barbu, loc. cit., p. 28. ».

Daryl Vocat_We Are Not Criminals
Daryl Vocat
We Are Not Criminals, 2011.
Photo : permission de PosterVirus

Les méthodologies archivistiques dominantes sont une pratique de la séparation, de la compartimentation, de l’isolement et de l’extraction11 11 - Ariella Aïsha Azoulay, op. cit., p. 229.. Effectivement, autant dans l’imaginaire collectif que dans son traitement dans les milieux de la recherche et de la création, le VIH/sida est souvent abordé comme une catégorie en soi, isolée ou tout au plus annexée à la catégorie « queer », mais pas ou très peu à la catégorie « handicap ».

Pourtant, non seulement les luttes des personnes handicapées, Sourdes, folles et neurodissidentes rejoignent et croisent celles des personnes malades, mais les militant·es durant la crise du sida des années 1980 étaient des artistes vivant avec le VIH. Ils et elles ont eu un impact indéniable tant sur nos vies capacitées qu’altercapacitées. Par exemple, lors de la 5e Conférence internationale sur le sida, qui s’est tenue à Montréal en 1989, conférence exclusive aux politicien·nes et aux scientifiques, des militant·es vivant avec le VIH et leurs alliés (ACT UP New York, AIDS ACTION NOW! et Réaction Sida) ont réussi à infiltrer l’ouverture de la conférence et à promulguer le Manifeste de Montréal 1989. Celui-ci exigeait entre autres de mettre en place des lois protégeant les droits des personnes séropositives, de reconnaitre les inégalités dans l’accès aux traitements, notamment hors de l’Occident et pour les femmes, ainsi que « la réaffectation immédiate des dépenses militaires engagées par tous les pays du monde au profit de leurs services sociaux, médicaux et d’hygiène12 12 - AIDS ACTION NOW! et ACT UP New York, Le Manifeste de Montréal : déclaration internationale des droits et des besoins de la personne atteinte du VIH, 1989, accessible en ligne. ».

Shan-Kelley_BloodyPositive
Shan Kelley
DEAD TIRED OF BEING SO BLOODY POSITIVE, 2016.
Photo : permission de PosterVirus

Les milieux de la santé et de la recherche au niveau mondial en seront complètement transformés étant donné que les militant·es ont pu faire comprendre l’importance de considérer et d’impliquer les premières personnes concernées par le VIH, c’est-à-dire celles qui en sont atteintes. Ce n’est pas sans rappeler l’utilisation du slogan « Rien sur nous sans nous13 13 - Ce slogan a marqué l’histoire et les luttes pour la justice autour du handicap en Occident. » par des militant·es handicapé·es de partout dans le monde depuis des décennies.

Dans Potential History, Azoulay propose plutôt de s’attarder à la résistance des communautés et d’approcher les archives non pas comme « une fenêtre sur le passé14 14 - Crosstalks, « Ariella Aïsha Azoulay: Unlearning Imperial Violence », vidéo, YouTube, 18 décembre 2023, 88 min 56 s, accessible en ligne. », mais bien comme un accès au refus de ces communautés d’être reléguées à ce qui a été, à ce qui n’est plus.

En parcourant les archives des militant·es montréalais·es des années 1980 lors de la crise du sida, j’ai pu pratiquer ce désapprentissage du nouveau et des archives. C’est notamment la posture franchement intersectionnelle dont ces images témoignent qui m’a frappé·e. Évidemment, le terme « intersectionnel », dans son acception contemporaine, n’était pas utilisé à ce moment-là afin de nommer la posture de ces militant·es. C’est plutôt à même le faire que la posture intersectionnelle se manifeste.

Notre histoire de l’art débute peut-être avant la crise du sida, mais celle-ci en est tout de même un élément majeur – une histoire à (re)trouver, à connaitre, à célébrer. Ce qui était déjà là et qui continue d’exister.

Affiche par Marc Pageau, ACT UP, Montréal, 1992.
Photo : Archives gaies du Québec, 2022
Manifestation d’ACT UP Montréal lors de la Journée mondiale du sida à Montréal, 1er décembre 1990.
Photo : René LeBoeuf, Archives gaies du Québec, 2022
Manifestation d’ACT UP Montréal lors du défilé de la fierté LGBTQ+ à Montréal, 24 juin 1991.
Photo : René LeBoeuf, Archives gaies du Québec, 2022

Cette histoire n’a pas attendu l’émergence d’une théorie critique pour définir les contours de ses dépossessions et l’urgence d’y résister15 15 - Ariella Aïsha Azoulay, op. cit., p. 36.. Les méthodologies crip actuelles, les outils d’analyses de plus en plus discutés au sein de nos institutions, telles l’intersectionnalité et la multidimensionnalité, respectivement théorisées par Kimberlé Williams Crenshaw (1991) et Darren Lenard Hutchinson (2001), ont des précédents. Pourtant, les institutions approchent les enjeux d’équité, de diversité et d’inclusion comme si tout cela était nouveau.

Comme on peut le constater à travers les images d’archives présentées ici, il semblait déjà exister, au sein des mouvements de lutte contre le sida des années 1980, une mise en pratique de cette « inclusion et diversité ». On remarque même l’utilisation d’une écriture épicène sur les affiches, une écriture inclusive qui aujourd’hui est toujours un sujet de débat et que l’Académie française refuse de reconnaitre comme légitime.

Pour Barbu, les affiches de PosterVirus sont à la fois un investissement de ce qui a été, notamment des créations de Gran Fury, un déplacement des méthodologies dominantes de commissariats et d’études queers « qui ont le pouvoir de modeler les attitudes, les comportements et les réactions ».

Pour Noël, les archives alternatives lui ont permis d’accéder à des compagnons oubliés dans de petites boites noires des Archives gaies du Québec : Guy Fréchette, Luc Caron et Kalpesh Oza. Une sorte de « legs, un fardeau magnifique, que l’on se transmettrait désormais d’une génération de queers à l’autre16 16 - Alex Noël, loc. cit., p. 39. ».

Pour Najm, c’est dans ce « tout ce qui aurait pu être » : ces rêves, promesses, projets d’artistes emporté·es par le sida, autant d’icônes, comme Freddie Mercury du groupe Queen, que d’ami·es artistes complètement méconnu·es du public, qu’il serait possible de ne pas laisser que des mort·es de cette période « démodée ». C’est un conditionnel qui devient sans cesse présent17 17 - Daound Najm, « Veilleuses / Nan Goldin de Martine Delvaux, Héliotrope, “Série ‘K’”, 116 p. / Diamanda Galás de Catherine Mavrikakis, Héliotrope, “Série ‘K’”, 112 p. », Spirale, no 248 (printemps 2014). p. 53-55.. Ces auteurs et autrices offre des pistes pour désapprendre le nouveau à travers les archives et réactualiser la possibilité de nos histoires, de nos avenirs. Pour ma part, c’est d’avoir trouvé cette brèche que j’espérais tant, l’accès à une potentielle histoire de l’art handicapé au Québec. C’est une brèche qui s’est manifestée loin des méthodes d’archivage qui nous déchirent. C’est-à-dire dans cet élan et désir profond d’habiter les archives d’ACT UP Montréal, de me joindre à leurs efforts à retenir la fermeture de l’obturateur photographique -qu’Azoulay compare à la tombée d’une guillotine- et d’investir une solidarité intersectionnelle et multidimensionnelle. Ce n’est pas de se demander comment nous pourrions faire demain, mais plutôt comment nous avons fait hier18 18 - Ariella Aïsha Azoulay, op. cit., p. 39., de sorte que la multitude de nos fragments puisse se rassembler hors d’une temporalité du progrès, dans laquelle les artistes crip ne sont ni pensé·es ni désiré·es.

Map est artiste-chercheur·e et fondateur·ice de DC–Art Indisciplinaire, un centre d’artistes dédié à l’art sourd et handicapé. Iel détient une maitrise avec mention d’excellence en recherche-création (UdeM). Iel termine une formation en interprétation Langue des Signes Québécoise-Française dans un souci de repenser les fonctions des milieux de l’art. Son travail a été présenté à Tiohtiàke, Wôbanakiak, Nitassinan, Tkaronto et Szczecin. D’ordre performatif, sa pratique de création de situations transforme l’état des environnements (im) matériels par un agencement de moves particuliers, où ses déplacements sont ses matériaux du fait de s’y engager dans l’étrangeté de ses propres processus neuroqueer.

Liens vers les articles cités : Suzanne Commend Adam Barbu Alex Noël Daoud Najm

Ariella Aïcha Azoulay, General Idea, Gran, Map
Ariella Aïcha Azoulay, Daryl Vocat, General Idea, Gran, Map, Shan Kelley
Ariella Aïcha Azoulay, Daryl Vocat, General Idea, Gran, Map, Shan Kelley
Ariella Aïcha Azoulay, Daryl Vocat, General Idea, Gran, Map, Shan Kelley
Ariella Aïcha Azoulay, Daryl Vocat, General Idea, Gran, Map, Shan Kelley
Ariella Aïcha Azoulay, Daryl Vocat, General Idea, Gran, Map, Shan Kelley
Ariella Aïcha Azoulay, Daryl Vocat, General Idea, Gran, Map, Shan Kelley
Ariella Aïcha Azoulay, Daryl Vocat, General Idea, Gran, Map, Shan Kelley
Ariella Aïcha Azoulay, Daryl Vocat, General Idea, Gran, Map, Shan Kelley

Suggestions de lecture