L’orchestre d’hommes-orchestres, Tintamarre Caravane, quais du Bassin-Louise, Québec, 2008.
photo : Patricia Labrie
Il s’agit là d’une incision de mots provenant de l’essai de Louise Déry, Commissaire : l’amour t’expose ! [« Notre commissaire exposé par l’amour sait que la forme de l’exposition est un texte. »] Ce prélèvement, je le vois aussi traverser les salles de tout projet dans le cadre duquel les archives font œuvre d’histoire.

La constitution d’un portfolio est en soi un acte d’exposition ; il repose sur une sélection, sur un agencement sensible dans le cadre duquel une œuvre devient une image de médiation entre quelqu’un qui la connaît et quelqu’un qui connaît autre chose1 1  - Cette idée s’énonce comme une conclusion personnelle à une problématique soulevée par Manuel Borja-Villel lors d’une conférence prononcée dans le cadre du colloque The Now Museum: Contemporary Art, Curating Histories, Alternative Models organisé par CUNY Graduate Center, Independent Curators International et le New Museum de New York, en mars 2011. Voir à ce sujet www.ici-exhibitions.org/index.php/site/events/the_now_museum.. Le choix de publier en privilégiant une thématique, pour une revue comme esse, est lui aussi un acte commissarial ; il vise à faire état des problématiques sous-jacentes à un sujet de recherche. Partant de ces constats, comment développer l’iconographie d’un tel thème : Commissaire.

Il fallait a priori envisager la lecture de chaque essai comme un espace où s’accroche une pensée, puis tenter de concevoir chaque page, non pas en tentant d’illustrer le propos des auteurs – ce qui me semble en soi impossible –, mais en prenant la lunette du lecteur, celui qui parcourt cette pensée à voix haute, en développant des traversées singulières, puisque subjectives, entre visuel et textuel.

Pour développer une iconographie liée à toute pensée, il faut premièrement opérer des prélèvements, ce qui consiste à faire des choix. Mon premier réflexe a donc été d’inventorier les verbes d’action employés par les auteurs afin de décrire le rôle du commissaire, comme si cet inventaire pouvait m’offrir un nuancier de ses traits, figurer un profil typé.

À voix haute, je me représente la tête de ce supercommissaire. Il pourrait ressembler à cette œuvre de Shary Boyle : un exemple de polyvalence au regard ubiquiste. Si la liste de verbes prélevés rend compte du champ d’action du commissaire, l’œuvre d’erwin wurm qui apparaît en couverture, Be Nice To Your Curator, elle, se veut une prescription ­d’humour et d’autodérision au sujet de la relation effective entre artiste et commissaire. L’artiste autrichien s’investit depuis plusieurs années dans une démarche qui met à l’épreuve la définition de la sculpture. Avec le projet Don’t Trust Your Curator, ce dernier ironise et propose une vision subversive des rapports que l’artiste entretient avec les institutions.

Les essais du présent numéro « s’entendent » sur un constat. Au cours des deux dernières décennies, nous avons assisté à l’historicisation de la figure du commissaire. Une grammaire de l’exposition s’est établie, un répertoire de gestes liés à son rôle a été circonscrit. En ce sens, un abécédaire du commissaire semble s’être naturellement constitué sur les bases du monographique, du rétrospectif et du thématique. Toutefois, cette histoire de la muséographie québécoise reste à écrire. Qui osera se risquer à la tâche ?

Shary Boyle, Untitled (Spider and Pentagram), 2004.
photo : Rafael Goldchain,
permission de l’artiste | courtesy of the artist & Jessica Bradley Art + Projects

Parmi les questions qui demeurent fondamentales en regard de la pratique : Comment produire du savoir, de la connaissance, au sein de l’exposition ? Comment, dans un même espace physique, faire coexister plusieurs temporalités ? Plusieurs spatialités ? Plusieurs identités ? À partir du moment où on a vu le rôle du commissaire légitimé, on a aussi vu la possibilité de l’intervertir avec d’autres figures. Quelles sont les figures contemporaines du commissaire ? Et quels sont les modèles émergents d’inscription de l’art au sein de sa propre histoire ?

Les essais rassemblés dans ce numéro suscitent de multiples questions. On m’a donné la chance de pointer certains passages en vue de les mettre en parallèle avec divers projets d’artistes. En revanche, des images ont émergé à des endroits où je ne les attendais pas. Je les ai accueillies ainsi.

Les images des projets de Shary Boyle, L’orchestre d’hommes-­orchestres, Frédéric Lavoie, Kent Monkman, Jacynthe Carrier ont donc été rassemblées à la suite d’un travail de prélèvement, autant d’incisions opérées à même la matière brute d’une revue : la pensée. Il faut envisager la lecture de chaque essai comme une marche guidée à travers une salle, un portfolio constituant une iconographie singulière donnée à une exposition collective de la pensée.

« Plutôt que de fonder leur approche de la production d’expositions sur des conventions d’histoire de l’art, ces conservateurs avaient une pratique critique dans le cadre de laquelle ils expérimentaient à partir de la nature même de la forme d’exposition. »

Sophia Krzys Acord

Expérimenter, c’est mettre à l’épreuve, provoquer un phénomène et l’étudier. C’est dans l’action, dans le faire, que l’exposition se construit, à tâtons. Toutefois, puisqu’une œuvre peut voir son sens modifié par le voisinage que le commissaire lui impose, il est important d’expérimenter par les mécanismes de l’accrochage, et essentiel d’écouter les conversations ainsi engendrées, surtout celles qui n’étaient pas anticipées, celles qui se révèlent en marge. Expérimenter, c’est connaître par l’expérience afin de dire à voix haute. C’est donc aussi : savoir écouter.

L’orchestre d’hommes-orchestres, Tintamarre Caravane, quais du Bassin-Louise, Québec, 2008.
photo : Patricia Labrie
L’orchestre d’hommes-orchestres,
Tintamarre Caravane, quais du Bassin-Louise, Québec, 2008.
photo : Maya
L’orchestre d’hommes-orchestres, Ciné-parc, Lachine, 2010.
photo : Nicole Villiger

« À l’instar des chefs d’orchestre, les nouveaux commissaires sont recherchés par les établissements pour leurs réseaux personnels étendus, leurs aptitudes sociales charismatiques, leur expertise sur un sujet donné et leur puissante vision créatrice, plutôt que pour leurs diplômes d’études supérieures en histoire de l’art. »

Sophia Krzys Acord

Soudainement, au milieu de réflexions que je qualifierais de sérieuses, un camion est apparu dans l’intertexte : celui de L’orchestre d’hommes-orchestres. Utilisé pour les projets du collectif, tantôt comme camion de Barbarie, tantôt comme générateur de mémoire collective, il se présente toujours là où on ne l’attend pas.

« Exposer en vrac, n’importe comment, sans structurer a minima le propos artistique, c’est risquer de faire prendre ce vrac pour la nature même de l’art vivant.  »

Paul Ardenne

Écouter des images. Trier le barda. Structurer une lecture. Sonoriser sa texture. Suivant cette chaîne de verbes, la vidéo BARDA a été réalisée par Frédéric Lavoie. À partir d’images documentaires, un montage a été constitué par l’artiste en vue de réaliser en diptyque cette installation vidéo. Plusieurs bruiteurs ont été invités à sonoriser les images : des documents captés dans la ville, des extraits sélectionnés pour leur potentiel de complexité acoustique. En résulte l’expérience d’une écoute multiphonique simultanée dont la structure offre la possibilité de privilégier l’une ou l’autre des sources sonores.

Frédéric Lavoie, BARDA, capture video | video still, 2011.
photos : permission de l’artiste | 
courtesy of the artist

« Leur première règle, se mettre au service de l’artiste ; n’exposer, de l’art qu’on expose, que ce que l’on connaît à fond, et selon une logique qui est celle des artistes d’abord.  »

Paul Ardenne

Connaître. Il est satisfaisant d’insister sur ce verbe. Exposer ce que l’on connaît à fond. Une excellente idée n’a jamais de fond. Une idée n’est pas un trait, mais une constellation. Tout comme les connaissances assignées à un rôle actif, elles sont touchées par le présent, celui de l’exposition qui les rassemble et les anime.

« Cette critique est entre autres possible grâce au rôle du commissaire qui, en mettant en scène sa propre subjectivité – ses “obsessions” pour reprendre une expression de Szeemann –, permet au débat et à la polémique d’avoir lieu.  »

Jean-Philippe Uzel

Le dispositif de la mise en scène est fréquemment employé par les artistes, notamment afin de revisiter des événements historiques et d’en proposer diverses formes de réécriture. Dans le cadre d’une réflexion orchestrée par Kent Monkman autour de deux allégories bibliques, le lavement des pieds du Christ par Marie-Madeleine et la trahison de Samson par Dalila, une série d’artefacts autochtones et européens ont été empruntés aux collections du Musée des beaux-arts de Montréal et du Musée McCord puis disposés de manière à reconstituer ce que pourrait être la collection de Miss Chief Eagle Testickle, l’alter ego de l’artiste. Dans ce contexte, son usage de la mise en scène permet de réactualiser avec finesse et humour les rapports d’assujettissement qui ont marqué les relations entre les Premières Nations et les colonisateurs européens. 

Kent Monkman, Mary, 2011.
 photos : Edward Kowal © Kent Monkman,
permission | courtesy Bailey Fine Arts
& Pierre Francois Ouellette Art Contemporain, Montréal
Kent Monkman, C’est avec la Couronne que j’ai
conclu un traité, vue de l’installation | exhibition view,
Galerie Leonard & Bina Ellen, Montréal, 2011.
photo : Paul Smith, permission | courtesy
Galerie Leonard & Bina Ellen, Montréal

« Le propre du commissaire est bien de s’exposer, comme lui reprochait Buren en 1972, mais de s’exposer aux deux sens du terme : il s’expose en exprimant sa subjectivité d’auteur par la sélection
et l’agencement des œuvres, mais il s’expose également à la critique, pour le meilleur et pour le pire, en donnant un visage à l’institution. »

Jean-Philippe Uzel

« Le plus bel énoncé de la muséologie nous a été offert par l’historien de l’art Hubert Damisch, “l’amour m’expose”. C’était en 1989. J’ai souvent cité cette phrase et je continue de la trouver, après plus de vingt ans, aussi pertinente que nécessaire. »

Louise Déry

Là où l’œuvre expose, l’artiste s’expose. Et le commissaire n’échappe pas à la règle.

Jacynthe Carrier, À l’errance, capture video | video still, 2010.
photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist
Jacynthe Carrier, Rites, capture video | video still, 2010.
photos : permission de l’artiste | courtesy of the artist
Jacynthe Carrier, Exercice énergétique, 2009.
photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist

« Une exposition ne se termine jamais vraiment, et le décrochage n’entrave en rien la force de l’imaginaire. »

Louise Déry

Même si aucune image du projet n’est autorisée à être publiée, le projet de Tino Sehgal, réalisé au Guggenheim en 2010, peut tout de même être évoqué ici. Le visiteur était invité à marcher tout au long de la spirale, une forme architecturale caractéristique de ce musée, mais aussi représentative de la conception linéaire du temps ; il était invité à discuter avec des interlocuteurs de différentes générations : un enfant, un adolescent, un adulte, un aîné. Chaque médiateur « œuvrait » en mettant en question nos valeurs, nos conceptions philosophiques. Il est vrai, une œuvre est une conversation qui ne se termine jamais. Elle peut imprégner notre imaginaire, au-delà du présent de son accrochage.

« Son propos était d’identifier les différents modèles institutionnels afin de constituer un paysage des institutions artistiques et de leurs stratégies significatives d’un engagement critique. »

Nathalie Desmet

Constituer un paysage. Il s’agit d’une idée propre au commissariat, mais probablement empruntée à même le vocabulaire de la production artistique. Jacynthe Carrier a notamment bâti sa pratique sur l’intention d’investir le paysage. En constituant des tableaux vivants au moyen de personnages qui se présentent comme des mots/valises, elle sculpte des manières d’habiter un espace sans pour autant y appartenir.

« L’intérêt est de savoir comment mettre en exposition ou “commissarier” l’état et le statut de l’œuvre perdue, dans un contexte qui cherche à provoquer la réflexion sur les enjeux épistémologiques de la collection et de la conservation. »

Michèle Thériault

L’acquisition d’une œuvre au sein d’une collection comporte pour l’institution un devoir moral : celui de lui assurer une pérennité. Toutefois, en cas de vol, il serait amoral de présumer que l’objet n’existe plus. Il faut malgré tout préserver sa mémoire. Pour le commissaire, l’exposition peut alors être envisagée comme une possibilité de faire exister ces œuvres physiquement indisponibles, notamment en usant de la performativité de certains documents. En exposant les constats de vol d’œuvres disparues, Mélanie Rainville a démontré qu’il est possible de réactiver leur présence au sein d’une collection, et ce, sans pour autant fétichiser leur absence.

Erwin Wurm, Frédéric Lavoie, Jacynthe Carrier, Kent Monkman, L’Orchestre d’Hommes-Orchestres, Marie-Eve Beaupré, Shary Boyle
Cet article parait également dans le numéro 72 - Commissaires
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