Mutations

Anne-Marie Dubois
Le Magasin Général : studio international en création multidisciplinaire, Rivière Madeleine
Du 8 juillet au 5 août 2016
Le Magasin Général : studio international en création multidisciplinaire, Rivière Madeleine
Mutations, vue d'exposition, Le Magasin Général – Studio international en création multidisplinaire, Rivière Madeleine, 2016.
Photo : Le Magasin Général – Studio international en création multidisplinaire
[In French]

Le Magasin Général : studio international en création multidisciplinaire, piloté par l’enthousiaste duo d’artistes composé de Jacky Georges Lafargue et Louis Couturier, récidive cette année en nous offrant une exposition au large de l’habituel parcours estival fluvial. En effet, à pareille date l’année dernière, le centre de création s’offrait le prétexte d’une résidence de l’artiste et professeure Evelyne Leblanc-Roberge pour inaugurer le lieu à travers l’exposition Tactiques de camouflage1 1  - https://esse.ca/en/reviews/tactiques-de-camouflage/. Niché là où le St-Laurent s’éprend de la mer dans le petit hameau de Ste-Madeleine-de-la-Rivière-Madeleine en Gaspésie, le tout aussi poétique Magasin Général doit son nom à sa vocation passée, lieu incontournable des rencontres villageoises de jadis. Une attitude qui n’est pas étrangère au parcours artistique de Lafargue et Couturier, œuvrant depuis plus de vingt ans à divers projets artistiques collaboratifs dont la volonté se cristallise autour de l’idée de rencontre.

Mutations, titre de cette deuxième mouture du Magasin Général, ne manque pas d’actualité considérant les impondérables qui ponctuent aujourd’hui le paysage de la Gaspésie, comme celui de la majorité des régions au Québec d’ailleurs : exode rural, dénatalité, centralisation des pouvoirs, réorientation économique… Loin d’adopter un ton alarmiste ou moralisateur, l’exposition en appelle au contraire au pouvoir catalyseur de ces localités de « bout-du-monde », à savoir les gens eux-mêmes. Sous le commissariat d’André-Louis Paré, Mutations se prête plutôt au jeu des rencontres avec une approche humaine et complice, comme en fait foi la présentation extérieure des œuvres, ne laissant d’autre choix aux habitués de la route 132 que de les côtoyer quotidiennement.

Mutations, vue d’exposition, Le Magasin Général – Studio international en création multidisplinaire, Rivière Madeleine, 2016.
Photo : Le Magasin Général – Studio international en création multidisplinaire

C’est donc sous la forme d’un cinéma en plein air que se présente d’emblée Mutations. Officiant sur le terrain vacant devant le Magasin Général et colligées en deux segments de 53 minutes chacun, les œuvres vidéographiques d’Isabelle Hayeur et d’Emmanuelle Léonard se partagent la programmation des nocturnes, proposant des fresques intimistes où la nature et l’humain se redéfinissent à l’aune des changements propres à leur contemporanéité. Les paysages à la fois industriels et ruraux de Hayeur sont ainsi soumis à l’entropie ou l’altération et traduisent un déracinement profond, celui de l’être humain à l’égard de son environnement. Sous le couvert de l’entretien, Léonard adopte pour sa part un point de vue sociologique afin d’aborder les thèmes de la mort, du temps qui passe ou de celui qui vient. Loin d’être impassible, l’esthétique documentaire privilégiée par l’artiste lui permet de dresser un portrait sincère et touchant de communautés marginalisées (religieuses, clientèle d’un bar, ainés). Quoique sensibles aux transformations induites par les technologies et conscients des enjeux sociaux et environnementaux à venir, leur simplicité et leur candeur émeuvent, soulignant sans prétention notre condition humaine.

Le bâtiment lui-même n’est pas en reste alors que se détache d’une lucarne la rétro projection de The End, une œuvre percutante de Léonard où un personnage rendu aphasique par l’archaïsme intrinsèque du support (un film super 8) fait inlassablement ses adieux à un je-ne-sais-quoi de révolu. Une antinomie éloquente qui fait écho au titre de l’exposition dans la mesure où elle évoque une certaine forme d’itération historique ou à tout le moins, de cycle de régénérescence. On retrouve également sur la façade de l’édifice Remous, une photographie surdimensionnée puisée de Underworlds, une série de Hayeur où l’artiste élucubre autour de l’impact néfaste de l’humain sur son habitat naturel. Documentant des espaces aquatiques pollués à l’aide d’une caméra submersible, l’image force la prise de conscience écologiste tout en offrant un clin d’œil entendu au fleuve St-Laurent juste derrière, lui-même en proie aux spéculations pétrolières et gazéifères.

Sébastien Cliche, Le Ruban, vue d’installation, Le Magasin Général – Studio international en création multidisplinaire, Rivière Madeleine, 2016.
Photo : Sébastien Cliche

Réalisée spécifiquement pour l’occasion, l’installation vidéo Le ruban de Sébastien Cliche invite quant à elle à s’abîmer dans une histoire en perpétuelle recomposition. Sous la forme d’une mise en abyme, Le ruban nous transporte à l’intérieur d’un conte schizophrène où le fil conducteur semble être ce même camion-remorque où il nous faut prendre place –littéralement –, afin de rencontrer l’œuvre. En une espèce de filature reprenant les codes cinématographiques du road trip, l’artiste nous montre autant le faire de l’image (montage, travail de l’image, effets visuels, etc.) que le faire du récit (dialogues, rythme, report d’événements, textes, etc.), multipliant les possibilités narratives en un dispositif récursif et autorégulé qui rappelle Le sommeil trouble de l’opérateur présenté au Circa et au Sporobole en 2015. Cette fiction performative invite à porter un regard créateur sur le monde et les incalculables interrelations qui le définissent et le renouvèlent incessamment.

L’exposition du Magasin Général demeure avant tout l’expérience d’une proximité humaine qui fait mouche, puisque la seule envie que l’on ait après y avoir mis les pieds, c’est indéniablement d’y retourner.

Anne-Marie Dubois, Emmanuelle Léonard, Isabelle Hayeur, Sébastien Cliche

Suggested Reading