Maryse Goudreau
Dans l’œil du béluga
du 29 avril au 22 juillet 2023

Photo : Jean-Michel Naud, permission de la Galerie d'art Foreman, Sherbrooke
du 29 avril au 22 juillet 2023
[In French] Dans l’œil du béluga est une exposition monographique de l’artiste gaspésienne Maryse Goudreau dont le commissariat est assuré par Noémie Fortin. Un souffle marin accueille les visiteurs et visiteuses à la Galerie d’art Foreman de l’Université Bishop’s : portraits de béluga, peaux de phoque au sol, images maritimes imprimées sur des toiles suspendues au plafond… impossible de ne pas se sentir immédiatement transporté·e en Gaspésie. D’emblée, on nous invite à retirer nos chaussures pour vivre une expérience multisensorielle qui s’adresse à tous les groupes d’âge, mais avant tout aux jeunes.
L’œuvre vidéo Népi (2023) est diffusée en boucle sur un écran disposé très près du sol. On assiste à l’impressionnant sauvetage d’un jeune béluga égaré dans la rivière Népisiguit. À travers la caméra de l’artiste, on est témoin de la capture de Népi dans la rivière à l’aide d’une civière, de son transport en camionnette, de son vol d’avion et enfin de son relâchement dans la pouponnière de bélugas à Cacouna. Déjà, on voit poindre une tension entre un sauvetage de grande ampleur et une problématique complexe sous-jacente : celle du déclin constant de la population de bélugas, espèce en voie de disparition depuis 2014. En tant qu’espèce dite sentinelle, c’est-à-dire dont le déclin indique de sérieux changements climatiques, le béluga nous fait réfléchir à l’instabilité grandissante de l’environnement, dont les humain·es sont à l’origine. Goudreau est soucieuse d’adopter un discours critique par rapport au béluga et à ce qu’il représente. Plus qu’un hommage, l’entièreté de l’exposition se veut un effort d’empathie interspécifique où le public est invité à spéculer sur l’expérience de Népi : qu’est-ce qui l’a conduit jusqu’à la rivière Népisiguit ? qu’a-t-il ressenti lors de sa capture, pendant son périple, puis à son relâchement ? Dans la même veine, Se laisser porter (2023) est une installation immersive qui reprend la forme de la civière utilisée pour transporter le jeune béluga. Disposée sur un matelas d’eau, la civière faite de peaux de phoque permet aux gens d’imiter la posture, voire l’impuissance de Népi, au ras du sol.


Se laisser porter, vue d’installation, galerie d’art Foreman, Sherbrooke, 2023.
Photos : Jean-Michel Naud, permission de la Galerie d’art Foreman, Sherbrooke
L’idée de sauvetage traverse de part en part Dans l’œil du béluga – le sauvetage de Népi, certes, mais aussi la sauvegarde fort incertaine de l’espèce. Comment affronter l’extinction du béluga ? Comment l’accompagner dans sa disparition quasi certaine ? Loin d’éviter ces questions difficiles, l’artiste se fait un devoir d’explorer avec sensibilité la mort, individuelle et collective, du béluga. Ceux et celles qui les voient (2023) est une courte vidéo qui montre une femelle béluga échouée sur la berge. Un tracteur la soulève et elle est ensuite transportée dans un centre où des étudiant·es en médecine vétérinaire effectuent sa nécropsie. Tour à tour, on voit leurs visages crispés et contrits exprimer à la fois la concentration et la tristesse.
Avec Les mousses du site de baleiniers (2019), œuvre photographique adjacente à la vidéo, Goudreau fait poindre une lueur d’espoir. Le paysage photographié est celui d’une plage rocailleuse aride. Ayant servi de site de dépeçage des baleines chassées en mer pendant une centaine d’années, la grève inhospitalière est désormais couverte d’une légère couche de mousse vert tendre. D’une certaine manière, les corps de baleine ont nourri la berge et permis à une vie végétale d’émerger, la mort d’une espèce contribuant à la vie d’une autre. L’artiste nous invite ainsi à considérer natalité et extinction, vie et mort, comme les deux côtés d’une seule et même médaille : impossible de penser l’un sans l’autre.
L’installation sculpturale participative Rejouer la pouponnière (2018) est constituée de deux sculptures de dos de béluga en marbre blanc disposées sur des tabourets devant une grande toile où l’on voit une photographie de l’animal. L’artiste encourage les visiteurs et visiteuses à prendre les sculptures dans leurs bras, comme des nouveau-nés fragiles qu’il faut manier avec délicatesse et soin. Deux paires d’écouteurs sont également mises à leur disposition. En les enfilant, on peut entendre les sons, tantôt comiques, tantôt lugubres, que les bélugas utilisent pour communiquer entre eux. Derrière la toile, on découvre des « pousses de béluga ». Baignées par la lumière verte, des queues de béluga miniature blanchâtres sortent de la terre, comme des pousses qui se pointent le bout du nez le printemps venu.

Rejouer la pouponnière (détail), 2018, vue d’installation, Galerie d’art Foreman, Sherbrooke, 2023.
Photo : Jean-Michel Naud, permission de la Galerie d’art Foreman, Sherbrooke
L’installation Ceux et celles qui écoutent les baleines (sanctuaire des baleines) (2021) reprend ce motif. Plutôt que d’être enfouis dans la terre, les microbélugas sont disposés dans une cage. Mais cette cage n’est qu’une partie d’une installation de bien plus grande ampleur. L’œuvre prend la forme d’une armoire massive dont les portes ouvertes invitent le regard. On y découvre une pléthore de variations sur le motif du béluga : objets trouvés, microbélugas, images d’archives, un œil de béluga en granite de Stanstead (région où est située la Galerie d’art Foreman). L’artiste décrit ce sanctuaire comme un espace de retraite où il est possible de faire le deuil du béluga, mais également un espace dont elle aurait aimé faire l’expérience lorsqu’elle était jeune et complètement obnubilée par tout ce qui touchait de près ou de loin à ce cétacé. Entre fascination et recueillement, Ceux et celles qui écoutent les baleines (sanctuaire des baleines) mets en exergue la tension ressentie par le public tout au long du parcours muséal.


Ceux et celles qui écoutent les baleines (sanctuaire des baleines), 2021-en cours, vue d’installation, Galerie d’art Foreman, Sherbrooke
Photo : Jean-Michel Naud, permission de la Galerie d’art Foreman, Sherbrooke
Plus qu’une exploration de cette tension, Dans l’œil du béluga est une invitation à vivre avec le béluga. Comment penser la difficulté de tisser un lien d’affection avec une espèce qu’on peut uniquement côtoyer une fraction de seconde dans son habitat naturel, ou alors dans un contexte de captivité ? Goudreau relève ce défi avec brio en offrant une expérience sensorielle riche, mais surtout une expérience d’empathie profonde. Comme le souligne Fortin, « en décentrant le discours sur le béluga pour en proposer un construit avec l’animal, [Goudreau] adopte un mode de coprésence dans la création de connaissances qui traverse les espèces, les disciplines, les époques et les sensibilités1 1 - Opuscule de l’exposition, p. 12-13. ». L’éthologue de renom Vinciane Despret voit les occurrences de représentation où animalité et humanité s’entremêlent, dialoguent, coexistent et codeviennent comme faisant contrepoids à ce qu’elle nomme « l’injustice profonde qu’est l’exclusion d’autres qu’humains hors de la sphère publique2 2 - Mediapart, « Vinciane Despret : penser le vivant, écouter les morts », vidéo, YouTube, 2 min 37 s, 27 avril 2023, <https://youtu.be/bpXG6RiLAJQ>. ». Ce que Goudreau nous propose, c’est la création d’un espace où les bélugas sont partie prenante de l’espace public et où leurs voix sont entendues.
Joëlle Dubé poursuit actuellement un doctorat interdisciplinaire en Humanities à l’Université Concordia. Elle étudie les temporalités croisées des (in)justices intergénérationnelles et de l’art contemporain. Plaçant la relationnalité au centre de ses préoccupations théoriques, elle investigue les façons de réarticuler la relation entre le vivant actuel et la vie à venir. Elle est membre du comité de rédaction de Esse.