Demain aujourd’hui : compte rendu d’expositions dans quatre centres d’artistes à Montréal

Dominique Sirois-Rouleau
Centre des arts actuels Skol
Du 12 janvier au 25 février 2017

Diagonale
Du 20 janvier au 1er avril 2017

Eastern Bloc
Du 19 janvier au 15 février 2017

Centre Clark
Du 12 janvier au 18 février 2017
Lisa LiptonTHE IMPOSSIBLE BLUE ROSE, vue d’exposition, Diagonale, Montréal, 2017.
Photo : Guy L’Heureux
Centre des arts actuels Skol
Du 12 janvier au 25 février 2017

Diagonale
Du 20 janvier au 1er avril 2017

Eastern Bloc
Du 19 janvier au 15 février 2017

Centre Clark
Du 12 janvier au 18 février 2017
[In French]

Si les débuts d’années s’attachent habituellement à un regard rétrospectif et prospectif sur les évènements, ces expositions de la rentrée d’hiver observent, à travers un large spectre thématique, notre rapport aux œuvres, aux discours et aux temporalités qui s’inscrivent en elles. Les jeux de représentations dévoilent alors les fins possibles de l’activité humaine. 

Paysage interne
Centre des arts actuels Skol, du 12 janvier au 25 février 2017

La commissaire Delphine Leccas soumet au Centre des arts actuels Skol un projet cruellement présent. Ancrée dans une actualité déchirante, Paysage Interne rassemble cinq artistes syriens dont les propositions multidisciplinaires transcendent le spectacle du drame et de l’horreur au profit d’une chronique sensible de la vie en cours. Le regard franc et intimiste des artistes invite à la contemplation comme rempart à la surenchère médiatique. En effet, l’exposition oppose à l’urgence du conflit le temps lent de la création et explore la fragilité du paysage comme une métaphore de la condition syrienne. 

En attente et fantomatiques chez Aiham Dib ou habités et vivants dans 99 noms d’Alep (2013) de Muzaffar Salman, les lieux photographiés témoignent d’un temps suspendu, d’un univers en sursis où l’intervention humaine oscille entre la menace et la cicatrice. Qu’il brille par son absence ou qu’il se tienne droit au milieu des gravats, l’homme marque un point de tension dans l’image, voire un lieu de rupture ou une promesse d’action. En ce sens, Light Horizon (2012) de Randa Maddah panse les plaies du lieu afin d’ouvrir de nouvelles perspectives. Dans une pièce délabrée, une femme époussète et met en place un espace accueillant de sorte que la violence inscrite dans l’architecture se révèle comme une ouverture sur un paysage bucolique et paisible. La brutalité côtoie ainsi la poésie comme les faces d’une même médaille que la vidéo de Reem retourne en quelques secondes. D’une durée d’une minute, Damascus Rain (2013) présente en boucle une nuit à Damas où les clapotements de la pluie alternent avec les bruits de tirs. Les lumières de la ville et des détonations éclairent la scène et ajoutent au trouble émotif engagé par la trame sonore. Reem renvoie en quelques instants le romantisme à la consternation et l’angoisse avec une fausse candeur qui évoque les dessins de Monif Ajaj. Ces derniers affirment une fureur autrement plus latente chez les autres artistes réunis par Leccas. Les véhicules militaires, les personnages monstrueux et le trait expressif accordent aux dessins naïfs une amplitude agressive brute qui peut être plus étouffante qu’une photographie documentaire. La qualité personnelle de la représentation picturale permet un recul devant le sujet, mais elle favorise aussi la projection du spectateur dans le récit. À l’instar de l’ensemble de l’exposition, le point de vue individuel révèle ici l’acuité de sa valeur universelle. La situation globale de la Syrie s’exprime dans Paysage Interne avec une réserve d’autant plus poignante qu’elle s’articule sans confrontation et induit une part importante d’introspection. 

The Impossible Blue Rose. Lisa Lipton
Diagonale, Montréal, du 20 janvier au 1er avril 2017

Avec une approche nettement plus fantaisiste, Lisa Lipton accole aussi le personnel à l’universel. Le projet multidisciplinaire The Impossible Blue Rose présenté chez Diagonale retrace, sous des allures d’odyssée initiatique, le parcours de l’artiste à travers l’Amérique du Nord. Le récit en neuf chapitres se manifeste dans l’espace comme un chemin de croix éclaté où les stations alternent entre vidéos, sculptures et installations. 

Psychic Video (2012) fait figure de prologue à cette quête insolite alors que Lipton expose des extraits de son entretien avec une voyante préalablement à son voyage. Cette première vidéo lance les pistes d’interprétation et introduit les éléments qui lieront les différents chapitres jusqu’au long métrage final, The End (2016). La construction narrative s’élabore autour de personnages et d’objets récurrents dont la portée symbolique de quelques-uns est appuyée par leur présence dans l’espace. À travers l’enchevêtrement des rencontres et des travestissements, le voyage prend la forme d’une quête du bonheur ou d’un paradis perdu. Le récit singulier et personnel s’inscrit néanmoins dans un certain rapport d’intimité avec le spectateur. Les cadrages serrés de même que les différentes références à la culture populaire sont autant d’effets qui favorisent la connivence. Les univers fictifs et réels basculent ainsi dans l’œuvre comme une porte ouverte sur nos propres anecdotes. 

Comme de petits autels matérialisant les pivots du parcours de Lipton, les objets répètent l’œuvre vidéographique déjà captivante. Le pendant sculptural de The Impossible Blue Rose intensifie néanmoins l’ambiance mystérieuse d’un effet de jeu de piste. En fait, les objets appuient l’expérience de partage et d’échange initiée par le voyage de l’artiste en infiltrant l’espace du spectateur. Cette rencontre des médiums et des formes façonne ainsi autour de The Impossible Blue Rose une nouvelle trame narrative modulée par le parcours et les références de son spectateur. 

The Dead Web – La Fin
Eastern Bloc, Montréal, du 19 janvier au 15 février 2017

Alors que les objets éveillent chez Lipton une dimension interactive dans un format médiatique autrement clos et résolu, ils évoquent dans The Dead Web – La Fin, un monde post World Wide Web. À partir de l’hypothétique effondrement du web, la commissaire Nathalie Bachand réunit à Eastern Bloc sept artistes qui explorent ce postulat à travers un corpus varié. Ainsi, l’œuvre cinétique de Projet EVA (Simon Laroche et Étienne Grenier) côtoie le tableau réaliste Memento Vastum (2012) de Julien Boily telles les représentations opposées de l’activité perceptuelle. Pourtant, en nous renvoyant à notre propre image, L’Objet de l’Internet (2017) recoupe les considérations philosophiques et éthiques de la vanitas contemporaine de Boily. Ces œuvres confrontent le capital technologique à sa probable désuétude qu’elles traduisent par une dissolution du soi dans la vacuité de l’internet. Sous des allures de laboratoire low tech, l’installation Infinitisme.com Forever a Prototype (2015-…) de Frédérique Laliberté propose une composition interactive et aléatoire de fichiers numériques divers. La mosaïque virtuelle allant du texte aux GIFs en passant par la vidéo s’insère dans un pastiche élaboré d’archives numériques. En effet, la technologie fonctionnelle se mêle aux disques durs en carton et autres fils et lumières trompeurs de manière à créer un environnement à l’image du web où l’organisation méticuleuse des types d’informations s’évanouit dans leur multiplication cacophonique. À ce titre, Gregory Chatonsky et Dominique Sirois explorent les enjeux de l’accumulation de data et de la conservation technologique avec Mémoires éteintes III (2017). Troisième occurrence du projet, l’installation prend la forme d’un chantier archéologique où les images de surveillance, chatons du web et vidéos amateurs émergent du sol comme des vestiges de notre époque. Les contenus montés en sculptures deviennent d’inhabituels artéfacts, les témoins d’une actualité qui se périme dès sa création. L’œuvre propose ainsi un regard rétrospectif sur nos usages du web et de ses produits qui trouve un écho troublant dans la discrète animation 3D de Julie Tremble avec laquelle elle partage l’espace. BPM 37093 (2014) consiste en la représentation fantasmée de l’étoile du même nom qui à sa mort se serait transformée en diamant. Les temporalités se superposent entre les millions d’années de la vie d’une étoile, sa pérennité dans le trépas et la péremption quasi instantanée des technologies relevée par Mémoires éteintes III. Cette cohabitation heureuse des œuvres approfondit une réflexion sur la mutabilité et la vanité des manifestations humaines qu’évoquaient précisément L’Objet de l’Internet et Memento Vastum. The Dead Web – La Fin présente en ce sens un ensemble particulièrement cohérent d’œuvres convoquant une pensée sur la création, le quotidien et, plus largement, l’état du monde.

HB no 6/Hors page
Centre Clark, du 12 janvier au 18 février 2017

Ces expositions posent en somme un regard inattendu sur l’homme et les limites politiques, poétiques et physiques de son activité. Selon différentes perspectives, elles assument, explorent et questionnent les conditions de la créativité que le no 6 de la revue HB présenté au Centre Clark souhaite repousser. Avec ce numéro « hors les pages », HB expose le travail de 11 artistes qui bousculent les limites du dessin. Ce projet fécond donne lieu à des propositions hautement diversifiées qui rencontrent les enjeux des expositions précédemment examinées. Ainsi, comme Paysage interne qui présente le revers vivant de l’image médiatique, les artistes renversent les codes du dessin et de ses modalités de réception. Avec Jill (2016), Lilli Carré détourne à ce titre le nu classique de ses formes idéales et de l’habitus contemplatif. Le personnage rudimentaire résiste aux prescriptions et avance de là une certaine autonomie de la représentation. Certaines propositions picturales sondent aussi comme Lipton les possibilités narratives du métissage des médiums. Un jeu de mémoire débridé engage par exemple chez Jenny Lin la construction d’un récit dont la part du spectateur demeure ambigüe alors que la mise en scène de Replay : A Memory Game (2014) prétend à l’interactivité. Cette réflexion générale sur les fins du dessin convoque un monde pictural aux confluents des problématiques soulevées par The Dead Web – La Fin. En effet, plusieurs artistes rassemblés pour ce numéro de HBont recours aux stratégies propres à l’âge du web. Comme Sophie Latouche qui adapte le dessin au format GIF ou Amy Lockhart qui s’approprie en animation les codes du jeu vidéo 8 bits, ils usent en réalité de technologies à l’aube de l’obsolescence ou franchement désuètes pour réfléchir une technique millénaire. Ce croisement de moyens inscrit enfin le sens pictural dans un rapport temporel à l’objet. Les œuvres de cette rentrée insistent moins sur sa représentation directe que sur les réseaux de significations qu’elles nourrissent et dévoilent. Hors des contraintes physiques de l’image, ces pratiques illustrent enfin la pertinence singulière de l’art comme discours sur l’actualité d’hier et de demain.

Amy Lockhart, Dominique Sirois, Dominique Sirois-Rouleau, Julien Boily, Lilli Carré, Lisa Lipton, Simon Laroche
Amy Lockhart, Dominique Sirois, Dominique Sirois-Rouleau, Julien Boily, Lilli Carré, Lisa Lipton, Simon Laroche

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