Cultiver l’humilité | M8jagen piwihozw8gan
Du 12 juin au 11 septembre 2022

Photo : Paul Litherland
Du 12 juin au 11 septembre 2022
[In French] Depuis près de 20 ans, la triennale Orange nourrit les liens entre l’art actuel et l’agroalimentaire en explorant différentes thématiques inspirées du monde agricole. Dans le sillage des éditions précédentes, Cultiver l’humilité | M8jagen piwihozw8gan délaisse les enjeux liés à l’alimentation et propose de considérer le jardin comme un espace d’apprentissage collectif où la décolonisation des savoirs et des territoires va de pair avec la déhiérarchisation des formes de vie. Sous le commissariat d’Elise Anne LaPlante et de Véronique Leblanc, l’évènement rassemble 11 artistes dans une exposition estivale déployée au Centre Expression et au Jardin Daniel A. Séguin, tous deux situés en territoire w8banaki, à Saint-Hyacinthe.
« Que voulons-nous apprendre des plantes ? Comment pouvons-nous dénouer une conception du jardin comme espace délimité de culture pour mieux appréhender et transformer les rapports de domination qui se sont forgés entre les différentes formes de vie1 1 - Elise Anne LaPlante et Véronique Leblanc, introduction du texte de présentation affiché à l’entrée de la galerie. Aussi en ligne : <www.expression.qc.ca/orange/7/cultiver-lhumilite/>. ? » Posées en tant que prémisses de l’exposition, ces questions suggèrent l’adoption d’une posture d’apprenant·e pour faire une incursion dans l’univers des plantes et aller à la rencontre des êtres vivants et non vivants qui le composent. Elles trouvent des réponses au contact de pratiques artistiques qui incitent à comprendre le monde comme un jardin décloisonné. Partant d’un intérêt commun pour les végétaux et ce qu’ils ont à nous enseigner, ces pratiques donnent lieu à des installations entre art et vivant, à des collages et à des œuvres textiles, photographiques, vidéos et sonores témoignant de recherches et de performances qui brouillent les frontières entre les règnes végétaux, minéraux et animaux.

Photo : Paul Litherland
Point de départ de la proposition commissariale, l’œuvre Plot (2018) de Carrie Allison est placée au centre de la galerie. L’installation est composée d’une jardinière surélevée dans laquelle pousse une variété de gazon cultivée pour sa grande productivité. La parcelle gazonnée entre en dialogue avec une série de portraits de brin d’herbe réalisés en perlage, technique qui permet à l’artiste de renouer avec ses racines cries et métisses. Seize tableaux sont disposés sur le mur dans un motif de grille qui fait référence au découpage et à l’appropriation coloniale du territoire. Alors que l’œuvre porte une réflexion sur la cartographie et l’aménagement paysager en tant qu’outils d’occupation du territoire, la présentation côte à côte des portraits souligne l’unicité de chaque brin d’herbe soigneusement perlé pour honorer sa force vitale. Ce rapport entre critique de la pensée coloniale et célébration du vivant donne le ton à la suite de l’exposition.

Vue de l’installation active, Je vis dans la maison et de la série d’aquarelles Dans un vaste bassin qui me restreint, du projet La gravité organise les hasards, 2022, Cultiver l’humilité | M8jagen piwihozw8gan, ORANGE 2022, EXPRESSION, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe, Saint-Hyacinthe, Québec.
Photo : Paul Litherland

Vue partielle de l’installation active Le bol contient les cosses du pois mange-tout, l’oreille de l’écouteur, la cloche d’une goutte, le fil du coton bleu et la retaille du tissu millepertuis du projet La gravité organise les hasards, 2022, Cultiver l’humilité | M8jagen piwihozw8gan, ORANGE 2022, Jardin Daniel A. Séguin, Saint-Hyacinthe, Québec.
Photo : Paul Litherland
Fondé sur l’écoute et l’observation, le travail de Maude Arès attire notre attention sur l’interrelation entre le règne végétal et d’autres êtres et éléments. En galerie, l’artiste crée des microcosmes foisonnants d’objets trouvés et de matières organiques qu’elle active avec ce qu’elle appelle des « outils-mystères ». Bouts de ficelle et de plastique, plantes séchées, brindilles, morceaux d’argile, plumes et clochettes s’accumulent dans une installation au ras du sol qui demande aux visiteurs et visiteuses de s’accroupir et de s’approcher pour en deviner les composantes. Au Jardin, ces mêmes éléments prennent vie au contact d’un écosystème en mouvement. Mobiles et bassins installés au-dessus et autour d’un étang sont appelés à se transformer sous les effets du vent, de la pluie et des oiseaux qui décideront peut-être d’y construire leur nid. Ces récentes expérimentations autour de réceptacles en tous genres sont grandement inspirées de la théorie du « fourre-tout de la fiction » formulée par l’autrice de science-fiction Ursula K. Le Guin. Dans son essai de 1986 intitulé « The Carrier Bag Theory of Fiction » (publié en français en 20202 2 - Ursula K. Le Guin, « Le fourre-tout de la fiction, une hypothèse (1986) », dans Danser au bord du monde : Mots, femmes, territoires, traduit de l’anglais par Hélène Collon, Paris, L’éclat (Premiers secours), 2020, p. 197-204.), Le Guin fait une relecture de l’histoire selon une perspective écoféministe qui suggère que le premier outil utilisé par les humain·e·s n’était pas une arme, mais bien un panier. Selon cette conception du monde, la cueillette revêt une plus grande importance que la chasse et les récits ne sont plus menés par un exceptionnalisme humain triomphant sur la nature qui l’entoure. Arès répond à cela notamment avec un jeu conceptuel sur le panier de cueillette, qui, quand on le retourne, prend la forme d’un abri protégeant ce qui se trouve à l’intérieur. Cette réflexion fait écho à l’« abri-refuge » construit par Annie France Leclerc, dont la structure rappelle celle d’une serre recouverte d’une courtepointe de soie et de coton aux couleurs enveloppantes. Cet abri sert de lieu de recueillement, de sanctuaire qui nous invite à entrer en relation intime avec les plantes et autour duquel sont disposés des bassins tinctoriaux.

Vue partielle de l’installation nous colorons, nous soignons, nous régénérons, 2022, Cultiver l’humilité | M8jagen piwihozw8gan, ORANGE 2022, EXPRESSION, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe, Saint-Hyacinthe, Québec.
Photo : Paul Litherland
Un rapport de réciprocité entre les végétaux et les artistes s’établit alors que ces dernières mettent de l’avant les propriétés tinctoriales, médicinales et rituelles de ce que l’on qualifie souvent de « mauvaises herbes ». Bien que présentée en galerie, l’installation nous colorons, nous soignons, nous régénérons (2022) a débuté au Jardin, où l’artiste a récupéré les plantes rejetées en fin de saison. Cherchant à comprendre ces végétaux sous un angle émotionnel et sensible, Leclerc propose une analogie entre des états affectifs et un milieu naturel en se tournant notamment vers des espèces envahissantes, souvent jugées mauvaises ou nuisibles, pour en extraire les pigments qui serviront à teindre ses tissus. De son côté, Katherine Boyer laisse la place aux erreurs et à la perte de contrôle dans sa pratique qui mêle jardinage et art textile. Quatre cyanotypes réalisés à partir d’images de plantes importantes dans plusieurs cultures autochtones – soit le tabac, l’églantier, la verge d’or et le pastel des teinturiers – sont installés dans la galerie. Les fleurs, les feuilles et les semences de chaque spécimen y sont représentées sur un même plan, dans une série de motifs symétriques où s’entrecroisent leurs phases de croissance.

Cyan Blue Eclipse, 2021-2022, vue d’ensemble, Cultiver l’humilité | M8jagen piwihozw8gan, ORANGE 2022, EXPRESSION, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe, Saint-Hyacinthe, Québec.
Photo : Paul Litherland

Vue partiel de l’installation Corps roca, 2018-2022, Cultiver l’humilité | M8jagen piwihozw8gan, ORANGE 2022, EXPRESSION, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe, Saint-Hyacinthe, Québec.
Photo : Paul Litherland
En continuité avec la volonté de décentrer la figure humaine pour mettre le végétal au cœur de l’exposition, d’autres entités minérales et animales sont mises à contribution. Après avoir incarné un corps rocheux inséré dans différents paysages, l’artiste Ileana Hernandez poursuit son projet, Corps roca (2018-2022), en renversant la perspective humaine pour évoquer la perception que les roches ont de nous, « l’espèce molle ». Cette fiction spéculative est véhiculée par une installation vidéo, sonore, vibrante et odorante. L’activation d’un banc émettant de fortes vibrations et d’un diffuseur qui empreint la petite pièce d’effluves forestiers contribue à créer une expérience immersive qui nous donne l’impression de nous trouver dans l’habitat des êtres minéraux, qui tentent d’entrer en contact avec nous. Avec un projet inspiré d’une recherche autoethnographique, Zoé Fortier s’intéresse quant à elle aux conditions de vie des mégachiles, insectes pollinisateurs mis à profit par les entreprises agricoles intensives. À travers le regard empreint de bienveillance que son père apiculteur pose sur ces abeilles surnommées « poinçonneuses », l’artiste offre un récit nuancé touchant aux différentes facettes de l’industrie agricole, responsable de la transformation radicale du paysage rural dans lequel elle a grandi. Au Jardin, elle installe une structure rappelant celles construites par les humain·e·s pour abriter les abeilles poinçonneuses, près de laquelle elle plante un rosier dans l’espoir d’attirer cette espèce qui affectionne particulièrement leurs feuilles.

Vue partielle de l’installation Les poinçonneuses, 2017-2021, Cultiver l’humilité | M8jagen piwihozw8gan, ORANGE 2022, EXPRESSION, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe, Saint-Hyacinthe, Québec.
Photo : Paul Litherland

Vue d’ensemble de l’installation, Les poinçonneuses – Mon amie la rose, 2022, Cultiver l’humilité | M8jagen piwihozw8gan, ORANGE 2022, Jardin Daniel A. Séguin, Saint-Hyacinthe, Québec.
Photo : Paul Litherland
Finalement, l’humilité annoncée à même le titre de cette 7e édition de la triennale Orange ne s’incarne pas que dans la volonté de décentraliser l’humain pour reconnaitre une agentivité aux formes de vie qui coexistent dans le jardin. Elle imprègne également la position des commissaires, toutes deux des femmes blanches issues de la colonisation, qui cherchent à apprendre auprès des artistes, des cueilleuses, des cueilleurs, des jardinières, des jardiniers et des membres des communautés w8banakie et wolastoqey qui collaborent à l’évènement. En parallèle avec l’exposition, les rencontres entre les artistes, les commissaires et leurs collaborateurs et collaboratrices donnent lieu à un riche programme d’activités qui invite les publics à entrer en relation avec les plantes dans le cadre de conférences, d’ateliers d’herboristerie, de l’exploration d’un espace virtuel expérimental appelé « La friche », de marches en forêt à Saint-Hyacinthe et à Odanak en compagnie d’un porteur de savoirs w8banaki, ainsi que d’un microfestival artistique et communautaire présenté le long des battures et dans la forêt du Kamouraska. Tout comme Le Guin nous invite à revoir la façon dont nous racontons les histoires – en nous éloignant des récits de chasse dominés par des héros pour nous rapprocher des histoires ordinaires de cueillette d’avoine sauvage – les artistes et les collaborateurs et collaboratrices participant à Cultiver l’humilité | M8jagen piwihozw8gan suggèrent des façons alternatives de comprendre notre place dans la nature en présentant le jardin comme un espace complexe et désordonné où les humain·e·s ne sont pas en contrôle, mais bien en posture d’écoute, d’observation et d’apprentissage.