Anri Sala

Anne-Marie St-Jean Aubre
Musée d’art contemporain de Montréal,
du 3 février au 25 avril 2011
Anri-Sala
Anri SalaAnswer Me, 2008.
Photo : Collection Musée d’art contemporain de Montréal
[In French]

Anri Sala, présentée ce printemps au Musée d’art contemporain de Montréal, est non seulement la première exposition solo de Sala en sol canadien – la plus importante jusqu’à ce jour en Amérique du Nord –, mais également le premier commissariat de Marie Fraser depuis sa nomination à titre de conservatrice en chef en 2009.

Une très grande cohérence se dégage de la majorité des douze œuvres sélectionnées, dont cinq sont regroupées en une installation, Purchase Not by Moonlight (2008), qui est l’occasion pour l’artiste de considérer les enjeux soulevés par la mise en espace et le parcours du spectateur. C’est par l’entremise du son que Sala aborde la question de la scénographie, les films projetés jouant en alternance comme s’ils se répondaient d’un mur à l’autre, orientant et rythmant l’avancée des spectateurs dans l’espace. Cette dimension sonore est également très présente dans les œuvres de Sala qui, comme le souligne Fraser dans l’essai du catalogue, travaille la relation de l’image et du son de manière à ce qu’« il appar[aisse] moins lié au déroulement d’une action ou d’un récit qu’aux effets produits par un espace1 1 - Marie Fraser, « Filmer le son », dans Anri Sala, Musée d’art contemporain de Montréal, 2011, p. 12.  ». En effet, les vidéos Answer Me (2008), Le Clash (2010) et Long Sorrow (2005) ont chacune comme condition d’émergence l’exploration d’un contexte sonore précis : l’écho produit par un des dômes géodésiques conçus par Buckminster Fuller, la découverte d’un pavillon de musique où s’est déjà produit le groupe The Clash, condamné puisque sa structure contient de l’amiante, et la suspension dans le vide d’un jazzman qui improvise une pièce musicale filmée en temps réel. Dans ces trois cas, Sala filme la bande sonore réellement présente au moment de la prise de vue, un aspect de sa démarche sur lequel insiste Marie Fraser dans l’unique texte du catalogue analysant la pratique de l’artiste. Ne s’appuyant pas uniquement sur la production exposée, l’essai retrace les différents moyens employés par l’artiste pour réfléchir aux propriétés du son envisagé dans ses rapports à l’image, à l’espace, au langage, au mouvement et à la lumière, des avenues empruntées dans les œuvres exposées au MACM. Si on peut regretter que le catalogue ne contienne pas de photographies documentant la mise en espace dans les salles – une caractéristique tout de même au cœur de la démarche de Sala, qui affirme : « Je veux réfléchir à l’espace à chaque fois, il est remis en question parce que mon travail est lié à (ou contraint par) l’espace2 2 - Ibid., p. 10. » –, il faut reconnaître l’inventivité de la solution proposée par l’ouvrage, qui reconstitue presque entièrement la logique du cheminement de -l’exposition par la séquence d’images renvoyant aux œuvres. 

Ne s’inscrivant pas dans ce parcours où le son sert de ligne de force, Inversion – Creating Space Where There Appears To Be None (2010), fruit d’une collaboration entre Sala et l’artiste et maire de Tijuana, Edi Rama, est également traité de manière distincte dans le catalogue, dans une deuxième section qui exige qu’on inverse l’ouvrage pour y accéder. Complètement indépendante de la première, mais accolée à celle-ci par un jeu de la couverture, elle est entièrement dédiée à cette collaboration. On y retrouve, en plus d’un court texte de Sala commentant sa vision de l’inversion dans l’installation, une transcription des quatre entrevues menées par Rama avec différents théoriciens, soit Micheal Fried, Philippe Parreno, Marcus Steinweg et Erion Veliaj. Ces entrevues accompagnent dans l’espace les dessins de Rama, qui constituent le nœud du projet. Inversion peut en effet paraître comme un interlude dans l’exposition si il n’est abordée que du point de vue de sa dimension sonore. 

D’autres thèmes traversent pourtant cette production et nous donnent accès à différents registres explorés par les œuvres, qui se répondent à plus d’un niveau. L’opposition entre intériorité et extériorité, les questions d’équilibre et de précarité, le motif de l’écho dans sa présence tant visuelle, sonore que spatiale, sont autant de pistes à suivre. 

Dans Time After Time (2003), un cheval se tient immobile dans la nuit, debout sur le bord d’une autoroute. Au passage des voitures, l’animal frémit et soulève parfois une de ses pattes arrière dans un mouvement de réflexe. Ses yeux brillants évoquent les éclats lumineux silencieux des cymbales du diptyque filmé After Three Minutes (2007), montré dans la même salle. Alternant entre mise au point et flou, l’image de Time After Time paraît traduire la tension intérieure ressentie par l’animal, chaque passage de voiture engendrant la rapide mise au point de la caméra sur le cheval soudainement crispé. Answer Me, de l’autre côté de la cloison, met en scène une agitation similaire alors qu’une femme exige des explications d’un homme qui ne lui répond que par l’entremise d’un solo de batterie, joué avec une puissance qui fait écho à la passion que l’on perçoit dans son regard, lorsque la caméra s’arrête sur un gros plan de ses yeux. Le bruit paraît alors rendre le bourdonnement émotif de l’homme, qui n’atteint la femme que sous la forme d’un écho vibratoire faisant trembler les baguettes appuyées sur le bord d’une caisse claire située à ses côtés. Le décalage au cœur de la communication de ce couple se traduit dans l’œuvre Doldrums (2008). Formée de neuf caisses claires dispersées dans deux salles mais reliées par des fils à ces deux vidéos, l’installation rend visible, par le mouvement de baguettes en équilibre précaire sur le bord de chacun des instruments, les basses fréquences de la bande-son des films projetés, le mouvement, comme un écho, persistant quelques instants après la fin des projections, en décalage par rapport à elles. 

Edi Rama, dans ses entretiens, fait à son tour référence à cette intériorité qui l’habite durant ses journées de travail comme maire, alors qu’il improvise des griffonnages sur les feuilles de son emploi du temps pendant qu’il écoute attentivement l’interlocuteur qu’il reçoit dans son bureau. Ses dessins donnent forme, en quelque sorte, à cette autre dimension de lui-même dont il ne peut faire fi. Ceci n’est qu’un aperçu des autres réseaux sémantiques parcourant cette riche exposition.

Anne-Marie St-Jean Aubre, Anri Sala
This article also appears in the issue 72 - Curators
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