
Photo : Nadine Fraczkowski, permission de l’artiste
du 14 au 24 octobre 2021
[In French] L’ouverture des performances d’Anne Imhof au Palais de Tokyo commence par un rodéo urbain. De jeunes garçons, recrutés dans un club de boxe de Sarcelles en banlieue parisienne, s’adonnent au cabrage de leurs motos. On ne comprend pas immédiatement qu’ils font partie de la dernière pièce performée d’Imhof, conçue dans le cadre de sa carte blanche Natures mortes : huit soirées de performances attendues comme le point d’orgue de son exposition (cf. compte rendu dans Esse no 103). Ce temps très restreint nous laisse espérer revivre le sentiment puissant qu’avait produit Faustsur les visiteurs et visiteuses du pavillon allemand de la Biennale de Venise de 2017.
La fumée des pots d’échappement, les à-coups d’accélération, les bruits de moteur dérangent. Perdus dans le quartier chic du 16e arrondissement de Paris, les motards affichent l’univers quotidien de la banlieue et, par le jeu de la ségrégation résidentielle, la menace d’une jeunesse indésirable. Aussi importunément arrive un véhicule tout-terrain sur lequel a pris place le noyau dur des performeurs d’Imhof, avec en tête Eliza Douglas, sa muse et compagne, en reine majestueuse. Sur une musique opératique qu’elle projette par des enceintes mobiles, la meute, comme l’appelle Imhof, horde de morts-vivants refusant toute communication, déploie des mouvements d’une lenteur infinie pour entrer dans le bâtiment. Elle ouvre la procession des visiteurs et visiteuses qui vont se bousculer autour de ces créatures pâles jusqu’aux tréfonds du centre d’art. Il y a beaucoup de monde, trop pour bien saisir toutes les qualités du dispositif prévu par l’artiste dans l’entièreté du Palais de Tokyo ; architecture, peintures, installations et sons servent d’ossature aux images qui vont se former au cœur d’une tourmente de près de quatre heures. On se bouscule.
La meute sait fendre la masse. Elle avance vers le corridor constitué de panneaux tagués provenant de bureaux désaffectés qu’Imhof a installés comme un sas vers son exposition. Les performeurs se portent mutuellement sur les épaules pour aller de plus en plus profond dans le Palais, faisant écho à la perspicacité des plus jeunes, que le philosophe Jean de Salisbury soulignait par la bouche de son maitre, Bernard de Chartres, dans Metalogicon : « Nous sommes des nains assis sur des épaules de géants. Si nous voyons plus de choses et plus loin qu’eux, ce n’est pas à la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur, c’est parce que nous sommes élevés par eux. » Puis, ils se mettent paradoxalement à genoux, face contre terre, serrés les uns contre les autres, pour produire une image de pénitence collective ou de devenir animal. De temps à autre, l’un d’eux monte sur le dos du groupe, comme pour ne pas perdre de vue le but invisible qu’ils se sont fixé. Que voit la meute que nous ne voyons pas ? On les suit de loin en loin à travers les vitres, comme on le ferait dans un zoo. Sur les visages fermés du début, on se prend maintenant à chercher la souffrance. De la noise music tirant vers le punk scande l’espace. L’artiste l’a composée comme une partition avec l’Américaine Eliza Douglas, qui par moment chantera ou jouera de la guitare électrique.
Les performeurs, quant à eux, sont enfermés dans un monde sans paroles. Dès qu’ils le peuvent, ils rivent leurs yeux sur leurs téléphones. C’est le moyen qu’Imhof a choisi pour tenir la horde. Le cadre leur est précisé par texto, davantage pour donner une temporalité que pour ordonner des gestes précis. L’improvisation est assumée. D’une pièce à l’autre, on retrouve les motifs d’une iconographie propre à l’artiste. Outre le choix de performeurs aux caractéristiques physiques fortes – visages émaciés taillés à la serpe, androgynie, minceur extrême, etc. –, Imhof prolonge ses obsessions par des gestes assimilables à des rituels de mortification et de purification. Les protagonistes sortent par une fenêtre du Palais de Tokyo vers les bassins extérieurs pour s’y immerger. À un autre moment, ils s’arrosent d’un liquide transparent. Dans Natures mortes, symbole du temps des calamités épidémiques, c’est du gel hydroalcoolique qui sert à se mouiller intégralement. Autre topos : on se rase le corps ou les bras. Les mouvements de tête violents issus du heavy métal réapparaissent également d’une performance à l’autre, chevelures libérées en guise de rempart contre la colère. Comme dans certains concerts, des corps lévitent au-dessus du public, portés sur le dos ou sur le ventre, produisant ici des images d’êtres au sommeil éternel auxquels on rend hommage une dernière fois. Imhof cherche à traduire les rapports de domination et de pouvoir auxquels la société actuelle nous confronte. Les attitudes sont hautaines, les regards, dominateurs, les performeurs peuvent être coercitifs, encercler rapidement des membres du public choisis ou faire barrage. Les irruptions brusques, les accélérations soudaines de leurs mouvements, le bruit brutal d’un skateboard que l’on cogne sur le sol nous insécurisent. La frontière est ténue, tendue, entre les performeurs et l’attroupement des visiteurs et visiteuses.

Natures Mortes, vue de la performance, Palais de Tokyo, Paris, 2021.
Photo : Nadine Fraczkowski, permission de l’artiste
L’artiste déclare avoir pour référence le théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud. Les similitudes entre le programme de celui-ci et les performances sont en effet troublantes aussi bien en ce qui concerne ce que le spectacle est censé contenir de données agissant sur la sensibilité et la psychologie – cris, apparitions, surprises – que sa mise en scène. Le premier manifeste du théâtre de la cruauté propose que des « gestes évocateurs, attitudes émotives ou arbitraires, pilonnages éperdus de rythmes et de sons » se doublent et soient multipliés par « des gestes et [des] attitudes reflets, constitués par l’amas de tous les gestes impulsifs, de toutes les attitudes manquées, de tous les lapsus de l’esprit et de la langue, par lesquels se manifeste ce que l’on pourrait appeler les impuissances de la parole »1 1 - Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 146.. On ne résumerait pas mieux ce que l’on perçoit des performances. Il prône également l’idée que les sons et la musique doivent intervenir comme des personnages, ce qu’Imhof pourrait revendiquer aussi. Nous retrouvons une même indécision entre l’hyperprésence et la représentation dans les performances. De la même façon, Artaud désirait supprimer la scène et la salle pour les remplacer par un lieu unique « sans cloisonnement, ni barrière d’aucune sorte, et qui deviendra le théâtre même de l’action »2 2 - Ibid., p. 148.. Imhof déclare vouloir créer des images qui puissent persister dans l’imagination du public, l’exposition devenant le cadre idéal et ce lieu unique. On serait tenté de voir les performeurs comme des objets minimaux, qui certes bougent, mais qui ne renvoient à rien d’autre qu’eux-mêmes, dans un espace littéral ne permettant de saisir que leurs contours ou l’image qu’ils produisent. Cette image ne peut en effet se construire qu’en la présence des spectateurs et spectatrices ; pourtant, les corps renvoient à autant d’antithéâtralité que de théâtralité tant ils sont entièrement absorbés dans leurs tâches, imperméables à ce qui les entoure.
Un autre aspect important du travail d’Imhof, pouvant davantage relever de la théâtralité, est lié aux liens qu’elle a tissés avec le monde de la mode. Imhof, qui s’intéresse pleinement à son éthos, dit reconnaitre chez les mannequins une sorte de présence qu’elle peine à retrouver dans l’art. Dans Natures mortes, les rapports que l’artiste entretient avec la mode s’affirment encore plus que dans les performances précédentes. Outre la présence de Douglas, qui est à la fois égérie de Balanciaga et de Burberry, Imhof évoque les grands couturiers : Burberry mécène l’exposition aux côtés d’autres marques qui rivalisent sur le corps des performeurs. L’artiste déclare que les vêtements issus de la mode cherchent à contrebalancer l’inexpressivité des performeurs, mais son vocabulaire vestimentaire habituel, issu des cultures suburbaines – vêtements à capuche informes, amples, décontractés –, est de plus en plus contaminé par les marques d’un prêt-à-porter de luxe. Celui-ci est-il vraiment gage d’expressivité ? La noblesse de la porosité des arts s’écorne lorsque le regard s’accroche à maintes reprises sur les sweatshirts arborant en lettres capitales « enfants riches déprimés ». Basée à Los Angeles, créée par un jeune homme de 25 ans fidèle aux cures de désintoxication depuis l’âge de 15 ans, cette marque de prêt-à-porter affiche sans complexe une gamme de vêtements pour jeunes bourgeois incapables de trouver un sens à leur vie et pouvant se permettre l’achat d’un sweat à capuche à 1 800 euros.

Natures Mortes, vue de la performance, Palais de Tokyo, Paris, 2021.
Photo : Nadine Fraczkowski, permission de l’artiste
Imhof s’apparente donc à ce monde underground d’enfants trop riches et, rétrospectivement, on a du mal à situer ce que l’esthétique de la banlieue du début de la performance a affaire avec lui. Les uns achètent des contrefaçons, les autres s’offrent les produits authentiques. En relisant notre émotion première à la lueur de ces détails – grands noms de la mode, mannequins choisis pour leur physique par un milieu de la mode accusé à juste titre d’inciter à une maigreur morbide, choix de partenariat avec de grosses galeries pour les œuvres présentées –, on ne peut qu’être mal à l’aise et ressentir combien il est difficile de parler des rapports de domination et de violence réels ou symboliques tout en se rattachant à un système élitiste et économiquement dominant. Le malaise fait partie de la performance, mais ce que nous voyons d’abord comme une critique acerbe de notre monde contemporain pourrait, à force de collusion avec les plus forts, devenir cynisme. La masse du peuple contre la petite meute de jeunes urbains cosmopolites, désœuvrés, riches et déprimés.