Faire de sa vie une œuvre d’art

Sylvette Babin

[In French]

«Je propose d’appeler “extimité” le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique. Cette tendance est longtemps passée inaperçue bien qu’elle soit essentielle à l’être humain. Elle consiste dans le désir de communiquer à propos de son monde intérieur1 1  - Serge Tisseron, L’intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001, p. 52.

Si ce néologisme du psychiatre et psychanaliste Serge Tisseron est encore inconnu de plusieurs, certaines des situations auxquelles il réfère sont, au contraire, on ne peut plus courantes. Nous pensons évidemment à l’avènement de la télé-réalité, des sites personnels avec webcams et, plus récemment, des blogues – autant de tribunes où l’individu se met en scène et dévoile, voire exhibe, certains aspects de son intimité. Le phénomène a déjà longuement été analysé mais suscite toujours maintes questions et critiques. Cela n’implique pas seulement ceux qui s’exposent, mais aussi ceux, de plus en plus nombreux, qui regardent. On étiquette souvent les premiers d’exhibitionnistes ou de narcissiques et les seconds de voyeurs, mais s’en tenir à de tels constats risque d’occulter un contenu et des motivations beaucoup plus complexes. D’ailleurs, comme l’explique Tisseron, l’extimité n’est pas nécessairement affaire d’exhibitionnisme ou de quête de célébrité. Elle serait d’abord un désir de mieux se connaître, où le regard de l’autre deviendrait un moyen de validation de l’estime de soi. Dans son texte, Tisseron revient sur certains aspects psychologiques de l’état d’extimité et nous permet de mieux en comprendre les causes, mais aussi les effets. Nous verrons, par exemple, que les nouvelles technologies de l’image et la possibilité de multiplier la nôtre ont transformé radicalement la perception de soi, réactivant ainsi les questions d’identité qui ont nourri tout un pan de l’art actuel.

Certes, une réflexion sur l’extimité ne fait pas seulement appel à des questions d’ordre psychologique. Nous pouvons observer sous d’autres angles les raisons qui poussent l’individu à mettre en scène son intimité. Par exemple, la volonté d’échapper à l’uniformisation par l’expression de soi ou le désenchantement face à la société font certainement partie des leitmotivs de quelques webcamés. On pourra aussi déceler des tentatives de développer de nouveaux moyens de communication ou de fonder une communauté d’esprit au sein de laquelle on réinventerait un sentiment d’appartenance. À cet effet, Olivier Asselin soulève l’idée d’un « terminal relationnel » dans un système placé sous la figure tutélaire de la mère : la Big Mother. Un retour sur l’œuvre de Georges Orwell semble d’ailleurs fort à propos. Dans 1984, ce qui nous inquiète, ce qui nous apparaît le plus insoutenable, c’est le regard permanent de Big Brother, pouvoir panoptique associé à la dictature et auquel le citoyen ne peut échapper. Ironiquement, l’individu s’expose aujourd’hui volontairement à ce regard constant et le transforme en un outil de reconnaissance et de valorisation. 

La thématique de l’extimité a été traitée dans ce dossier selon deux approches distinctes : d’une part en l’abordant telle que définie par Tisseron, c’est-à-dire comme une intimité extériorisée et étalée avec plus ou moins de pudeur; d’autre part, en focalisant plutôt sur la monstration de soi dans des contextes de mise en scène : par l’autoportrait et l’autoreprésentation, mais aussi par l’autofiction et la métaphore. Nous verrons des pratiques où l’artiste utilise son corps non seulement comme sujet/objet à observer tel qu’il est, mais aussi comme prétexte à une recherche plastique plus élaborée. 

L’exposition de soi ne se fait pas uniquement à travers les médias télévisés ou sur Internet. Bien que la photographie et la vidéo aient certainement mis l’emphase sur l’autoreprésentation, les artistes n’ont pas attendu l’arrivée des nouvelles technologies pour se mettre en scène. En s’intéressant aux lieux communs, au banal et au quotidien – héritage des avant-gardes – l’artiste cherche à observer et à montrer les petits faits et gestes de son intimité. Ainsi, nous retrouvons souvent sur la scène artistique des œuvres faisant état de la vie de son concepteur : récit de soi dans le spoken word et dans la vidéo d’art, histoires intimes dans les livres d’artistes, étalages d’objets personnels dans les galeries, et même reconstruction de faux espaces privés (avec de vrais intimités d’artistes) en sont quelques exemples.

Une fois comprises les motivations sous-jacentes à ces pratiques, une évaluation de ce qui en résulte est inévitable. Du côté médiatique, outre les émissions de télé-réalité – qui n’ont, à mon avis, aucun intérêt artistique2 2 - Notons que, pour la documentation de nos articles, nous avons néanmoins fait le choix de publier des photographies d’émissions de télé-réalité.  –, Internet diffuse de nombreuses tentatives de « création ». On retrouve, là encore, des propositions littéraires, des journaux intimes, des images ou des séquences vidéos soumises au jugement du public, qu’elles soient ou non considérées par eux comme des œuvres d’art. « Banales », « ennuyantes » et « convenues » sont d’ailleurs quelques-uns des qualificatifs que nous pourrons lire au fil des pages… Certaines critiques sont plus virulentes encore, non seulement envers les « œuvres » du web, mais aussi envers toute l’approche des pratiques artistiques actuelles3 3 - Les textes que nous publions sont aussi des textes d’opinion qui n’ont pas nécessairement à endosser les pratiques que parfois nous défendons.. Nous pouvons effectivement constater qu’avec la démocratisation et la multiplication des outils de production s’ajoute une surabondance d’information, qu’il s’agisse là de simples moyens d’expression de soi ou de « véritable » recherches artistiques, amateurs ou professionnelles. Cet excès entraîne probablement une fatigue ou une résistance du spectateur à donner à ces œuvres le temps, parfois nécessaire, pour les comprendre et les apprécier. 

Réfléchir sur l’extimité nous mènera peut-être à confirmer la théorie voulant que nous soyons à l’ère de l’individualisme et du culte du moi, où le je, qu’il soit politique ou apolitique, prend de plus en plus de place dans une société en manque de projet collectif. Mais dans ce regard tourné vers soi, nous nous rapprochons peut-être aussi de ce vieux désir de faire de sa vie une œuvre d’art.

Sylvette Babin
This article also appears in the issue 58 - Extimité ou le désir de s’exposer
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