[In French]

De plus en plus d’artistes refusent de se cantonner dans des lieux spécifiques pour présenter leurs créations. Depuis longtemps, les artistes ont envahi des lieux, pris possession de locaux abandonnés, d’appartements, pour s’approprier l’espace privé ou public. Toutes ces tentatives éphémères, ponctuelles n’ont pour but ultime que d’établir un contact avec les gens, d’aller au-devant d’eux plutôt que d’espérer les rencontrer dans les espaces traditionnels. Il ne s’agit nullement ici d’art public reconnu, choisi et conçu pour un lieu déterminé de manière permanente, nous en voyons régulièrement dans les parcs, devant des édifices publics, intégrés à l’architecture, etc. Des contraintes de toutes sortes en compliquent leur implantation et le résultat n’est pas toujours une réussite, comme nous devons malheureusement le constater. Face à ces impératifs, les artistes revendiquent le pouvoir de l’expression immédiate, sans avoir à se soucier de l’approbation d’une autorité politique ou culturelle.

Les pratiques urbaines sont donc des tentatives de répondre aux besoins d’extension et de réappropriation. Parmi les expériences récentes, D’un millénaire à l’autre demandait aux visiteurs de véritablement parcourir la ville pour prendre connaissance de l’ensemble de l’exposition. Les Galeries éphémères accaparaient une artère commerciale, le boulevard Saint-Laurent. Quant au Silo n° 5, symbole de l’architecture moderne, situé dans la zone portuaire, c’est maintenant un bâtiment transformé en filtre intégré à un système de production sonore.

D’un millénaire à l’autre

À l’été 2000, la Ville de Montréal et le réseau des Maisons de la culture présentaient D’un millénaire à l’autre. Cet événement comprenait deux volets : des œuvres en salle et neuf œuvres extérieures. Le dénominateur commun de toutes les pièces extérieures était d’abord et avant tout leur nature éphémère, temporaire. Cet aspect permettait aux artistes de s’exprimer avec beaucoup plus de liberté en s’inscrivant de manière plus ou moins inusitée dans le tissu urbain et ce, d’un bout à l’autre de la ville.

Un premier groupe d’artistes proposa des œuvres conçues comme une réflexion sous forme de jeux et de questions pour le visiteur. Le trio BGL (Jasmin Bilodeau, Sébastien Giguère et Nicolas Laverdière) s’installa au Parc du boisé de Saint-Sulpice. Le constat troublant de la densité de la circulation routière et aérienne environnant ce boisé fut l’élément déclencheur. Ils conçurent une série de girouettes de grandes dimensions représentant divers véhicules tous plus polluants les uns que les autres. Présentant l’aspect typique des patenteux, ces œuvres, sous leur apparence ludique, nous confrontaient à nos contradictions de société. On utilise les combustibles fossiles comme source d’énergie tout en fermant pudiquement les yeux sur les conséquences… Et, dans un même temps, nous protégeons des espaces verts… Nous nageons en pleine contradiction. Dans une approche différente, Michel Saulnier reprenait un thème qui lui est propre depuis de nombreuses années, Sept ours, présenté au Parc Benny, rappelait des jeux pour enfants. Une maison minimaliste servait de point de convergence à un groupe d’ours en bois. Les éléments de grande taille laissaient flotter une ambivalence sur la possibilité ou non pour les adultes comme pour les enfants d’aller jouer avec les sculptures.

L’architecture ludique et critique fut également choisie comme approche par d’autres artistes. Au Parc Gabriel-Sagard, Gilles Bissonnet réalisa Le parc des cimes, une terrasse suspendue aux arbres d’où l’on avait accès par deux escaliers autonomes. Par un jeu de références architecturales et historiques, il questionnait le développement urbain actuel de la ville (1). Par le biais de la Maison de la Promenade Bellerive, sise à la Promenade-Bellerive, Trevor Gould optait lui aussi pour une approche architecturale. Un couple de personnages, dans une maisonnette, émergeait saluant lorsqu’un visiteur en activait les manettes. Ces personnages suggéraient ou faisaient référence à des couples célèbres tirés de la littérature, du cinéma ou encore de l’actualité. Le poids des papillons de Diane Landry (2), au Parc Doris-Lussier, évoquait à la fois un observatoire astronomique et un kiosque de jardin avec, au sommet, un corsage de métal affublé de manches à air. L’ancien pont-levis Wellington, quant à lui, intégrait deux gigantesques photos de Roberto Pellegrinuzzi. La structure Tête de pont redéfinissait la perception que nous avons de cette architecture, créant ainsi un sentiment d’oppression et d’insécurité.

De manière insidieuse, Rose-Marie Goulet opta pour le langage pictographique afin de communiquer avec les gens. Passage protégé, droit de passage était constitué d’un amalgame de panneaux venant de sources diverses dans le monde. À ceux-ci, l’artiste avait intégré ses propres panneaux associant une vision personnelle à l’illustration du droit de passage et des valeurs culturelles sous-jacentes. Elle mettait en scène une réflexion, subtile mais efficace, des choix de société que nous faisons et des préjugés plus ou moins avoués qui y règnent.

Marc Larochelle et Devora Neumark optèrent, quant à eux, pour une recherche jouant entre le privé et le public. Au Parc Beaubien, Les aveux de Marc Larochelle abordait la relation entre les gens d’une façon très particulière. Par l’intermédiaire d’une annonce, il avait recueilli divers secrets jamais révélés, des traumatismes aussi, pour en transcrire des bribes sur des châssis de lits installés tels des drapeaux, au bout de mats. Il confrontait les gens à leur isolement en société, en privé, frôlant la divulgation, l’indiscrétion. L’art de la conversation de Devora Neumark proposait une toute autre forme de relation avec les visiteurs. Une fois par semaine, elle tenait salon. Près de l’édicule de la station de métro Frontenac (face à la Maison de la culture), Devora Neumark conviait les passants à venir discuter avec elle des sujets qui les touchaient. Discuter avec une inconnue dans un endroit public, créer une intimité, ne va pas de soi. Des gens de toutes sortes se sont prêtés à ces échanges, nourrissant au fur et à mesure la mémoire de l’artiste tout autant que celle de ses interlocuteurs. C’est, il me semble, une des expériences les plus intéressantes auxquelles les gens furent conviés dans le cadre D’un millénaire à l’autre.

Par sa dimension géographique, l’événement présentait une lecture différente de la ville. Les œuvres questionnaient nos valeurs collectives et personnelles. La pluralité des approches retenues par les artistes, se jouant de nous, tout comme nous jouions avec elles, laissaient le champ libre aux visiteurs pour y trouver ce qui les touchaient.

Galeries éphémères

Dans le cadre de Montréal aux 2000 et un visages, le centre d’artiste Observatoire 4 présentait Galeries éphémères. En investissant le boulevard Saint-Laurent, cette manifestation s’inscrivait différemment dans le milieu urbain. On y présentait « un panorama de toutes tendances et de tousles médiums de l’art contemporain (3) ». Une trentaine d’artistes de diverses disciplines exposaient leurs œuvres dans les vitrines des magasins en deux parcours le long de cette artère commerciale, entre les rues Sherbrooke et Mont-Royal, et au nord de Saint-Zotique et Jean-Talon, soit le Plateau et la Petite Italie. La main, espace frontière entre l’ouest et l’est de Montréal, ligne de partage des langues, comme nous dirions ligne de partage des eaux, c’est le lieu de tous les mondes, de l’Orient comme de l’Occident.

L’événement se voulait une relecture des vitrines par l’adjonction d’œuvres aux commerces. L’idée d’investir des vitrines commerciales ne fut pas chose simple. Il a fallu discuter, argumenter, convaincre les propriétaires de la pertinence de l’expérience proposée. De la peinture à la vidéo, de la sculpture à l’installation, les passants furent conviés à une prise de contact — souvent leur première — avec l’art actuel. Parmi les œuvres présentées certaines s’intégraient avec bonheur à la vitrine hôte tandis que d’autres durent s’accommoder de conditions moins favorables. Certaines œuvres, telles celles de Christine Lebel ou d’Hélène Pratt, furent tout simplement enlevées, sans véritable justification. Ce geste de la part de certains commerçants indique combien il est encore difficile pour l’art d’avoir pignon sur rue sans heurter les sensibilités, ou les impératifs commerciaux.

Si certains eurent des expériences pénibles, d’autres s’en sont fort bien tirés. Parmi ceux-ci, notons l’installation de Philippe Corriveau conçue pour la vitrine de Levitt’s, qui se référait à la collection d’artefacts. La « Main » projet archéologique présentait un échantillonnage d’objets de toutes sortes laissés sur les trottoirs. Cette cueillette fut par la suite ordonnée, classée, reflétant, par la disposition des objets, une perception singulière de la vie de cette rue. L’installation photographique de Caroline Hayeur, chez Mosquito, abordait un thème très différent, s’intéressant aux lieux de passages. Constituée d’un assemblage photo d’un corps féminin sur un lit, cette œuvre dédoublait l’espace suggérant un lieu autonome et privé à même un lieu commercial. Hôtel-Motel, comme son titre l’indique, appartient à une série de variations sur les chambres d’hôtel où la notion d’intimité varie au gré « des occupants dans un entre-deux (4) ». La librairie L’androgyne accueillit Danger (réponse « drag » ou ready-made duchampien) d’Yvon Goulet. Des sièges de toilette et des fragments de textes proposaient une réflexion où le jeu, le cynisme s’intégraient aux livres de la vitrine.

L’expérience en valait-elle le travail ? Évidemment. Toute tentative pour diffuser l’art, le rendre accessible à tous ne devrait pas être remise en question. Il faudrait poursuivre une telle expérience, d’autant plus que le seul effort qui fut demandé était un peu d’ouverture d’esprit pour prendre contact avec des œuvres — ce n’est pas dangereux, mais, oui, parfois, ça dérange les bien-pensants ou le commerce ou encore, les deux.

Silophone

Dans le Vieux-Montréal, de plus en plus d’activités socio-culturelles sont organisées, comme des festivals, fêtes historiques, etc. Depuis déjà quelques années, les symphonies portuaires du Musée de Pointe-à-Callière font partie du paysage culturel (5). Un nouvel événement a vu le jour en juin 2000, Silophone, dont les activités se poursuivront jusqu’en juin 2001. Cet événement, c’est d’abord un hommage rendu au Silo n° 5 — un monument industriel transformé en instrument de musique —, mais c’est aussi une série d’événements échelonnés sur une année alliant tout autant la musique, le patrimoine, l’architecture (6).

À Montréal, au tournant du siècle dernier, on construisait d’énormes élévateurs à grains à proximité du port. Ces équipements étaient importants, voire essentiels pour le commerce du grain. Durant plus de 200 ans, les céréales empruntèrent le fleuve pour être exportées. Ces élévateurs furent donc fonctionnels jusqu’à il y a une dizaine d’années. Parmi les six ensembles d’élévateurs construits, seul le n° 4 demeure toujours en activité; le no 5, érigé à partir de 1906, fut mis hors service en 1996. Les autres élévateurs furent tout simplement démolis. Situé le long du bassin de la Pointe-du-Moulin et à l’embouchure du Canal Lachine, il est composé de trois parties distinctes reliées entre elles par des galeries aériennes. Les trois parties laissent voir les diverses phases de construction et l’évolution des techniques de construction, sans que l’ensemble paraisse disparate. Walter Gropius tout comme Le Corbusier furent fascinés par la pureté des formes de ces bâtiments. « Pour l’avant-garde architecturale européenne, dans les années 1920, l’architecture industrielle américaine est à la source d’un nouveau langage formel, Par ailleurs, lors de l’Exposition universelle de Paris en 1937, le Canada, le grand grenier à blé nord-américain, est représenté par un pavillon dont les formes imitent celles des Silos (7). »

Le Silo n° 5 est constitué de gigantesques cylindres verticaux qui ont une acoustique hors du commun avec une réverbération de plus de 20 secondes (8). Peu importe les sons produits à l’intérieur du silo, ils se métamorphosent, ils prennent une dimension totalement nouvelle. Tout auditeur qui a la chance d’y pénétrer pour goûter cette expérience sera transporté par les qualités de cette enceinte acoustique. Ce sont donc ces qualités particulières qui sont mises à contribution pour réaliser l’expérience inusitée du Silophone par Thomas Mclntosh, architecte, et Emmanuel Madan, compositeur, du collectif [The User].

À partir d’imprimantes informatiques mises en réseau en 1997, [The User] conçut une œuvre baptisée Symphonie pour imprimantes matricielles. Cette œuvre présentée à plusieurs reprises s’est méritée des éloges unanimes. Ce collectif opte dans sa pratique pour des approches alternatives de revitalisation de sites industriels désaffectés, pour les utiliser à des fins culturelles. Silophone constitue une suite logique de leur exploration acoustique de l’environnement urbain, tout en questionnant la notion de désuétude. L’œuvre ainsi réalisée devient un outil de sensibilisation pour une prise de conscience collective, afin de trouver une solution durable pour la préservation de cet élévateur.

Une combinaison de technologies de communication sert de cordon ombilical virtuel pour alimenter cet instrument. Tous peuvent participer en tout temps il l’œuvre. Par le biais de lignes téléphoniques ou du réseau Internet (9), le son pénètre à l’intérieur du silo, en provenance des quatre coins de la planète, et résonne dans les imposants cylindres de béton. Transformées, les mutations sonores sont captées par des microphones et rediffusées simultanément vers l’extérieur. L’instrument produit une matière sonore en constante évolution par l’apport des sources extérieures. Il offre la possibilité de faire voyager les sons en établissant une véritable interaction pour explorer les propriétés acoustiques du silo. Ce type d’interaction n’est pas sans rappeler Earth to the unknown power (l’Abbaye virtuel), un concert en simultané entre New York et l’Abbaye du Thoronet près de Nice (France). L’œuvre, interprétée depuis The Kitchen à New York, bénéficiait, en temps réel, de l’acoustique de l’abbaye (10). Pour toute la période d’exploitation du silo, des artistes seront invités à composer des œuvres originales destinées à l’instrument.

Les caractéristiques intrinsèques de conception du Silophone en abolissent les limites physiques. Par l’adjonction d’un réseau informatique au Silo n° 5, celui-ci devient un instrument il dimensions « variables ». Si nous sommes ouverts à l’expérimentation, nous pouvons accéder à un univers sonore en perpétuelle évolution. Plus encore, nous nous intégrons à une œuvre se jouant du temps et de l’espace.

André Greusard, Caroline Hayeur, Christine Lebel, Devora Neumark, Emmanuel Madan, Gilles Bissonnet, Philippe Corriveau, Rose-Marie Goulet, The User, Thomas McIntosh, Trevor Gould, Yvon Goulet
This article also appears in the issue 42 - Pratiques urbaines
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