[In French]

Hypoglycémie intellectuelle

Ne ressentez-vous pas un écart spatiotemporel croissant entre la réalité et le monde semi-virtuel dans lequel nous nous enfonçons ?

Observez-vous les actualités télévisées avec un sentiment de perte d’adhérence? N’avez-vous pas un léger feeling de décalage généralisé ? Rien de trop sérieux, juste une petite hypoglycémie intellectuelle ? Si oui, dites-vous que dans cette vague impression de décalage, il y a du bon : sur vos peurs, désormais, vous avez un certain retard. La frousse traîne tout autour pendant que vous avancez votre chemin, sans hâte, sans bruit, parmi les décombres.

En périphérie, dans les démocraties occidentales, l’épouvante ­triomphe. La galerie des croquemitaines fait salle comble : Harper fait ce qu’il veut, Sarkozy triomphe, Poutine pavane, et Bush ne regrette rien. Tous ressemblent à des chefs d’entreprise plutôt qu’à des dirigeants ­politiques. D’une manière plus ou moins licite, ils sont en bizness.

Un bienveillant détachement

Nous savons qu’il y a une nouvelle hiérarchie des pouvoirs. Que cette récente hiérarchie fait peur ; qu’elle est moralement instable, étrangère au sens des proportions humaines. Par dépit, non par stratégie, elle est mise en place par le politique et ce qui lui reste d’influence. Nous savons aussi qu’elle est établie par l’énorme pression qu’exerce le ­néolibéralisme et sa mondialisation tous azimuts.

Puissante, cette vive hiérarchie hisse au sommet le pouvoir financier, docilement suivi du pouvoir médiatique, mercenaire du précédent. Ce duo dominant maîtrise désormais le pouvoir politique. Lequel, dans les démocraties d’opinion, à l’âge de la globalisation galopante, ne se conquiert donc qu’avec le consentement complice, obligatoire, des deux premiers.

Face à cette domination, à cette puissance effrayante, il y a trois attitudes possibles. Dans l’ordre officiellement prescrit, les voici : un accommodement réjoui face aux bénéfices du triomphalisme économique et à son remarquable pouvoir d’attraction; un aplatissement hébété avec, en bonus, le solennel « ça ou autres choses » comme fin mot ; ou la perte d’adhérence décrite plus tôt, le décalage corps et âme en option évasive, le stupre pour finalité… D’autres vous diront qu’il y a une quatrième option : la lutte, nom de Dieu !

Peut-être y en a-t-il une cinquième : un bienveillant détachement, ­doublé d’une ironie meurtrière.

La peur est une chose épeurante.

L’essentiel, c’est de représenter un style de vie

Exclusif à esse, voici une entrevue en compagnie de Fabrizio Gilardino et Michel F Côté. 

Lancés à la conquête du monde, Gilardino et Côté nous parlent de &records, le label de disque qu’ils ont fondé ensemble. Ils nous racontent la philosophie qu’ils ont adoptée pour faire de cette entreprise un tel ­succès. Ils nous offrent également quelques réflexions sur la ­mondialisation, ­l’entrepreneurship, et les plaisirs de la vie vraie.

Voici deux artistes qui n’ont pas froid aux yeux.

Depuis 2003, &records est devenu un label international. Comment la stratégie a-t-elle évolué ?

Michel F : En trois années, c’est le monde qui a changé. En avril 2003, au tout début de cette aventure, une nouvelle production au goût du jour et un peu de pub suffisaient. Aujourd’hui, la donne est différente, il faut avoir une stratégie, une logistique, et une campagne marketing de haut niveau. Il faut aussi tenir compte du changement rapide provoqué par le net et les rapports plus immatériels que les jeunes entretiennent avec la musique et le téléchargement (sorte de télétransmission métaphysique de la ritualité des sphères que procure l’extase musicale).

Fabrizio : Ce qui importe aujourd’hui, c’est de parvenir à représenter un statut, un style de vie, afin de devenir un point de référence pour les ­consommateurs. Chaque saison marque une évolution, mais les ­bouleversements adviennent environ tous les dix ans. Je suis d’accord avec Michel F : le dernier grand changement est survenu avec l’arrivée ­d’Internet, qui offre la possibilité de faire entendre et voir rapidement, puis de communiquer globalement (même de tomber amoureux !). Ainsi, tous les processus de vente, de production, de livraison se sont ­accélérés. La demande pour nos produits ne cesse de croître : nous employons ­maintenant 66 personnes à temps plein. C’est super !

Vous misez davantage sur le haut de gamme et une clientèle plus diversifiée. C’est une nouvelle orientation ?

Michel F : C’est une voie obligée. Nous sommes nés avec les jeunes, nous continuons à offrir des produits pour les jeunes. Mais le label a aujourd’hui 4 ans. Nous sentons l’exigence des consommateurs qui sont venus au monde avec nous et qui ont désormais davantage de facilités ­économiques. Ils veulent des produits d’une qualité encore meilleure.

Fabrizio : Ils ont grandi avec le son &records et ne veulent pas de ­produits plus éphémères issus du monde de la musique vulgaire. Nous avons donc élargi notre collection en introduisant dans toutes nos catégories de ­merchandising (disques, casquettes, dentifrice, auto-collants, t-shirts, parfums, badges, etc.) des produits de qualité supérieure made in Italy.

Est-il possible de faire du bas et du haut de gamme ? N’y a-t-il pas que les marques automobiles pour y parvenir ?

Michel F : Nous avons la même philosophie. Nous ne considérons pas qu’il y a plusieurs types de clients mais un seul, qu’il ait de l’argent ou pas. Ainsi on propose une gamme de produits exactement comme le font les ­constructeurs automobiles. Bientôt nous offrirons l’équivalent du VUS (véhicule utilitaire sport): une musique qui s’écoutera aussi bien en ­pilotant un avion que devant son lave-vaisselle, et à un prix toujours aussi abordable. On ne pense pas à cibler tel ou tel groupe de clients à travers différents produits, mais à proposer un style de vie.

Fabrizio : Les temps ont changé. Je vais en discothèque avec des plus jeunes que moi, et je retrouve ces jeunes chaque semaine au bar du coin. Désormais, dans les mêmes endroits, on trouve des gens de 20, 30 ou 50 ans. Les gens n’ont plus peur : comme l’automobile, la musique est ­universelle, unisexe, sans âge et de toutes conditions économiques. Seul demeure notre style, made in Italy.

Est-il encore possible de travailler sur l’intuition comme à la fin des années 1970 ?

Fabrizio : Aujourd’hui, la convergence des outils technologiques nous aide. Elle nous permet de pressentir comment les choses fonctionnent et, avec nos 33 points de vente disposés sur tout le globe, nous savons en temps réel quels produits marchent.

Michel F : Nous sommes huit personnes à travailler de manière créative du côté de la mise en marché. On avance à l’intuition, à la sensation, à la vibration. On a les oreilles grandes ouvertes, comme à la fin des années 1970. Nous fonçons plein rythme : on n’effectue aucune étude de marché traditionnelle, car quand elles arrivent, elles sont déjà obsolètes.

Jusqu’où &records ira dans la diversification ?

Fabrizio : Avec le label Ambiances Magnétiques, nous ferons un ­lancement conjoint à l’automne 2007. Trois nouveaux disques seront lancés et quelques chouettes produits dérivés (tuque Klaxon Gueule, verres fumés Foodsoon, etc.). On aime les collaborations: autres labels, ­jeunes designers, sponsors, minorités ethniques, boissons énergétiques, etc. Nous y avons mis notre passion, notre ironie, notre sexyness, notre manière d’être frais et modernes. Avec ces ingrédients, nous pourrions faire (et vendre) a priori n’importe quel produit, même si certaines choses n’auraient pas de sens.

Plus localement, le Québec a connu récemment un débat sur ­l’importance de la culture. Qu’en pensez-vous ?

Michel F : Je suis héritier de la révolution tranquille. J’ai grandi avec David Bowie, Beau Dommage, la télévision, la révolte des enfants ­contre les parents, les drogues douces, le Kraft Dinner, les jeans, l’ambiant, ­l’info-pub, puis le mouvement punk. Je crois que l’esprit rebelle que je porte en moi vient de cette éducation pratique et polyvalente. La ­culture c’est ­important. Les politiciens le disent. Politiquement, je pense qu’il ­faudrait regarder davantage en direction des individus que des groupes ou des ­partis. J’espère, par exemple, rencontrer Mario Dumont (ou Nicolas Sarkozy, en France) : il m’intéresse, même si c’est un homme un peu à ­droite. ­Il connaît l’importance de l’image, et une image vaut mille mots. Il a aussi une vision pour le futur et cela me plaît. C’est un politicien qui pense à faire des lois pour améliorer le futur, plus que pour protéger le présent.

Les grands entrepreneurs italiens possèdent soit une équipe de foot, soit un voilier. Et vous ?

Fabrizio : Nous avons une équipe de foot à Bassano del Grappa, mais c’est une équipe locale de troisième division. Les matchs sont l’occasion de faire la fête. Et l’on offre à boire à la mi-temps !

Michel F : Nous avons aussi un voilier sur le Lac Champlain, un trois-mâts, le Fifty-Fifty. Nous y avons un seul mot d’ordre, en quatre lettres : VQVV (Venez Quand Vous Voulez). Alors bienvenue1 1 - Pastiche d’une remarquablement stupide entrevue accordée par Renzo Rosso (florentin, patron et fondateur de la marque de vêtements Diesel) au journal Libération, le 29 juin 2007. Ceci dit, Fabrizio et moi sommes effectivement patrons d’un petit label de disque que nous dirigeons avec un manque d’ambition épouvantable. !

Prédire les affaires, faire des affaires

1. Il y a quelques centaines d’années, Isaac Newton avait prévu la fin de notre monde pour 2060. Je ne sais pas par quels calculs pessimistes il est parvenu à cette date prochaine, belle comme tout… Mais gageons qu’au rythme où vont les choses, ce grand mathématicien ­révélateur de la ­gravité universelle aura raison. Cette délirante prospective ­catastrophique, elle est quasiment convenable. D’ici là, bêtes avaleuses, rassasiez-vous bien.

2. Il ne faut pas avoir peur des manipulations génétiques (le Cirque du Soleil en est une, sous forme de multinationale). Comme dit mon ami Fabrizio : « Bientôt nous aurons des mitaines en fourrure de banane ! ». Plus doux, plus chaud, et biodégradable après 12 usages.

3. Époque redoutable. À New York le 30 juin dernier, il y a ce zigoto, Greg Parker, qui a fait la file jour et nuit pendant cinq jours pour être le ­premier humain à acheter le iPhone d’Apple. Warhol triomphe encore… Ils étaient des centaines à s’entasser et s’enthousiasmer pour ce nouveau machin aux capacités interactives apparemment révolutionnaires. La liste des outils essentiels s’allonge à l’infini ; elle nous engouffre. Crédule et ­toujours idolâtre, l’humanité s’épuise dans une maladie de l’objet. Ce ­consumérisme délirant va bientôt porter notre civilisation jusqu’à ­l’extrême limite du matérialisme compulsif. Passé cette frontière, ce sera la planète des singes absolutistes. Enfin le retour des vraies bananes !

4. En passant, par plaisir, ceci : Le cirque est une activité qui hume le petit fascisme, celui innocent qui s’ignore. Le cirque n’est pas un art, au mieux c’est du bon divertissement (tout le monde le sait mais fait semblant de rien, comme pour le reste des choses humaines). Les promoteurs ­circassiens abusent de l’enthousiasme romantique et sans limites des jeunes acrobates. Plus vite, plus haut, plus loin: comme une chanson de Dion. C’est un art barbare : l’art de la virtuosité périlleuse et joliment vide. Ensoleillé et fortuné, le cirque a la cote parce que notre monde fonce à droite. Chaque nouveau spectacle est une olympiade en ­costumes ­farfelus et pailletés, composée de disciplines ridicules ­accompagnée d’une triste musique utilitaire. Le cirque fait l’éloge de la performance comptable, du succès et de son corollaire l’argent.

Préférons un seul vers de Gaston Miron à tout l’art circassien nord-­américain des 30 dernières années.

5. Pour faire les choses, n’ayez crainte, osez le mou. Sur du dur, on arrive à rien.

Pas pea soup

Le temps du jeu se fait plus rare. L’art bute sur lui-même, les sens engourdis ; devenu hypoglycémique, en manque d’argent dans sa course à l’argent.

L’espèce décale vers du dur à droite, mais elle est faite forte. ­Peut-être même un peu trop. Nous engloutissons tout, tous trous noirs de chairs et d’os.

Avez-vous franchement le sentiment que l’art sauvera l’humanité ?


Michel F. Côté [adresse@courriel]. D’abord animateur radio à la SRC, MFC opère un périlleux virage à 190 degrés et chute dans le bas-ventre musical. La peur d’une triste mort, assis face à un microphone, motive cette déviation raide. Devenu musicien, il prend alors brutalement conscience qu’il n’échappera jamais à la présence ­indiscrète d’un microphone. Constatant l’absurdité de cette destinée étrange, il élabore le stratagème suivant : devenir maître conducteur d’un orchestre de dix microphones ­polymorphes. Il en est là. Il a aussi fait des études en cinéma, en anthropologie et en communication. Il pense bientôt retourner aux études (un peu tardivement diront ­certains). Il collabore à esse depuis 1999.

Michel F Côté
This article also appears in the issue 61 - Fear
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