[In French]

Prédispositions affectives du personnel d’un commissariat

Les singes savants sont surnaturels : ils chantent, dansent, peignent, parlent et s’informent. Certains de ces singes semblent plus confiants que d’autres. Assurés et fins observateurs – instruits de l’infortune des inquiets –, ils sont informateurs. Ils décident de l’interprétation des choses, faits et gestes, selon les normes mises en place par des sociétés également instruites (société de mœurs, société de lois, société de finances, goût du jour, bref, société des normes). Ces informateurs demeurent des singes – sacrés amateurs de bananes –, mais adoptent cependant une apparence d’autorité lucide, une disposition à ne pas laisser percer le doute. Cette stratégie rassure la vaste majorité des autres, les inquiets.

Lorsqu’on visite un salon de peinture, on est frappé par la diversité des tableaux qu’il contient. En faisant abstraction des sujets et des dimensions, on voit immédiatement que les tonalités générales des toiles diffèrent profondément. Certains tableaux sont hauts en couleur, d’autres sont ternes, ou brillants, ou gais, ou tristes. Quelques-uns sont dominés par une couleur unique qui attire l’œil, d’autres présentent d’étonnantes oppositions, d’autres enfin ressemblent à une mosaïque colorée. Pourtant tous ces tableaux ont été peints avec un petit nombre de couleurs fondamentales qui sont toujours les mêmes.

Les personnalités humaines, les commissaires, ressemblent à ces tableaux. Elles sont aussi diverses d’aspect, mais elles sont toutes la résultante de la combinaison d’un petit nombre de dispositions fondamentales. 

— Philippe Girardet, psychologue des arts, Vit des Arts1 1 - Philippe Girardet, Vit des Arts, Bréviaire éditeur (Librairie du XXe siècle), Trois-Rivières, 1979.

Il est à la fois farfelu et envisageable d’imaginer le singe artiste, ce minoritaire, aussi en inquiet : est-il inquiet parce qu’il est artiste, ou est-il artiste parce qu’il est inquiet ? Est-il d’abord inquiet de sa terrible minorité, ou inquiet de cette vocation forcément bizarre ? Informateur malgré lui, est-il inquiet de cette légitimité suspecte ?

Toujours est-il qu’il y aura toujours un commissaire pour vous rassurer – soyez-le (l’un ou l’autre).

La mécanique cérébrale

Les goûts et les inclinations débutent toujours par une émotion que l’on a jugée agréable. Ils s’établissent ensuite par la recherche de cette émotion renouvelée. Mais une répétition trop fréquente amène la satiété, phénomène presque toujours passager qui cesse avec la répétition moins fréquente. C’est ainsi, dans l’idéal.

Tous les psychologues ont observé que les passions se développaient d’autant plus qu’elles rencontraient plus d’obstacles. Il semble que la difficulté soit nécessaire au développement de la passion. De même qu’un flot renverse un obstacle et s’étale sans peine dans une plaine, de même la passion montre sa face dans la lutte, alors que, satisfaite à bon compte, elle s’éteint d’elle-même. Pensez à certains artistes populaires. 

— Philippe Girardet, psychologue des arts, Vit des Arts2 2 - Ibid.

Se rendre indispensable en joignant joliment

Les imaginatifs sont constamment tournés vers l’avenir. Ils pensent peu au passé. Les Romains mettaient l’avenir à droite et le passé à gauche. On peut dire que les imaginatifs sont dextrogyres. Il est à remarquer que la plupart des mouvements de la nature se font vers la droite : les coquilles et les plantes s’enroulent à droite, l’eau dans le siphon d’un évier aussi, tout comme les sociétés humaines. 

— Philippe Girardet, psychologue des arts, Vit des Arts3 3 - Ibid.

Il est concevable de fantasmer une époque ancienne ou la fonction d’artiste n’existait pas ; tous prenaient alors collectivement en charge cette tâche qui consiste à entretenir la fiction fabuleuse. Imaginez : pas de joint entre la musique et vous, unicité merveilleuse, vous êtes à la fois le musicien et le mélomane. Vous jouez, le temps se dilate et votre cortex cérébral retrouve un peu de son extase prélinguistique. Vous exultez et vous vous réparez.

Dommage que la musique soit devenue une affaire de spécialistes, une tâche de jointoyeurs.

Les premiers jointoyeurs furent les prêtres. Modistes de la parole divine, ils eurent suffisamment de talent couturier pour s’imaginer un rôle inédit tramé sur le tissu d’inquiétudes de leurs semblables. L’aubaine : offrir à tous une communication avec l’au-delà, un passage doucereux vers l’en-deçà – venez à nous et il ira vers vous, nous offrons une garantie spirituelle sur le passage.

Crédules bons diables, les singes chevelus ne demandent pas mieux que d’avoir un nouveau spécialiste sur mesure qui leur simplifiera la tâche. Demain, grâce à cet autre jointoiement dynamique qu’est le publireportage, ces nains mentaux seront des millions à se procurer un Dionnanizer bio-tersipède rebrousseur de poil à vitesse ajustable. Certains s’électrocuteront même mortellement. Mais quelques tragédies n’empêcheront jamais le progrès ni la prolifération des faits et gestes crédules.

La tâche d’un commissaire ressemble à celle d’un dramaturge : elle consiste à se positionner entre deux termes en insistant sur la nécessité de cette position trait d’union. Une fois stratégiquement placé dans ce rôle intermédiaire, notre jointoyeur assure alors une relecture – nécessaire ou non – et redéfinit la transition de l’un à l’autre (d’artiste inquiet à spectateur inquiet).

Récemment entiché de dramaturgie, l’art chorégraphique risque le pire, comme si le chorégraphe – inquiet parmi d’autres –, incapable d’imaginer à lui seul le sens de ce qu’il invente et inapte à définir ce qui sera perçu par le récepteur, s’en remet au dramaturge pour mieux goûter la mixture qu’il mijote lui-même, misérablement. 

À l’activité se rattache le goût des sports, des exercices physiques, des travaux manuels, de la marche, des voyages, de la danse, bref les goûts qui peuvent satisfaire cette disposition. La pensée chorégraphique est fragile ; à tort inquiète, elle cèdera facilement au doute. Le doute de longue durée engendre habituellement la dépression. À son tour, la dépression engendre les goûts du farniente, de la chaleur et du dramaturge.

Un actif vivra peu couvert, un déprimé sera toujours engoncé dans ses vêtements. Surveillez l’habillement.

— Philippe Girardet, psychologue des arts, Vit des Arts4 4 - Ibid.

Commissaire et dramaturge sont des fonctions récentes inventées par des gens souvent intelligents à la recherche d’une alcôve qui les assure et rassure les autres5 5 - Ici il serait temps de reconnaître l’excellent travail de certains commissaires. Éric Matson est de ceux-là. Commissaire hors du commun, il est commissaire audio. Sa niche écologique est d’une pertinence élégante. En inquiet sincère, Matson défriche courageusement une fonction d’avenir.. Ces professions nouvelles illustrent le principe de la complexité exponentielle de Fluckhard : les intermédiaires vont se multiplier à l’infini, on y arrivera de moins en moins seul, et cela malgré la prolifération des familles monoparentales.

De nouvelles stratégies intermédiaires s’inventent dans l’illusion de rendre l’échange plus limpide. Sommes-nous convaincus que cette multiplication n’est pas l’expression d’un babélisme croissant ?

Les cinq variantes caractérielles d’un commissaire 

Cette section a été prise en charge par un commissaire invité ; à son tour, celui-ci a invité cinq personnalités à discuter commissaire.

Le mot du commissaire invité : « Le caractère, nous l’avons dit, résulte de la combinaison des cinq dispositions affectives actives avec la personnalité innée composée des goûts, des habitudes et des inclinations. Discutons maintenant des cinq principaux caractères affectifs d’un commissaire. »

1. Corno (artiste peintre invitée) : « Je choisis l’émotif, parce que l’émotivité est déterminante quand elle aboutit à la recherche du plaisir sous toutes ses formes. Ce plaisir peut être d’un ordre élevé, comme les joies artistiques de la création picturale et la beauté des torses en tension. Les artistes sont toujours de grands émotifs, tout comme le commissaire idéal. Mais la recherche du plaisir peut parfois être moins pure : les entrailles du désir sont des couloirs obscurs, et nous ne sommes pas toujours sûrs que ça dure dur. Il faut souligner que tous ces plaisirs sont surtout cérébraux, voire sensuels, et que la sensualité – le plaisir purement physique, son désir et le mien – dérive de l’intelligence. J’aime les lèvres. »

2.Marie Chouinard (chorégraphe invitée) : « J’opterais pour le caractère combatif. La vie active parmi les êtres vivants est essentiellement un combat dont le but n’est pas l’anéantissement de l’adversaire, mais la conclusion d’un traité avantageux ou l’affermissement d’une autorité. Tout est question de chakra. Il faut aussi savoir reconnaître son animal intérieur afin d’être capable de connaître sa position dans la chaîne alimentaire. Faune ou fauve, morue ou fauvette, faire sa place avec grâce en étant une solitaire combative et contemplative me semble l’activité dominante, essentielle à toute réussite. Sur celle-ci, je n’ai pas de doute. »

3. Guy A. Lepage (artiste de variété invité) : « Avant toute bonne blague, la figure du sociable s’impose. La sociabilité fait naître un grand nombre de goûts : de la parure, de la conversation, du vedettariat, de l’auditoire, de l’autorité, des réunions mondaines, en un mot tous les goûts grégaires. La faible sociabilité entraine le goût de la solitude dommageable (je ne parle pas de Marie, l’une ou l’autre). Le sociable est celui qui tend la main et se sert de celles des autres… C’est une blague ! »

4. Marie Laberge (écrivaine invitée) : « Je m’intéresse au caractère du sage sensuel. Paradoxalement, il peut être un excellent écrivain et un médiocre journaliste s’il connaît l’âme de la foule. Un peintre, même génial, a besoin de pénétrer la personnalité de son modèle pour en rendre l’expression ; ainsi s’exprime la sage sensualité du maître ou du commissaire. De même un député doit juger sagement ses électeurs, un avocat questionner patiemment ses clients, un médecin ausculter attentivement ses malades, un professeur noter scrupuleusement ses étudiants, un officier punir justement ses soldats, un cuisinier cuire finement son poulet, un éboueur ramasser sans reste les ordures, et un artiste répondre amoureusement à son public. »

5.Cirque du Soleil (artiste total invité) : « Sans doute, j’adopte le réaliste puisque le milieu dans lequel nous vivons est multiple, riche, infiniment variable et en perpétuelle évolution. Demandez à tous ceux qui me connaissent : rares sont les hommes qui naissent, vivent et meurent dans la même atmosphère. Il n’y a pas d’apesanteur sur terre, je le sais. Il faut savoir s’élancer haut pour passer à l’autre niveau, c’est un peu comme dans Super Mario. Un réaliste adopte le monde et le monde s’adapte à lui. Le développement des moyens de transport, le rapetissement de notre globe dû à la conquête de la vitesse et de l’espace, font que de plus en plus nous vivons successivement dans les ambiances les plus diverses. Bref, si vous êtes à la fois artiste et réaliste, tout ira pour le mieux ! »

La sociabilité est le fondement même de l’existence en commun qui, sans elle, serait impossible. Elle a engendré la politesse, la bienséance, les conventions mondaines, les apparences et les jointoyeurs. Son point le plus haut, c’est la coquetterie, la hâblerie, la mystification, le mensonge et d’une façon générale la simulation. 

— Philippe Girardet, psychologue des arts, Vit des Arts6 6 - Ibid. d’avant la note 5.

Une promesse d’exposition

La vie contemplative nécessite une forte dose d’imagination. La prévision ordinaire de la vie aussi. Un industriel, un commerçant ou un commissaire recourt à l’imagination à chaque instant pour établir son programme ­d’action. Pour travailler il faut de toute nécessité savoir ce que l’on va faire. Plus on est haut placé, plus cette prévision doit être à longue échéance, et plus il faut d’imagination. La rédaction d’un contrat ou d’un argument d’exposition plausible exige de l’imagination, car il faut, pour faire un bon contrat, en prévoir les effets dans l’avenir.

À l’avenir, jointoyeur sera la tâche qui subordonnera toutes les autres. 

Il est impossible de définir la vie autrement que par ses manifestations. Elle est tout d’abord essentiellement continue et multiplicatrice. Tout être naît d’un autre être. Toute cellule a pour origine une cellule. Quelle fut la première ? 


Philippe Girardet, psychologue des arts, Origine des Arts, origine du monde ?7 7 - Philippe Girardet, Origine des Arts, origine du monde ? Chaumont éditeur (Siècle de l’art), Toulouse, 1990.


Michel F. Côté est lui-même jointoyeur. Semi-amateur, il jointoie ici et là. Son activité dominante est le jointoiement musical. De 1976 à 1993, il a suivi les stages de Philippe Girardet ; ceux-ci portaient sur la psychologie des arts. Il est actuellement secrétaire trésorier intérim de la Fondation Girardet en Psychologie des Arts, à Paris. Il vit à Montréal et s’intéresse à la pluralité des principaux caractères affectifs. Esthétiquement, il se confond lui-même sans y rien comprendre. Ses recherches sont multiples et désordonnées. Certains pensent qu’il produit trop de disques. Celui-ci rétorque toujours : « Mais comment faire autrement, puisque le précédent n’a pas été entendu ? » Marie (l’une ou l’autre) serait fière.

Michel F Côté
Michel F Côté
This article also appears in the issue 72 - Curators
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