Conversation avec la matière

Sylvette Babin
En admettant l’agentivité de la matière, le néomatérialisme remet en question le récit anthropocentrique qui sous-tend notre vision des humains dans le monde depuis les Lumières. Dans cette vision, l’humanité crée le monde et le monde est un réservoir de ressources pour les entreprises humaines. L’urgence du discours néomatérialiste tient aux impératifs éthiques, écologiques et politiques qui se referment sur nous, conséquences de cette vision du monde.
— Barbara Bolt, Carnal Knowledge: Towards a ‘New Materialism’ through the Arts
L’éthique ne concerne pas simplement le caractère responsable des actions dans leur rapport à l’ex-périence humaine du monde ; elle concerne plutôt les enchevêtrements matériels, et le poids de toute intra-action dans la reconfiguration de ces enchevêtrements — c’est-à-dire que son sujet est l’exhortation à l’éthique qui s’exprime par le monde même en train de prendre forme.
— Karen Barad, Meeting the Universe Halfway: Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meaning

La nécessité de représentation qui a longtemps caractérisé l’œuvre d’art nous a menés à donner forme et sens à la matière, et ce parfois au détriment de sa matérialité intrinsèque. Or, si nous laissons la matière s’affirmer par-delà les métaphores qu’on lui impose, nous constatons qu’elle possède une vie en dehors de notre regard et de notre interprétation, de même qu’une certaine capacité à agir de façon autonome. L’oxydation progressive de la statuaire de bronze nous parle autrement de l’alliage dissimulé sous les personnages historiques. Une pièce d’orfèvrerie s’exprime autant à travers le sens socialement fabriqué de l’or (richesse, puissance, prestige) et ses qualités matérielles (brillance, dureté, conductivité thermique) que par le poids historique, environnemental et colonialiste des procédés d’extraction minière. Que nous disent d’eux-mêmes les cobalt, lithium, indium et autres métaux rares si on suit leur parcours, depuis le sous-sol de la Chine jusqu’à nos appareils intelligents et leur accumulation dans les sites d’enfouissement ? Comment s’expriment les biogaz et les lixiviats camouflés simultanément sous des couches de sol et des stratégies de développement durable ?

En mettant en avant l’expressivité de la matière, son dynamisme et son agentivité, les théories néomatérialistes, terme développé par les philosophes Rosi Braidotti et Manuel DeLanda, s’opposent en quelque sorte à la philosophie matérialiste classique, qui tend à percevoir la matière comme étant essentiellement passive et inerte. Considérant toutefois que les nouveaux matérialismes préconisent par ailleurs une reconfiguration de la relation humain/non-humain, nature/culture, sujet/objet à travers une critique de cette conception dualiste du monde, il ne nous semble pas intéressant d’aborder les deux courants de pensée comme un conflit entre l’ancien et le nouveau. C’est plutôt à cette reconfiguration des relations, à ces enchevêtrements complexes, pour le dire autrement, que nous nous intéressons ici, par la considération matérielle des formes, mais aussi des lieux, des temporalités et des mémoires. Nous recourons pour ce faire à la notion d’intra-action introduite par la philosophe et physicienne Karen Barad, notion qui réfère à un rapport matériel-discursif entre les agents humains et non humains1 1 - Contrairement à l’interaction, dans laquelle les corps interagissent en gardant une certaine indépendance, l’intra-action suppose que les corps ne sont jamais complètement séparés, mais plutôt entremêlés, de même qu’au concept d’agentivité, cette capacité d’agir qui ne serait pas réservée aux êtres humains mais appartiendrait à l’ensemble du monde, vivant et non vivant.

Nous voyons dans ce dossier comment se déploie l’agentivité matérielle dans des œuvres qui utilisent des substances organiques, minérales, synthétiques ou climatosensibles, des techniques traditionnelles telles que la tapisserie et la broderie, ou des technologies de pointe comme les alliages à mémoire de forme. La matérialité et la performativité des objets, par exemple le livre d’artiste, ainsi que l’étude et la manipulation des œuvres d’archive et des photographies trouvées servent également à rendre compte de la discursivité de la matière, tandis que des stratégies comme le jeu et l’assemblage invitent à réfléchir à l’aspect transitionnel des objets et aux formes de relations que nous entretenons avec le monde. Finalement, il est aussi question de visibilité et d’invisibilité, considérant que ce qui ne peut être vu n’est pas pour autant inexistant ou immatériel – ainsi des violences et des discriminations des pouvoirs biopolitiques dans lesquelles contrôle des matières et contrôle des corps se confondent. Répondre à ces violences par l’art, en investissant les matériaux d’un pouvoir politique, est une avenue qui offre de puissants potentiels de guérison.

Le foisonnement des recherches artistiques qui se réclament des nouveaux matérialismes ouvre des réflexions riches sur notre rapport au monde et participe au développement de nouvelles ontologies. Tout au long de ce dossier, ces réflexions nous incitent à revoir radicalement notre approche anthropocentrique et humaniste. Laisser parler la matière provoque des rencontres et des conversations à la fois complexes, éclairantes et signifiantes, pour autant que nous consentions à l’entendre autrement.

Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Cet article parait également dans le numéro 101 - Nouveaux Matérialismes
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