Esse fête son « 30e »

Johanne Chagnon
La parution du présent numéro nous donne, à ESSE, l'occasion de fêter notre «30e», non pas que la revue existe depuis trente ans, mais parce qu'il s'agit de notre trentième numéro. Dans le monde des périodiques culturels du Québec, franchir une telle étape vaut sûrement d'être souligné. Avec quel acharnement (et quel plaisir aussi!) nous avons réussi à tenir le coup jusqu'à maintenant. Que d'heures de bénévolat! Merci à tous ceux et celles qui nous ont épaulés depuis les débuts, anciens membres de l'équipe de production, collaborateurs de tous genres (auteurs, photographes et illustrateurs), et organismes subventionneurs. Et merci aux artistes et institutions qui font l'objet de notre curiosité et de nos interrogations. Et merci, cela va sans dire, aux lecteurs qui, d'un numéro à l'autre, justifient par leur intérêt les efforts déployés. Notre désir le plus sincère est que ces «amis» veuillent bien accepter de faire encore un bout de chemin avec nous.

Ce trentième numéro permet de faire un tour d’horizon de l’actualité socio-politique. Les dossiers de nos trois derniers numéros nous ont familiarisés davantage avec trois des régions du Québec; celui du prochain numéro portera sur le Bas-Saint-Laurent. Celui-ci, toutefois, fait une incursion hors frontières, correspondant ainsi à notre volet «international». Après un premier dossier de la sorte sur la pratique de l’art au Mexique (paru dans le no 26, printemps-été 1995), nous accostons à Cuba avec le DOSSIER «Les arts et la liberté d’expression à Cuba : une optique “révolutionnaire”», rédigé par Bernard Mulaire. Dans le contexte politique nord-américain, voilà un sujet peu banal.

Cet intérêt pour la situation à Cuba nous met en face de quelque chose d’Effroyable et de troublant. Pour la jeunesse contestatrice des années 60 (dont certains d’entre nous), il existait un autre système économique : en plus du capitalisme, il était possible de regarder du côté du socialisme. Nous ne savions pas alors, dans notre naïveté, que l’être humain reste humain et qu’il ne peut résister au pouvoir et à lui donner la forme de l’exploitation, mais notre vision était au moins enrichie par une possibilité autre. Quelle vogue a alors connue l’image du Che, compagnon d’armes de Castro! Combien d’affiches! Le Che symbolisait la lutte contre l’impérialisme américain, qui sévit toujours en Amérique latine. Même si nous ne vivions pas à Cuba, il nous semblait qu’il était donc possible pour les sociétés d’évoluer autrement.

Depuis l’échec des Expériences communistes (s’il y en a eu de véritables), nous — et les jeunes en particulier — n’avons plus d’alternative. De penser que le système économique capitaliste, basé sur le néo-libéralisme, est le seul qui puisse l’emporter nous laisse perplexes, comme pris de vertige devant l’abîme.

Les États-Unis, non satisfaits de maintenir un embargo commercial contre Cuba, ont voté la loi Helms-Burton qui permet de poursuivre en justice ceux qui commercent avec l’île. Il y a des limites à la bêtise. La CEE (Communauté économique européenne) ainsi que le Canada et le Québec ont réagi contre de telles prétentions. C’était le moins que ces puissances pouvaient faire, elles qui nous rabattent les oreilles avec leur mondialisation des marchés et leurs traités de libre-échange.

Ce dossier sur Cuba ne cherche pas à faire les louanges des grands projets étatiques, mais à sonder des œuvres d’artistes, certaines ayant été exposées en dehors du contexte gouvernemental. Elles posent la question de l’urgence, de l’urgence de dire, malgré les convenances.

Bien que nous n’appuyions aucunement l’impérialisme américain, en premier lieu à cause de ce qu’il nous fait subir ici même au Québec, la tentation est forte, pour nous, de préférer les avantages qu’offre notre système, contrairement au système cubain. Bien sûr, dans une société comme la nôtre, nous pouvons (presque) tout dire, mais nos dirigeants n’exercent-ils pas une censure en faisant la sourde oreille? En quoi cette situation serait-elle donc plus tolérable que la situation cubaine où rien ne peut être dit contre l’ordre établi?

Une grande question continue de nous hanter : aurait-il été possible que l’idéal cubain se réalise dans un contexte de «pleine» liberté, au sens que nous l’entendons en Occident, sans les restrictions conceptuelles «En faveur de/Contre» la Révolution, dont notre dossier évoque les paramètres? Ou est-ce là ne rien comprendre à la Révolution? Autres questions embêtantes : On rêve d’un monde sans impérialisme américain, mais pouvons-nous avoir l’assurance que l’humanité s’en porterait mieux? Une autre puissance ne chercherait-elle pas à s’imposer?

Après avoir traité d’exclusion (le but avoué de l’embargo américain), traitons d’équité. L’Équité pour éviter l’exclusion. Ce sujet a inspiré notre dernière ACTION POLITIQUE. L’équité salariale homme-femme est-elle possible au Québec? C’est parce qu’elle semble encore repoussée dans le temps que nous nous sommes adressés à Lucien Bouchard. Les prises de position de certains ministres de son gouvernement ne font que confirmer pour quelle classe sociale ils travaillent. Réponse : l’élite bien nantie. Pendant ce temps… «Quand il s’agit de chercher les moyens d’économiser, le gouvernement du Québec ne regarde pas à la dépense», comme le souligne de façon si juste Jacques Bérubé, dans l’article «25 chambres pour 4 mémoires», paru dans Le Mouton noir (Rimouski, septembre 1996), à propos des audiences publiques de la Commission sur la fiscalité tenues à Rimouski en septembre dernier. L’auteur y mentionne très précisément, et ironiquement, les détails des coûts d’une telle opération, dont les résultats restent à voir. Quel paradoxe pour une commission qui cherche à couper dans les dépenses publiques! Malheureusement, des exemples comme celui-là, on pourrait en citer à la tonne.

Le présent numéro contient plusieurs textes d’opinion. Michel F. Côté se prononce, dans la chronique OPINION MUSIQUE, contre l’Exclusion qui se pratique dans le milieu de la musique. Rappelons le contexte. La revue Circuit (consacrée à la musique du XXe siècle et subventionnée par la Faculté de musique de l’Université de Montréal) avait invité Michel ainsi que d’autres musicien-ne-s, notamment Joane Hétu, Jean Derome, Raymond Gervais et Danielle Palardy Roger, à soumettre des textes sur la musique actuelle. Ils et elles acceptèrent l’invitation et leurs textes parurent dans le numéro 2, volume 6 (1995). Or, à leur insu, d’autres s’étaient donné comme mission, dans le même numéro de Circuit, de démolir ce que ces intervenant-e-s font en musique actuelle. Le tout a constitué un «guet-apens total», de dire Michel, qui le dénonça dans le cadre d’une conférence. Nous publions ici le texte de sa communication.

Ajoutons rapidement, pour ceux qui sont peu familiers avec cette discipline, que la musique dite actuelle se distingue de la musique dite contemporaine. Cette dernière désigne plus spécialement la musique écrite, institutionnalisée, alors que la musique actuelle fait une place importante à l’improvisation et ne relève d’aucune école en particulier. En arts visuels également, on a vu l’apparition du terme «actuel» par opposition à celui de «contemporain», mais dans ce champ, la nuance dénote moins une consécration institutionnalisée qu’un moment historique. La période contemporaine commence vers 1960, alors que l’actuelle couvre environ les cinq années les plus récentes.

À la lecture des articles de démolition parus dans Circuit, on comprend que, pour les éléments conservateurs (tout particulièrement Jean-Jacques Nattiez, le rédacteur en chef), le monde d’aujourd’hui effraie, vu son système des valeurs bouleversé, et que, pour eux, la seule solution est de s’en tenir aux principes supposément universels du Vrai, du Bien et du Beau! À notre époque! Cela donne la berlue. Et, bien sûr, la musique actuelle, selon eux, ne saurait prétendre à ces principes. Faudrait-il donc hiérarchiser les pratiques et reconnaître le bien-fondé des guerres de chapelles? Avec un tel raisonnement, que l’on rencontre dans tous les domaines artistiques d’ailleurs, nous n’aurions nul besoin d’interventions extérieures pour justifier l’abandon du développement de pratiques novatrices ici!

Doit-on soupçonner, en ces temps de compressions financières, des facteurs économiques à la base de telles déclarations, visant, en fin de compte, à exclure des programmes subventionneurs certaines pratiques concurrentes? Un fait demeure, les subsides gouvernementaux rétrécissent. De telles attaques se multiplieront-elles à l’avenir, chacun essayant de sauver sa part du gâteau?

Véronique Bellemare Brière, quant à elle, déplore, dans la chronique OPINION CRITIQUE D’ART, à quel point le discours sur l’art est devenu «déconnecté». Comme nous l’avons signalé à plusieurs reprises, n’a droit de cité que l’érudition universitaire la plus hermétique. Le plus grave est de constater à quel point la prépondérance de ce type de discours provoque des Exclusions : ne sont subventionnés que les projets adoptant un tel discours; ne reçoivent des bourses que les artistes sachant manier ce discours (ou s’alliant à des conservateurs habiles). Tous les textes sont coulés dans ce moule : demandes, communiqués, résumés, critiques, comptes rendus… Il serait temps de laisser entrer un peu d’air frais dans ce bastion.

Il y a fort à parier que Jo, le personnage à qui Paul Grégoire cède la parole dans Alzheimer social(chronique GOSSAGE), souscrirait à cette idée. En effet, Jo a l’intention de se faire critique d’art!

Une autre forme d’Exclusion peut s’effectuer quand on ne tient pas compte du contexte, piège dans lequel serait tombé le Regroupement des centres d’artistes autogérés du Québec (RCAAQ), dont le congrès annuel avait lieu en juin dernier à Carleton, en Gaspésie. Pas chanceux, le RCAAQ se trouva alors sur le territoire même d’une artiste sensible à ces questions et à un moment où elle a décidé de ne plus se taire. Adrienne Luce, qu’on a pu lire dans notre dernier numéro (chronique OPINION GASPÉSIE), fait de nouveau des vagues en signant cette fois-ci le billet «L’artiste est un territoire». Son texte est une critique mordante de la bureaucratie qui, selon elle, met en péril l’art de recherche et risque de niveler le discours esthétique.

Ces textes d’opinion susciteront-ils autant de réactions que ceux du numéro précédent? En effet, nous publions trois DROIT DE RÉPLIQUE dans ce numéro. Sans harceler, nous avons toujours voulu que ESSE suscite la discussion. En publiant des textes polémiques, c’est presque inévitable. Nous sommes même étonnés qu’il n’y ait pas eu plus de réactions par le passé. On lira donc une réponse de Serge Fisette et une autre de Jacques Bérubé au premier texte d’Adrienne Luce (no 29), et une réponse (en deux volets) de Pierryves Angers au texte de Jocelyn Fiset (no 29) sur la dernière assemblée générale du Regroupement des artistes en arts visuels (RAAV), et au rôle de ESSE dans toute cette histoire.

Dans ce numéro, nous avons également droit à une autre tranche de la BD, Le Chien de Sagres, de Denis Lord et Luis Neves. Pour ceux qui ne le savent pas, Sagres est une ville du Portugal où se rend le héros de la BD. En cours de route (c’est le sujet des derniers épisodes), voilà qu’il se remémore un vidéo visionné à Montréal sur une pièce de théâtre montée en Gaspésie à partir de l’Histoire du Québec, de Léandre Bergeron. On l’a toujours dit : à ESSE, «on se souvient»!

De plus, ce numéro contient une chronique MONTRÉALITÉS rédigée par François Cliche qui traite des œuvres récentes de Manon Bertrand. François nous donne l’occasion de mieux connaître cette artiste dont il fut question dans le no 29 (expositions collectives à l’UQAM). En avril 1996, Manon présenta l’exposition La folle du logis à la galerie Circa. Au moyen d’installations, elle explore, selon l’auteur, «différents contextes dans lesquels la raison s’égare…».

Enfin, la chronique JOLIETTITÉS / MONT-SAINT-HILAIRITÉS porte sur l’artiste français Jean Prachinetti, qui montrait ses œuvres au Musée de Joliette ainsi qu’au Musée de Saint-Hilaire. À partir de ces expositions, Sylvain Latendresse propose un double voyage où il vagabonde entre les anges et les œuvres d’une part, et ses souvenirs et cogitations d’autre part.

Voilà donc l’essentiel du présent numéro. Dans le contexte social actuel, marqué par une torpeur collective et où l’absence d’idées nouvelles se fait cruellement sentir, nous osons croire, à ESSE, que les opinions émises et les informations transmises alimenteront quelque peu la réflexion, notamment en ce qui a trait à la pratique des arts au Québec.

Johanne Chagnon
Cet article parait également dans le numéro 30 - Cuba
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