Autour du vivant

Sylvette Babin
Le côté fascinant, voire spectaculaire, de la mise en scène du vivant est indéniable. Dans des œuvres tantôt séduisantes, tantôt provocantes ou carrément choquantes, la présence d’êtres vivants opère toujours une forte attraction.

Les cas de figure les plus connus en art contemporain sont certainement ceux qui utilisent l’animal comme matériau. On l’a vu naturalisé, décontextualisé et recontextualisé, reproduit, génétiquement manipulé et parfois même mis à mort, en direct ou en différé. Or la réification du vivant pose d’importantes questions éthiques et morales qui appellent au débat. Nous avons pourtant longuement hésité à y consacrer un numéro, craignant d’ainsi participer, involontairement, à la surexposition et à la consécration d’œuvres éthiquement discutables. Car il faut bien admettre que le déplacement de l’être vivant dans le champ de l’art implique souvent l’occultation de sa valeur intrinsèque au profit de la valeur artistique, symbolique ou marchande qu’on lui octroie.

Le récent intérêt de l’histoire de l’art pour le domaine des études animales, de même que la volonté d’esse de contribuer à une prise de conscience et à une transformation des rapports de domination que l’humain entretient avec le monde du vivant, nous a néanmoins incités à observer de plus près ce phénomène, en prenant le parti de l’aborder selon une perspective non anthropocentrique.

Le dossier s’ouvre par un entretien avec Giovanni Aloi, rédacteur en chef d’Antennae, une revue universitaire qui se consacre à la nature dans l’art contemporain. Aloi souligne notamment l’importance de repenser la sphère du vivant à partir d’un modèle holistique, comme un réseau racinaire d’interconnexions entre toutes les espèces, végétales et animales, y compris l’espèce humaine. Cette pensée qui se détourne de l’idée cartésienne de la supériorité humaine sur les autres créatures sensibles est présente dans la plupart des textes présentés dans ces pages. Il s’agira donc ici beaucoup de la rencontre entre l’humain et les différentes espèces, rencontre qui invite, par exemple, à s’éloigner de l’anthropocentrisme et du zoocentrisme et à considérer plus attentivement les actants végétaux, ou encore qui fait appel à une écologie de la réconciliation pour remplacer la critique et la dénonciation, souvent génératrices d’une culpabilité stérile.

En somme, davantage que sur l’approche esthétique choisie par les artistes pour mettre en scène le vivant, c’est sur la réflexion philosophique et éthique sous-jacente à leurs œuvres que nous nous sommes penchés. Dans la plupart des textes, le danger de magnifier l’instrumentalisation du vivant par l’art semble avoir été évité. Cependant, certains articles se situent sur cette délicate frontière où l’exposition du vivant (ou de ce qui l’a été), dans des œuvres voulant faire état de situations provoquées par l’humain, pourrait aussi créer un malaise. Ainsi des cas montrant des animaux victimes de leur contact avec la civilisation, comme ceux qui ont été abandonnés après la catastrophe nucléaire de Fukushima, ou d’autres, récupérés dans la pratique artistique d’une taxidermie dite éthique. Ainsi également de l’humain, exposé afin de dénoncer les multiples formes de domination (sociale, économique, raciale) perpétrée par d’autres humains, mais qui en tant que sujet soulève diverses polémiques.

Quelles que soient les stratégies esthétiques et conceptuelles employées, de même que les idées défendues, nous savons d’emblée l’importance de ne pas présumer de la valeur morale (ou immorale) de l’art. Mais, de la même manière qu’il est impératif de contester les choix de l’humain dans son environnement, remettre en question l’autorité artistique lorsqu’il s’agit d’œuvrer avec le vivant, ou avec des matières issues du vivant, est une avenue qu’il ne faut pas hésiter à prendre.

De toute évidence, les propositions formulées ici remettent en question la thèse de l’exceptionnalisme humain au profit d’une attitude antispéciste. Depuis Darwin, nous avons reconnu notre animalité. Pourtant, nos modes de consommation contribuent à nous éloigner de l’autre, animal ou végétal. Cette distinction entre Je et l’autre est au cœur de I am in animal/L’animal émoi, un texte poétique qui clôt la section des essais du dossier et qui pourrait, en quelque sorte, lui servir de synthèse. Relativement différent dans sa forme originale et son adaptation, il souligne l’idée générale qui donne son sens à ce numéro : « [L’humain] doit s’efforcer de changer ce qui cloche dans le monde [qu’il] a construit – à son image seulement. »

Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Cet article parait également dans le numéro 87 - Le Vivant
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