Existerait-il deux Québec ?

Johanne Chagnon
Un changement de perspective s’impose : les populations sont actuellement perçues comme servant à faire rouler l’économie, alors que l’économie devrait plutôt aider les populations à vivre (et non à contribuer à les faire disparaître).

Existerait-il deux Québec? Voilà une des questions auxquelles nous mène jusqu’à maintenant la production d’une série sur les régions du Québec. Avec la parution dans ce numéro du neuvième dossier de la série, il est à propos de rappeler que cette entreprise, commencée en 1995, au moment de la dernière période référendaire, se veut politique. On parlait alors — et on parle encore — de faire un pays, mais sans le connaître véritablement. Ces dossiers se veulent une contribution pour en rapprocher les diverses composantes.

Force est de constater la riche diversité qui existe entre les régions visitées. Le caractère différencié, complexe, fécond, de l’espace québécois. Mais aussi d’observer le clivage culturel et économique qui se dessine entre Montréal et le reste du territoire. Sur le plan culturel, on a affaire à deux entités au sein du Québec : l’une est essentiellement urbaine, multiethnique, plus « planétaire » et aussi moins soucieuse de l’avenir du français; l’autre est plus proche de ses racines culturelles, plus sensible à son environnement naturel.

Ladite «métropole» serait-elle en train de s’isoler du reste du territoire? L’écart grandissant est devenu manifeste à l’analyse des résultats du dernier référendum. Une socio-diversité est importante pour la vie collective mais, en même temps, qu’arrive-t-il de la volonté de vivre ensemble? Peut-on construire un imaginaire commun?

À la différence d’autres régions comme Lanaudière (ESSE no 29, automne 1996) et la Montérégie (ESSE no 38, automne 1999), trop collées sur Montréal, trop disparates à l’intérieur de leur propre territoire, le Saguenay—Lac-Saint-Jean (dossier de ce numéro) n’a pas de problème d’identité culturelle. En plus d’une réalité géographique qui offre une forme et des limites au territoire, cette région possède un substrat social et culturel réel, très typé dans l’imaginaire québécois.

Pourtant, le Saguenay-Lac-Saint-Jean n’échappe pas, lui non plus, au mouvement de mondialisation économique qui favorise la banalisation et la standardisation. Ainsi, là où le visiteur montréalais, imbu du caractère quasi-mythique de la fierté sagamienne, s’attendrait à retrouver la substantifique moelle du Québec, retrouve-t-on, par exemple à Alma, le même type de boulevard avec chaînes de restauration rapide que dans presque toutes les villes d’Amérique du Nord. Moment d’effarement : l’envahissement de l’angloculture de masse serait-il consommé?

Sur le plan économique aussi s’opère un clivage. Les inégalités entre les centres urbains et les régions sont demeurées identiques depuis les trente dernières années. Les contributions financières en taxes et impôts, pourtant prélevées également, sont redistribuées en fonction d’injecter une vitalité particulière à Montréal. Ce phénomène a amené l’exode des jeunes qui a pris des proportions considérables, amorçant un processus de vidage d’un grand nombre de régions.

Certains observateurs font entendre un son de cloche alarmant : la baisse démographique enclenche un processus quasi irréversible de diminution des services offerts à la population. On peut facilement prévoir que, faute de clientèle, les écoles fermeront les unes après les autres, ce qui ne fera rien pour attirer de nouveaux résidents. Les autres services auront de la difficulté à se maintenir. Le Québec se trouverait réduit à la dimension d’un État de la grandeur de la communauté du Grand-Montréal avec quelques avant-postes disséminés par-ci par-là pour entretenir les barrages qui fournissent l’électricité à ce centre urbain.

Ainsi, les régions se saignent doublement : en plus de fournir aux bassins de population plus importants les matières premières qui leur sont nécessaires, elles les alimentent en ressources humaines : avec de la belle jeunesse dont l’éducation de base, de surcroît, est déjà faite. Cependant, cette politique favorable à Montréal ne s’est pas avérée un succès. La pauvreté grandissante qui sévit actuellement dans la ville ne plaide pas en faveur de la réussite de cette visée économique.

Un changement de perspective s’impose : les populations sont actuellement perçues comme servant à faire rouler l’économie, alors que l’économie devrait plutôt aider les populations à vivre (et non contribuer à les faire disparaître).

On observe au Saguenay-Lac-Saint-Jean le même phénomène que dans d’autres régions : un développement économique qui s’est appuyé sur l’exploitation des ressources naturelles — forêt, mer, sous-sol… — et qui se révèle aujourd’hui insuffisamment diversifié.

Le Saguenay-Lac-Saint-Jean est une région tapissée des logos d’Alcan, de Donohue, d’Abitibi Price, etc. En effet, deux grands secteurs de production, les industries de pâte et papiers et le complexe de transformation de l’aluminium brut, ont un impact déterminant sur l’économie de la région. Mais l’articulation de l’activité économique régionale a toujours été assujettie aux besoins des ensembles nord-américains plus vastes. Par exemple, le développement de l’industrie de l’aluminium est tributaire des contraintes imposées par les États-Unis. Ceux-ci laissent entrer chez eux le métal brut, mais pénalisent les produits transformés. Le Québec se retrouve surtout fournisseur de matières premières pour supporter le marché états-unien de transformation. La région produit aussi 35 %du bois d’œuvre québécois, mais en transforme peu.

La fragilité du développement régional reposant sur la grande entreprise est apparue au tournant des années 1980. Aujourd’hui, la région se relève péniblement de l’hécatombe provoquée par les licenciements massifs des industries de l’aluminium et du papier. Alcan, qui opère quelques usines dans la région, a effectué des mises à pied importantes de 1980 à 1995, dans le cadre d’un vaste projet de modernisation de ses usines et pour réduire ses coûts de production afin de soutenir la concurrence internationale face à la dégringolade des prix. Cette course à la rentabilité a eu des effets directs visibles. Le centre-ville d’Alma, notamment, affiche un nombre élevé de commerces vacants.

La région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, comme d’autres régions, fait face à un difficile décollage d’un secteur industriel secondaire, générateur d’emplois, qui pourrait être l’armature de sa future économie. Le taux de chômage a peu fluctué depuis cinq ans, tournant autour de 14 % alors qu’il est de 5,6 % pour l’ensemble du Québec. Des solutions de rechange sont en train de se développer, axées sur la prise en charge du développement par la population locale elle-même. Entre-temps, Alcan, actuellement dans une bonne phase d’expansion, annonçait en 1998 la construction d’une nouvelle usine à Alma au coût de 2,2 milliard de dollars. Cette nouvelle aluminerie engendrerait, selon la compagnie, 800 millions de dollars en retombées locales pour lesquelles la région se mobilise afin d’en profiter au maximum. Dans un même esprit de juste répartition des deniers publics, certains artistes revendiquent la décentralisation de portions des festivals nationaux qui reçoivent des fonds provenant de toutes les régions.

Pourtant, dans un tel contexte de production, les artistes du Saguenay-Lac-Saint-Jean démontrent depuis des années un dynamisme remarquable. À considérer leurs activités, il est difficile de croire que la région ne représente qu’à peine plus de 4 % de la population totale du Québec. Y naissent même des mégaprojets pour lesquels des artistes sont appelés à contribuer pour la survie économique. Il y a beaucoup à retirer de l’analyse des démarches et des stratégies développées par les artistes de cette région. Pratiquer l’art en périphérie, c’est aussi défendre une position, en marge, c’est occuper une place dans la redéfinition des valeurs de notre société.

Mais cette vision dépend-elle de l’image que le milieu laisse filtrer à l’observateur extérieur? En effet, on ne notera aucune fausse note dans la 1ère partie du dossier de ce numéro, rédigée à la suite d’entrevues avec plusieurs intervenants. Tout baignerait dans l’huile au Saguenay-Lac-Saint-Jean alors que les autres régions connaissent leur lot de conditions de réception, “normales” pour la pratique d’un art actuel. Daniel Jean soulignait pourtant (ESSE no 25, automne 1994) que, malgré la vitalité artistique régionale, la région est toujours dans une situation précaire, notamment à cause des interventions de l’État.

Le mouvement économique, déterminant, a fait se rétrécir le milieu social qui, à une époque, à Alma par exemple, se composait de toutes les personnes des divers groupes actifs. Aujourd’hui, le vide laissé par le départ de nombre d’entre elles se fait durement sentir.

Dans le dossier de ce numéro se multiplient les points de vue. Point de vue extérieur avec le regard de Véronique Bellemare Brière, collaboratrice de ESSE, qui s’est rendue dans la région au printemps dernier pour rencontrer des intervenants du milieu artistique; points de vue intérieurs avec Guy Sioui Durand, enseignant du cours «Fonction de l’art et de l’artiste» aux étudiants du bac à Chicoutimi de 1989 à 1997 et du séminaire de maîtrise «Art et Société» en 1998 ainsi que «complice» de plusieurs artistes depuis des années, et Bastien Gilbert, natif de la région et impliqué encore récemment à Langage Plus (Alma). Complètent ce dossier des analyses de deux événements récents, représentatifs de l’activité régionale en mouvance : l’une (de Madeleine Doré) sur les actions de certains artistes sagamiens à l’étranger, l’autre (de Véronique Villeneuve) sur un événement in situ réunissant artistes de la région et artistes invités. Mais nous n’en resterons pas là pour cette région : à compter du prochain numéro, Michel Lemelin et Christine Martel commenceront la publication d’un texte de fond (en plusieurs parties) qui se veut une analyse sociologique et historique sur les arts et la culture au Saguenay-Lac-Saint-Jean des années 1960 à aujourd’hui, et touchant diverses disciplines. À suivre…

Johanne Chagnon
Cet article parait également dans le numéro 41 - Saguenay-Lac St-Jean
Découvrir

Suggestions de lecture