Par ses références à la mer, le mot « dérive » évoque la mouvance et incite à la rêverie, aux errances poétiques. Dans le vocabulaire artistique, et cela depuis les situationnistes, il est plutôt associé à la ville (les dérives urbaines) mais n'exclut pas pour autant le vagabondage rural. Ainsi promenades, flâneries, déambulations, voyages et autres dérivances sont quelques-unes des pratiques incluses sous la mention Dérives. Le sujet est vaste, de même que l'intérêt qu'on lui porte, c'est pourquoi nous lui consacrerons deux numéros. Nous revoyons, dans ce premier volet, quelques pratiques situationnistes et des œuvres du Land Art, nous suivons les traces d'artistes voyageurs et analysons quelques performances, vidéos et chorégraphies impliquant la marche et le déplacement.

Depuis les célèbres flâneries de Baudelaire, de nombreuses réflexions et attitudes artistiques, par leur rapprochement conceptuel, nous aident à cerner les motivations des pratiques déambulatoires comme geste d’art. L’intérêt prononcé pour les lieux communs (Baudelaire1 1 - « Existe-t-il […] quelque chose de plus charmant, de plus fertile et d’une nature plus positivement excitante que le lieu commun ? » Cité par Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Seuil, 1964, p. 28.), pour l’expérience esthétique (Dewey2 2 - « Lors d’une expérience, les choses et événements appartenant au monde, physique et social, sont transformés par le contexte humain; alors que la créature vivante est changée et se développe par les rapports qui lui étaient extérieur. (Trad.) » John Dewey, Art as experience, Capricorn Books, New York, 1958, p. 246.) ou pour la dissolution de l’art dans le quotidien (Kaprow3 3 - « L’art semblable à la vie, dans lequel rien n’est séparé, est un entraînement pour essayer de sortir du moi coupé du monde. » Allan Kaprow, L’art et la vie confondus, Centre Georges Pompidou, Paris, 1996, p. 256.) – trois attitudes intrinsèques aux dérives – semblent toutes converger vers un désir de questionner notre relation au monde. Et, dans la plupart des pratiques liées à la dérive, l’appel au corps en action4 4 - En excluant, peut-être, les différentes dérives véhiculées ou les déambulatoires virtuels. est certainement le dénominateur commun de cette quête d’appartenance.

Se déplacer : nécessité ou prétexte ? L’artiste qui marche le fait-il pour le plaisir du mouvement, pour mettre son corps en situation ou simplement parce qu’il s’agit du processus logique pour l’atteinte d’un but ? Pour certains, c’est par la mobilité qu’une œuvre-objet prend forme (la quête d’artefacts par exemple); pour d’autres, c’est la marche en soi, ou le déplacement, qui compose l’œuvre même (les performances déambulatoires). La nuance entre les deux est souvent très subtile, voire inexistante, mais la mobilité du corps y demeure généralement le leitmotiv principal. Dans son livre L’art de marcher, Rebecca Solnit écrit à propos de la mobilité : « L’autre grand terme de la théorie postmoderne, le déplacement, se rapporte à la condition de l’être absolument mobile; le corps postmoderne circule en avion ou en voiture, de préférence à une vitesse folle, ou même se déplace sans moyens musculaires, mécaniques ou économiques apparents. Le corps n’est plus qu’un paquet en transit, un pion bougé de case en case; il ne se meut pas, il est mû5 5 - Rebecca Solnit, L’art de marcher, Actes Sud, 2002, p. 46.. » L’auteure sous-tend aussi que l’engouement généralisé pour le corps, dans les théories postmodernes, relève parfois d’une idéalisation romantique. Ce corps, disséqué à souhait dans ces réflexions théoriques, prendrait de moins en moins place dans le réel – en d’autres termes, n’expérimenterait plus sa corporalité. C’est peut-être justement pour faire contrepoids au corps postmoderne éthéré que l’artiste marche. Car à la source des nombreuses analyses qui ont été faites sur le concept du déplacement dans l’art, il y a des expérimentations réelles, vécues; il y a des œuvres-témoins du passage de l’artiste; les récits littéraires ou visuels de ceux qui, nomades, nous font partager leur expérience.

C’est en spectateur sédentaire que nous nous approprions généralement ces oeuvres, dans le confort immobile d’une galerie ou d’un livre, par le biais d’images ou d’artefacts. Parce que l’œuvre reproduite, le récit, la trace, ne sont pas l’expérience propre. Ce que nous voyons dans ces pages ne sont que les souvenirs d’œuvres mouvantes, ne donnant qu’un bref aperçu de la réalité. « Les relevés de parcours perdent ce qui a été : l’acte même de passer6 6 - Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Gallimard, 1990, p. 147. », écrit Michel de Certeau. L’expérience directe, l’acte même, nous échappe effectivement. Mais les traces laissées par les artistes mentionnés dans ce dossier, et les récits que les auteurs nous en font, devraient certainement nous permettre de saisir l’essence de ces dérives. L’expérience réelle est peut-être d’ailleurs le privilège de l’artiste, le praticien, le flâneur.

Sylvette Babin
Cet article parait également dans le numéro 54 - Dérives
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