Il n’est pas étonnant

Johanne Chagnon
Nous vivons une situation sans précédent historique, alors que s’exerce une nouvelle forme de domination, une sorte de gouvernement parallèle qui se prête, sous le couvert d’un jeu anonyme, à des manipulations délibérées des forces du marché... et porte atteinte à la vie elle-même.

Il n’est pas étonnant que plusieurs articles de ce numéro de ESSE sont imprégnés de l’actualité mondiale. Nous vivons une situation sans précédent historique, alors que s’exerce une nouvelle forme de domination, une sorte de gouvernement parallèle contrôlé par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, ainsi que l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui se prêtent, sous le couvert d’un jeu anonyme, à des manipulations délibérées des forces du marché. Tout le commerce mondial est réglementé au profit des grandes banques et sociétés multinationales.

La situation est d’une telle criante gravité que ESSE continuera à résister à ceux qui voudraient qu’elle cesse de s’intéresser à ce qui ne relève pas uniquement de l’art. Comme si l’art vivait dans une tour d’ivoire. Nous sommes tous dans le même bateau et plus que jamais, les diktats financiers ont des répercussions à travers la planète.

Le besoin de critiquer n’est pas moins essentiel aujourd’hui. Les médias de masse ne laissent toujours pas plus de place à d’autres voix, continuant à faire le jeu du système en place. Quand on dispose soi-même d’une tribune, il importe de s’en servir. Ne pas le faire serait céder aux pressions subtiles de la majorité de la société qui, par son abstention, accepte la situation actuelle. Phénomène très insidieux. Autrement dit, «Le système actuel nous satisfait, cessez de le critiquer!»

Comment ne pas parler encore du phénomène de la mondialisation, qui se traduit par un fardeau de la dette extérieure des pays qualifiés «en développement» évaluée en 1997 à plus de 2 000 milliards de dollars. Le chiffre est tellement astronomique qu’il en devient presque abstrait, mais il témoigne d’une réalité fort concrète pour les populations qui en subissent les conséquences. Le livre La Mondialisation de la pauvreté de Michel Chossudovsky (Éditions Écosociété, 1998) est très éclairant à cet effet. Il démontre que les programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI, la Banque mondiale et l’OMC dans plus de 100 pays appliquent une forme de surveillance qui ne fait que créer des inégalités croissantes tout en maintenant encore les modèles coloniaux. Cinq milliards sur les six qui peuplent la terre vivent dans des pays pauvres; les nations riches, qui représentent environ 15 % de la population, contrôlent près de 80 % du revenu mondial alors que quelque trois milliards d’êtres humains disposent de moins de 5 % de ce revenu total. Des pays dans leur ensemble sont pris dans le cercle vicieux du carcan de la dette : écroulement de la monnaie nationale, libéralisation du commerce, négation des droits des travailleurs, privatisation des terres agricoles, déréglementation du système bancaire, vente des sociétés d’État, démantèlement des institutions publiques en éducation et en santé, d’où des épidémies dues à la réapparition de maladies contagieuses, tensions sociales, conflits ethniques et guerres civiles qui s’ensuivent, dépendance accrue à cause de la réduction de la production nationale pour le marché intérieur au profit d’exportations vers les pays riches… Tout cela, et j’en passe, pour satisfaire les intérêts des créanciers internationaux. Quel gâchis! Comment en sommes-nous arrivés là?

Le livre de Chossudovsky présente des exemples concrets horrifiants et analyse plus en détail la situation qui prévaut dans certaines régions du monde : en Somalie, au Rwanda, en Afrique australe, en Inde, au Bangladesh, au Viêt-Nam, au Brésil, au Pérou, en Bolivie, en Russie et en ex-Yougoslavie.

Le Québec n’y échappe pas — quoiqu’à une autre échelle. Il subit une dislocation de son économie comme effet boomerang des politiques appliquées dans les pays dits «en développement». L’objectif de déficit zéro imposé par le gouvernement Bouchard répond aux exigence des marchés financiers qui ressemblent aux mesures imposées par le FMI aux pays endettés du Tiers monde.

Le dossier de ce numéro, qui s’intéresse aux pratiques artistiques intégrant les technologies récentes, fait écho à ces considérations. L’essor de ces technologiques participe de ce brassage économique qui affecte la planète et fait en sorte que la concentration accrue des revenus et de la richesse (dans le Nord comme dans le Sud) a permis une forte croissance d’une économie de luxe, dont font partie l’électronique et les télécommunications.

Les outils technologiques sont l’instrument idéal du capitalisme actuel. Dans quelles conditions sont fabriqués ces ordinateurs tant vantés dans nos sociétés? Les industries de l’électronique, polluantes, effectuent leur sale besogne dans les pays dits du Tiers monde. Elles recourent aux travailleurs de ces pays pour faire les soudures de plomb ou d’étain dans les circuits de puces électroniques (opération qui provoque des émissions très toxiques) et pour vérifier les circuits complétés dans des cuves remplies de substances toxiques (dangereuses pour le foie, le système respiratoire et les reins). Aux Philippines, les femmes qui travaillent dans l’industrie de l’électronique présentent de graves problèmes de santé au bout d’environ quatre ans, à s’exposer à des substances toxiques, à travailler dans des locaux climatisés maintenus à des températures très froides (pour protéger les semi-conducteurs), à se fatiguer les yeux à regarder dans un microscope pendant 10 heures ou plus par jour et à devoir travailler 100 heures par semaine, souvent 48 heures d’affilée.

Ce texte est écrit avec l’un de ces ordinateurs. Il importe au moins que son usage serve à éveiller aux écarts inacceptables entre les groupes sociaux, et non de les approuver en les passant sous silence.

Lors des débats-rencontres organisés en collaboration avec ESSE et tenus lors de l’événement d’art action Dérapage contrôlé, des invités québécois et japonais furent appelés à parler des effets de la mondialisation à la fois sur le plan social, économique qu’artistique. Sylvain Latendresse, qui signe un commentaire sur l’événement, perçoit les pratiques des artistes participants comme un acte de résistance tant esthétique que politique à la mondialisation des économies. Stéphane Thellen de l’Opération SalAMI — un des conférenciers invités — a souligné que le moment historique est grave. Un cap a été franchi : le vivant lui-même est devenu la proie du capitalisme actuel qui s’infiltre dans des secteurs tels que la santé, l’éducation, la culture, la génétique… Le texte de Sylvain Latendresse sur l’exposition De la monstruosité nous y fait aussi penser. Les monstres de demain sont-ils en gestation dans les éprouvettes de quelque laboratoire voué aux manipulations génétiques?

Le Symposium d’art actuel de Moncton (été 1999) dont traite Véronique Bellemare Brière est un exemple d’événement artistique articulé autour d’un thème branché sur le réel : le sort de la rivière Petitcodiac. Ce phénomène local procède du même processus généralisé qui mène à la détérioration de l’environnement de la planète, privant des communautés de leur gagne-pain. La dégradation de la rivière, d’un port de mer actif au siècle dernier à un ridicule filet d’eau embourbé de sédiments, est aussi le résultat d’intérêts privés agissant au détriment d’un écosystème qui n’est pourtant la propriété de personne. Le sort de la rivière repose pour beaucoup sur les pressions du public pour que les choses changent. La tenue du symposium aura peut-être sensibilisé les riverains à l’urgence d’agir avant qu’il ne soit trop tard.

Le phénomène d’invasion des cultures n’est pas nouveau. À travers les propos de Michel Viau, que Denis Lord a rencontré au sujet de son Répertoire des publications de bandes dessinées au Québec, il ressort cette information d’intérêt, à savoir que les syndicates états-uniens (regroupés en monopoles) pratiquent leur dumping de bandes dessinées dans divers médias à travers le monde depuis le milieu du 19e siècle, et encore aujourd’hui. C’est même par leur entremise qu’un bédéiste québécois est publié dans nos journaux!

Tant que les multinationales continueront de vouloir dominer le monde, il y a aura peu de chances que s’instaure un partage équitable des richesses. Mais il y va aussi de la responsabilité de tous. Pensons à l’accueil à bras ouverts réservé sur cette terre au mode de vie états-unien (comme la production de nos voisins du sud représente encore 80 % des produits fabriqués mondialement, il n’est pas faux s’associer mondialisation et États-Unis). Il faut, dans le quotidien, valoriser sa propre culture, par ses moindres gestes, par ses choix de consommateur. Bernard Mulaire, dans un Coup de griffe, s’irrite de constater l’utilisation grandissante de l’anglais, comme si tout allait de soi, la mondialisation comprise.

Une prise de conscience et une responsabilisation accrues, une attention portée au développement local, voilà quelques brèches dans le mur blindé de la globalisation des marchés.

Johanne Chagnon
Cet article parait également dans le numéro 39 - Mode technologique
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