
Photo : Louis Couturier
Le 8 août dernier, le village de Rivière-Madeleine en Gaspésie voyait la façade de son ancien magasin général rehaussée par une œuvre photographique de l'artiste Evelyne Leblanc-Roberge. Tactiques de camouflage est un projet de pré-ouverture du Magasin Général : studio international en création multidisciplinaire, un tout nouveau centre de création qui sera inauguré en 2016.
Fondé par les artistes Jacky Georges Lafargue et Louis Couturier, le Magasin Général sera destiné à accueillir des artistes de toutes disciplines dans une résidence aménagée au deuxième étage. Ses fondateurs insistent d’ailleurs sur l’aspect multidisciplinaire permettant au MG de se doter d’une vocation de création, certes, mais qui pourrait tout aussi bien s’adresser à des auteurs, à des musiciens ou à des scientifiques. Un choix plus rassembleur dans une région où l’art contemporain n’est peut-être pas la préoccupation première. En effet, les centres de production et diffusion artistiques ne sont pas légion dans la péninsule, particulièrement en Haute Gaspésie (secteur entre Sainte-Anne-des-Monts et Rivière-Madeleine) plus connue pour le Festival en chanson de Petite-Vallée. Les centres d’artistes Vaste et Vague de Carleton, dans la Baie-des-Chaleurs, et l’Espace F de Matane, aux limites du Bas-St-Laurent, sont les principaux porte-étendards de l’art actuel en Gaspésie avec quelques événements ponctuels tels les Rencontres internationales de la photographie en Gaspésie et Les Percéïdes, festival de cinéma et d’art de Percé. C’est donc avec enthousiasme que la municipalité de Rivière-Madeleine accueillait la nouvelle vocation du Magasin Général. Le village connait d’ailleurs le duo Couturier/Lafargue pour l’élaboration d’un projet de création in situ, Le Grand Sault de la rivière Madeleine. Depuis quelques mois le duo est à la recherche d’une ancienne locomotive enfouie dans le terrain faisant face au MG, vestige des activités du moulin à papier (Great Eastern Paper Company Ltd) en fonction entre 1921 et 1926. Cette recherche de longue haleine fera l’objet de nouveaux développements au cours des prochains mois.
Tactiques de camouflage
Pour annoncer son ouverture prochaine, le Magasin Général présentait le travail de l’artiste Evelyne Leblanc-Roberge. Originaire de Maria en Gaspésie, Leblanc-Roberge enseigne présentement la photographie au département de Art & Art History de l’Université de Rochester dans l’État de New York, où elle poursuit sa pratique. Un séjour au MG en mai dernier lui a permis de faire du repérage et une collecte de données photographiques pour la conception d’une image imprimée sur une bâche de 15 x 16 pieds qui couvrirait la façade du bâtiment durant une année. Au premier coup d’œil, l’œuvre montre une pièce pratiquement vide photographiée de la vitrine extérieure du magasin dont on aperçoit le cadre et quelques éléments de la devanture. Dans la partie gauche de la pièce, un diable est appuyé contre le mur du fond, tout près d’une fenêtre donnant sur la mer. À droite, une structure qui semble de construction récente contraste avec l’aspect ancien des murs, plafond et plancher en lattes peintes. Le cadre de porte de cette annexe dirige le regard vers un alignement de trois autres, ouvrant sur autant de pièces. C’est probablement à ce moment que l’on commence à douter de l’image, la succession des quatre chambres présumées étant incohérente vu les dimensions de la salle maitresse. Un regard plus attentif nous permet de constater que les lattes formant le plafond et le plancher s’entrelacent d’une manière non plausible, que la rampe et le début d’un escalier descendant laissent sous entendre que la pièce est à l’étage alors que la prise de vue provient de la vitrine du rez-de-chaussée. De nombreux autres détails confirment qu’il ne s’agit pas d’un simple cliché photographique mais bien d’un collage dont le trompe l’œil est saisissant.

L’œuvre est effectivement une image composite formée d’une centaine de prises de vue de différents espaces du Magasin. Dans Tactiques de camouflage, Evelyne Leblanc-Roberge – qui s’intéresse de façon récurrente aux espaces de vie et aux bâtiments domestiques ou institutionnels – poursuit une réflexion amorcée dans ses travaux antérieurs sur la question du cadre1 1 - « We create systems of frames to identify what surrounds us, to structure thoughts, images, concepts, ideas, or to dictate a point of view. The traditional picture frame or screen separates the work of art from its surroundings, and may help focus the viewer’s attention. At the same time, a frame unites a work with its context. How rigid are these frames? » Extrait du mémoire de Maitrise de Evelyne Leblanc-Roberge, disponible en ligne à l’adresse : http://www.evelynelr.com/evelynelr_mfa.pdf. Ici, les différents cadres de la maison (fenêtres, portes, charpentes) déterminent le cadrage des prises de vue qui, une fois reconfigurées dans l’image, brouillent à notre insu les pistes de notre perception de l’espace.
Regarder la photographie d’un lieu où le corps pourrait se situer amène souvent le regardeur à se projeter dans l’image pour y déambuler. Or, la fragmentation des espaces réels en un lieu improbable nous confine, en quelque sorte, à l’intérieur du cadre imposé par l’artiste. Le processus mental qui nous aurait menés à descendre l’escalier ou à traverser les quatre chambres pour imaginer les espaces non photographiés s’estompe, nous restons hésitant sur le pas de la première porte ou immobile devant ces marches qui ne mènent nulle part. Cet état de confinement se retrouve aussi, mais différemment, dans d’autres œuvres de Leblanc-Roberge dont Wall+Paper, un projet où l’artiste, à partir d’une correspondance avec des prisonniers condamnés à perpétuité, questionne les espaces de réclusion que certains ne peuvent physiquement quitter et auxquels d’autres ne peuvent physiquement accéder2 2 - Lire à ce propos Peter Christensen, Joshua Dubler et Evelyne Leblanc-Roberge, « Evelyne Leblanc-Roberge’s Wall+Paper », Afterimage, vol. 43, no 1 & 2 (2015)..
Le soir du vernissage, l’artiste avait également installé une projection vidéo que l’on pouvait observer de l’extérieur, fragmentée par les trois petites fenêtres situées à l’étage du Magasin Général. On y percevait des images d’eau que l’on verse, des gouttelettes sur une paroi de verre, la mer et son mouvement de vagues, des papiers à motifs de nuages agités par le vent, des cailloux qui tombent, le tissu d’une robe à pois, parfois une main. Certaines séquences étaient plus efficaces que d’autres, notamment celle de la mer, peut-être trop brève, qui apparaissait de façon identique dans chaque fenêtre. Le bruit des vagues, bien réelles derrière le Magasin Général, s’arrimait au mouvement de la séquence numérique. Beau moment contemplatif dans un « cinéma » à ciel ouvert installé pour l’occasion.

La totalité de l’image de la vidéo était visible sur un mur à l’intérieur de la résidence. De ce point de vue on pouvait mieux apprécier la seconde partie de la boucle de 16 minutes montrant la maquette d’une chambre blanche dans laquelle des roches aux formes géométriques sont déposées une à une. Les repères architecturaux de la maquette se confondant avec les fenêtres et le mur en lattes de la résidence créaient un effet de trompe l’œil particulièrement intéressant.
Le titre de l’ensemble du projet, Tactiques de camouflage, prend sens de différentes manières dans les deux œuvres présentées. Sur la photo de la façade, c’est la réalité architecturale du bâtiment d’époque qui se voit camouflée dans un jeu de reconstruction subtil des espaces alors que dans la vidéo il s’agit plutôt de fusionner l’architecture avec le paysage. Pourtant, en intégrant de façon discrète et fort poétique les éléments marins de la région à l’ancien magasin posté en bordure de la mer3 3 - Précisons qu’il s’agit plutôt ici de l’embouchure du fleuve Saint-Laurent, que l’artiste et l’auteure, toutes deux d’origine gaspésienne, se plaisent à nommer « la mer »., Evelyne Leblanc-Roberge ne fait pas simplement appel à la dissimulation suggérée par le titre, elle nous révèle également les détails que nous aurions tendance à ne plus remarquer.