Vue d'exposition, La Maison rouge, Paris, 2018.
Photo : © Marc Domage
La Maison rouge, fondation créée par le collectionneur Antoine de Galbert en 2004, est sur le point de mettre un terme à ses activités. Les visiteurs de cette institution s’étaient habitués à y retrouver une ligne curatoriale bien définie, orientée vers un art outsideur peu représenté ou des pratiques singulières d’artistes émergents et d’autodidactes méconnus. À contrepied des intérêts habituels des institutions, la Maison rouge avait, pour mémoire, ouvert sa première exposition, L’intime, le collectionneur derrière la porte, en 2004 en reconstituant plusieurs intérieurs de collectionneur – salles à manger, chambres ou cabinets de toilette – dans lesquels nous pouvions entrer pour contempler les œuvres dans leur environnement réel ; exposition bien peu classique qui a été la première d’une longue série de propositions toutes plus intéressantes les unes que les autres. Il faudra donc, à regret, faire désormais sans cette Maison rouge.

De Galbert annonce, comme une mise en exergue, au tout début de cette dernière exposition, qu’« il en va de notre survie de nourrir le rêve que nous pouvons nous envoler ». L’envol. Le rêve de voler que Gaston Bachelard voyait comme un besoin d’être allégé et, surtout, d’être libéré. Face à la pesanteur qui nous ramène inéluctablement et invariablement à terre, ce fantasme d’émancipation, de changement, relève d’une forme archaïque. Cette exposition, pour cette raison, et aussi parce qu’il s’agit de la dernière, suscite dès lors beaucoup d’attente. Deux axes d’approche sont annoncés : les artistes extravagants convaincus qu’ils peuvent vaincre la pesanteur et les « conceptuels », « fabricants d’utopies plus poétiques que scientifiques ».

L’exposition commence par la scène d’ouverture de La dolce vita, de Federico Fellini, où des femmes en bikini retiennent par leurs regards des hommes conduisant un hélicoptère à quelques dizaines de mètres du sol. Jeu de séduction qui détourne un instant ces hommes de la mission qui leur a échu : transporter la sculpture d’un christ par les airs au-dessus de la ville de Rome. Celui-ci devient un point blanc dans le ciel azur – prise de distance littérale d’avec le commun et le terrestre. On retrouve plus loin ceux qui croient vraiment qu’ils pourraient voler, tels des oiseaux, sans attache, comme Gustav Mesmer (1903-1994), qui passa sa vie à imaginer des machines volantes, si bien qu’à en croire le sourire qu’il arborait dans les films de Hartmut Schoen, il avait l’impression de voler réellement. Une de ses bicyclettes aux ailes aérodynamiques, libellule fragile faite de bâches et de plastiques transparents, côtoie ici ses chaussures à ressorts et s’offre comme équivalent à la liberté qu’il tentait de retrouver face aux institutions psychiatriques. Les fabricants d’ailes sont assez nombreux dans l’exposition, comme Auguste Rodin avec son Aile en plâtre ou Mario Terzic et ses « dispositifs d’extension ». Ils sont associés, par analogie, à tous les sportifs, funambules, plongeurs ou hommes-canons qui se propulsent d’une façon ou d’une autre dans le cadre de leur pratique sportive. La danse sert naturellement de métaphore pour l’envol : des documents très classiques, comme les vidéos vues et revues de la danse serpentine de Loïe Fuller, font contrepoint à des œuvres plus contemporaines, dont nous pouvons découvrir les mises en scène (de Yoann Bourgeois ou de Timo Wright, entre autres) dans la belle programmation vidéo réalisée en collaboration avec le Centre national de la danse. Malheureusement, le dispositif pour les regarder n’est pas des plus réussis : non seulement il occupe une place non négligeable dans un espace qui en manque déjà cruellement, mais il ne fait qu’accentuer la sensation de surcharge liée à la quantité d’objets présentés. Par ailleurs, l’intérêt de regarder vers le ciel pour voir des vidéos dans une exposition sur l’envol est plutôt limité. La densité de l’accrochage qui accompagne l’étendue des domaines relatifs à la thématique fait du coup regretter certains choix, comme les états de conscience modifiés, par les drogues ou l’extase, parfois caractéristiques d’une « ethnographie psychédélique », ou encore l’envol pensé en relation avec l’imaginaire de l’espace ou de ses occupants. La fascination pour les extraterrestres, vue à travers des photos anonymes de soucoupe volante, s’écarte peut-être un peu trop du désir ancestral de voler.

Les types d’objets présentés sont eux aussi très hétéroclites : des planches de bandes dessinées aux archives historiques en passant par des objets ethnographiques. Non loin de la vitrine occupée par des dizaines de masques ou parures de la collection de De Galbert qui empruntent leur forme aux ailes des oiseaux, se trouvent par exemple les photographies tragiques de l’expédition polaire de 1897 de S. A. Andrée prises par Nils Strindberg. Retrouvées en 1930, ce sont les seules traces de cette expédition où tous trouvèrent la mort. On y voit l’équipe désemparée aux côtés d’un dirigeable à terre, sur la banquise, le ballon ne semblant plus pouvoir les monter dans les airs.

Un peu plus loin, une salle entière est réservée à la projection d’un film étrange de Fantazio, Instantané#partitura-sparizione, dédié à Paula Aisemberg et à De Galbert pour leur souhaiter un « envol lumineux ». Un homme parcourt une Maison rouge vide, occupée par des caisses de transport, vraisemblablement entre deux expositions. Il est armé d’une pelle et creuse par endroit. Que cherche-t-il ?

Tout compte fait, c’est une exposition qui a le défaut de certaines expositions multicéphales. Chaque commissaire apporte ses artistes, avec ses obsessions ou ses intérêts. Trop d’œuvres proviennent de la collection exceptionnelle de Bruno Decharme (abcd), que De Galbert a beaucoup montrée, mais qui, dans ce cas-ci, aurait mérité d’être élaguée. Les beaux dessins de George Widener ou de Zdenek Košek, relevant d’une pensée magique cherchant à conjurer le sort, à prévoir la météo ou les probabilités d’un écrasement d’avion, s’éloignent un peu trop du propos initial. La volonté de remontrer une dernière fois ces artistes ou ces collections afin de marquer l’engagement de la Fondation se comprend, mais ce dernier envol aurait pu être aussi synonyme de respiration en donnant la possibilité aux visiteurs d’y déployer leurs ailes.

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