BGL, Canadassimo, 56e Biennale de Venise

Sylvette Babin
Canadassimo, parcours ludique (ou critique) dans l’univers d’un « accumulationniste »
BGL, Canadassimo, détail, pavillon du Canada, 56e Biennale de Venise, 2015.
Photo : Les éditions esse
Nous attendions avec impatience l’ouverture du pavillon canadien de la 56ème Biennale de Venise, excités par la sélection d’images qui circulent sur les réseaux depuis quelques semaines. Nous en avions évidemment découvert les grandes lignes à travers l’entretien de Thierry Davila avec BGL et la commissaire Marie Fraser dans le numéro 84 (Expositions) de esse, mais ce qui nous attendait sur place était difficilement perceptible en images.

Avec Canadassimo (dont le ssimo a été subtilement ajouté au mot Canada déjà intégré à la façade du pavillon), BGL s’approprie la structure atypique et toujours difficile à occuper du bâtiment, de la manière dont on pouvait s’attendre d’eux, c’est-à-dire avec humour, par la récupération d’objets, dans l’accumulation et l’excès, et toujours avec cette part de jeu qui les distingue. De loin, le pavillon n’est plus reconnaissable, totalement camouflé par une structure praticable composée d’échafaudages et de murs en rideaux de bambou se balançant au gré du vent. Elle attire l’œil par le contraste entre sa fragilité et les bâtiments plus imposants de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne. De plus près, la saveur locale est au rendez-vous, tel un clin d’œil à la québécité, car on n’entre pas dans une exposition mais bien dans une réplique de dépanneur de quartier, un peu décrépit, avec ses étalages remplis de denrées alimentaires, de produits ménagers et ses murs débordant de bricoles. On y retrouve bien sûr quelques produits typiquement québécois ou canadiens, des bières de micros brasseries, du lait Québon, des œufs bio President’s Choice et la classique enseigne de Loto Québec. Mais en observant de plus près les emballages, notre vision s’embrouille. Les étiquettes ont été altérées par un effet de flou qui provoque un léger étourdissement. Encore une fois on reconnait une attitude propre à BGL, celle de brouiller les frontières entre le réel et le fictif1 1 - Je fais notamment référence à l’entretien de Thierry Davila avec les artistes dans l’article Transcender la matière et pervertir les objets : L’art comme terrain de jeu chez BGL, du numéro 84 de esse : « Nous créons un monde dans lequel [le spectateur] entre et dont il ressort en un temps record, une sorte de cinéma du réel, un état de fiction matérielle à partir d’objets connus souvent altérés. » p. 52-67.

BGL, Canadassimo, vue d’installation, pavillon du Canada, 56e Biennale de Venise, 2015.
Photo : Paolo Pellion di Persano, permission de BGL, Parisian Laundry, Montréal et Diaz Contemporary, Toronto

De la même manière que À l’abri des arbres (2001) au Musée d’art contemporain de Montréal2 2 - Dans cette œuvre commentée par Marie-Ève Charron dans esse no 67 (Trouble-fête), on retrouvait également cette proposition en stations très distinctes : « L’œuvre immersive se découvrait à partir d’un bureau anonyme qui entraînait ensuite le spectateur dans un couloir neutre qui le faisait arriver dans ce qui semblait être un entrepôt. » http://esse.ca/fr/bgl-des-lieux-de-memoire-precaires-et-revelateurs, l’installation propose un trajet ici imaginé comme la maison d’un commerçant. Après le dépanneur, on se retrouve dans un espace presque vide (que les artistes nomment le Loft) où l’on peut s’asseoir devant un des murs fenêtrés du pavillon. Les vitres ont été doublées d’une paroi transparente ornée de motifs réguliers faits de vis. Loin d’être une simple « dentelle » de plexiglas et de métal, le mur est plutôt un dispositif dans lequel on voit dégringoler des pièces de monnaie. Leur déplacement aléatoire se termine au bas du mur dans une accumulation qui, on le présume, prendra de l’ampleur au fil des visites. D’où vient cet argent qui apparait tout en haut de la paroi ? Outre une ambiance sonore formée de cliquetis métalliques, l’absence de réponse incite à poursuivre le parcours qui nous mène à la troisième pièce, L’atelier, contrastant avec la précédente par l’accumulation impressionnante d’objets de toutes sortes. Ce sont les centaines de cannes de métal dégoulinantes de peintures multicolores et de pinceaux souillés qui happent le regard d’entrée de jeu, vestiges peut-être du travail d’un peintre coloriste. Précisons ici que le dispositif proposé par BGL, presque narratif, invite à imaginer la vie d’un personnage ; on cherche, à travers ce bric-à-brac des détails sur celui ou celle qui pourrait habiter ce lieu. Un artiste ou un bricoleur, un collectionneur de brocantes, de toute évidence un « accumulationniste ». Les statuettes de terre cuite simulée sont omniprésentes et témoignent, par leur représentation, de différentes appartenances religieuses ou culturelles. Bouddhas, Shivas, maneki-neko, Indiens d’Amérique, vierges et anges se côtoient sur une étagère, tandis que d’autres figurines ou effigies animales (koala aux yeux troués, singes suspendus, tête en papier mâché) sont dispersées dans la pièce. Toutes semblent nous observer au passage.

Dans cet espace surchargé, on remarque à peine l’arbre dans son enclave de verre, particularité architecturale propre au pavillon, qui se voit maintenant affublé de vieilles boîtes de conserve rouillées, clin d’œil inévitable au temps qui passe et aux détritus que l’humain laisse derrière lui.

BGL, Canadassimo, vue d’installation, pavillon du Canada, 56e Biennale de Venise, 2015.
Photo : Paolo Pellion di Persano, permission de BGL, Parisian Laundry, Montréal et Diaz Contemporary, Toronto

Le parcours nous mène ensuite à l’étage, sur la rallonge aperçue depuis les Giardini. On y découvre une structure métallique complexe, formée de rigoles qui s’entrelacent. Ce Meccano géant appelle à la participation du public qui pourra se lester de sa petite monnaie pour le plaisir du jeu. Les habitués de la biennale se remémoreront certainement l’installation/performance Danaë », de Vadim Zakharov dans le pavillon russe à la Biennale de Venise 2013, à laquelle il est impossible de ne pas faire référence, le croisement de leur réflexion sur l’économie et la manipulation de l’argent étant trop évidente. Ceux qui sont plus familiers avec l’œuvre de BGL saisiront le lien avec leurs œuvres antérieures (Artistic Feeling II notamment) où les références à la consommation sont toujours plus ou moins présentes.

Une fois les pièces déposées dans des fentes prévues à cet effet, on peut suivre leur déplacement dans les rigoles vers un convoyeur mécanisé qui les redirige vers le mur de plexiglas du Loft, et surtout en entendre les frottements et les cliquetis métalliques auxquels s’ajoutent ceux des rideaux de bambou sur les échafaudages lorsque le vent se lève.

Quelques visiteurs repartiront avec cette impression de légèreté laissée par une promenade ludique et colorée. D’autres se questionneront un peu plus sur le sens de l’œuvre qui débute dans un lieu marchand relativement modeste et se termine en alimentant une machine à faire circuler des sous (notons au passage le cycle de l’argent : acheter pour se nourrir/nourrir le système). Dans le très beau catalogue qui, semble-t-il, s’est écoulé à la vitesse de l’éclair lors du vernissage, la commissaire Marie Fraser souligne : « Mais admirer la beauté de ce mouvement reste profondément ambigu, car transformer le système économique en une poésie provoque non seulement une inexorable inutilité et une improductivité, cela nous fait aussi regarder la splendeur du monde enrichie d’une nouvelle beauté : celle de l’argent. ». La phrase à elle seule laisse songeur, de la même manière que nous quittons Canadassimo avec l’impression que derrière le jeu et l’euphorie initialement provoquée par ce déambulatoire, un regard critique sur la société de consommation s’impose encore.

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