
Photo : permission Actoral
4 et 5 novembre 2022
La cinquième biennale internationale des arts et des écritures contemporaines, Actoral, a rendu possible une rencontre riche entre le public de l’Usine C et des œuvres en provenance de France, de Belgique, du Québec, du Canada et des Pays-Bas. Ce festival, qui interroge la notion d’écriture dans toute son amplitude et sa richesse, proposait cette année des formes théâtrales et chorégraphiques, mais aussi de la performance, une lecture publique ainsi qu’une conférence-performance.
Une parole anthroposcénique
Matters est un solo théâtral interprété et cocréé par Duncan Evennou en collaboration avec Clémence Hallé, qui signe le texte et la dramaturgie. S’attaquant aux représentations scéniques de la crise écologique, le tandem propose une reconstitution de la conférence inaugurale du Groupe de Travail de l’Anthropocène. L’évènement, qui s’est véritablement déroulé le 17 octobre 2014 à la maison des cultures du monde à Berlin, marque un moment historique dans l’histoire des idées, celui de la naissance d’un concept qui s’est aujourd’hui formalisé dans le langage, soit l’Anthropocène. Seul devant son micro, sur une scène vide et vêtu d’une combinaison blanche, Evennou interprète un montage textuel qui rassemble les voix des conférenciers et conférencières. Géologues, historien·ne·s, citoyen·ne·s concerné·e·s, militant·e·s et politicien·ne·s s’expriment à travers le comédien sur ce virage géologique sans équivalent dans notre histoire récente. Ainsi, la représentation prend la forme d’une sorte de one human show qui, par les voies de la polyphonie, donne corps à plusieurs registres de discours : une parole modérée, une approche davantage alarmiste, une chanson joviale et apolitique, une érudition sophistiquée et engageante, une perspective écobiographique du sujet.

Matters, Usine C, Montréal, 2022.
Photos : permission de Actoral

Condensés en une seule voix, les paradoxes que sous-tend la cohabitation de ces discours se matérialisent sur scène. Force est de constater que, peu importe les modalités du discours (scientifique, politique, économique, sociologique), chacune des prises de paroles peine à rendre compte de la complexité de l’enjeu et de l’étendue de ses ramifications. Si les discours scientifiques appellent à l’action, même s’ils n’en génèrent que peu, ici le discours s’avère être l’action théâtrale. À partir d’archives, le spectacle en produit une nouvelle, celle du sentiment ressenti au contact continu de ces discours écologiques qui mènent trop souvent à l’inaction.
Somatisation de la violence
Le spectacle Never Twenty One du chorégraphe Smaïl Kanouté nous plonge dans une obscurité partielle où trois danseurs rendent hommage aux adolescents victimes d’homicides par armes à feu. En écho à un hashtag popularisé par le mouvement Black Lives Matter (#Never21), l’œuvre aborde les réalités des jeunes victimes du Bronx, de Rio ou de Johannesburg qui n’atteindront jamais l’âge adulte. La partition chorégraphique apparaît comme un devoir de mémoire, mais surtout elle met en corps une forme de somatisation de la violence. En effet, les imaginaires corporels qui se déploient renvoient à la pleine mesure de la brutalité subie par les victimes, mais aussi aux répercussions de cette violence sur les proches de celles-ci. Ponctué d’enregistrements sonores, le spectacle met en scène les témoignages d’une mère et d’une fille, mais aussi celui d’un ambulancier. Sur les torses nus des interprètes Aston Bonaparte, Salomon Mpondo-Dicka et Smaïl Kanouté, nous pouvons lire des mentions textuelles : Glock, Sowetto, NeverTwentyOne, Concrete Jungle, My Son, R.I.P., U.S.A. Makes Gun, Favela, etc. Ce bodypaint calligraphique est à la fois un lexique incarné de la violence spécifiquement liée aux armes à feu, mais il permet surtout de générer des liens concrets entre les témoignages sonores entendus au fil de la représentation et la partition chorégraphique. Le corps des danseurs apparait ainsi comme un espace littéral de manifestation, une surface d’inscription où est tatouée cette violence. Passant du krump à la samba, du pantsula au baile funk en mettant en scène quelques moments de danse contemporaine qui évoquent des arrestations policières, l’énergie du spectacle est vive, précise et brutale. Récit de violences, mais aussi de survivances et de sacrifices, le spectacle est à la fois un hommage, une veillée funèbre, et une commémoration en l’honneur de ces vies adolescentes perdues.


Never Twenty One, Usine C, Montréal, 2022.
Photos : Mark Maborough, permission Actoral
Documenter la réparation
Cock, Cock….Who’s There? de Samira Elagoz est une performance documentaire sur la culture du viol où l’artiste met en scène son processus de réflexion et de guérison face à sa propre expérience traumatique de la violence sexuelle. Dans ce solo, aussi confrontant que nécessaire, l’artiste s’adresse directement au public en lui présentant quelques investigations filmiques qu’elle a réalisées pendant plusieurs années, sur trois continents. S’interrogeant sur la manière dont les hommes la perçoivent, et sur les motifs déraisonnés qui puissent les habiter lorsque des crimes sexuels sont commis, Elagoz exprime le désir de faire l’expérience du male gaze au sein d’un processus de création. Ainsi, pour réhabiliter son rapport aux hommes cis hétérosexuels, mais surtout pour mettre en scène leurs regards sur elle, elle entreprend une série d’expérimentations en ligne.

Cock, Cock…Who’s There?, 2022.
Photo : Samira Elagoz, permission Actoral
En premier lieu, elle crée des captures d’écran sur chatroulette, une plateforme de vidéochat aléatoire fréquentée particulièrement par des hommes qui cherchent à se masturber. Ensuite, la création d’un compte sur OkCupid, une plateforme de rencontres qui a permis à l’artiste de demander aux hommes qui le souhaitaient, de lui envoyer une vidéo dans laquelle ils réagissent à son profil. Enfin, la majeure partie de son enquête s’articule autour d’une annonce qu’elle a publiée sur le babillard numérique Craigslist où elle demande aux hommes qui ont répondu à l’annonce de les visiter dans leurs domiciles afin de les filmer dans le cadre d’un documentaire. Ces rencontres ne sont pas de nature sexuelle (elle le mentionne dans son annonce), mais elles donnent lieu à d’étranges moments où la sécurité et l’intégrité physique de l’artiste sont toujours en jeu. Elagoz réemploie des technologies numériques du quotidien pour les mettre au profit de la dissection du regard et du pouvoir masculin. Utilisant sa caméra pour documenter ce processus, le spectacle alterne entre la projection de ces extraits et de brèves interventions par l’artiste qui nous guide à travers son enquête qui constitue en soi un processus de guérison et d’empuissancement (empowerment) féministe. La faillite du discours face à la crise écologique, le manque d’efficacité des politiques entourant la production et la circulation des armes à feu et les désastres individuels et collectifs institués par la culture du viol sont autant d’enjeux mis en scène au fil de ces quelques heures. De la violence géologique à la violence sexuelle en passant par les violences armées, ces trois œuvres rendent bien compte des grandes faillites contemporaines qui façonnent nos imaginaires, nos politiques et nos vies intimes.

Cock, Cock…Who’s There?, Usine C, Montréal, 2022.
Photo : Adam Forte, permission Actoral