Kama La Mackerel
Who sings the queer island body?

Julie Richard
Galerie McClure, Centre des arts visuels, Montréal
Du 3 au 25 mars 2023
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Kama La MackerelBasalt body 1, 2023.
Photo : Ashvin Ramdin
Galerie McClure, Centre des arts visuels, Montréal
Du 3 au 25 mars 2023
La première exposition individuelle de l’artiste queer trans Kama La Mackerel, originaire de l’ile Maurice, s’inscrit dans une démarche qui remet en question les récits coloniaux dominants, ceux-ci cultivant une représentation des espaces insulaires en tant que terra nullius, une terre sauvage pourvue d’une nature immaculée et dénuée des traces de ses habitant·es.

Combinant à la fois la photographie, le rituel-performance, la vidéo, la composition sonore multilingue, l’art textile et la poésie, l’installation multimédia Who sings the queer island body? se déploie dans l’espace à la manière d’ilots dont les contrerécits forgent une cartographie décoloniale entre le corps (queer, trans) et le corps mauricien.

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Kama La Mackerel
Who sings the queer island body?, vue d’exposition,
Galerie McClure, centre des arts visuels, Montréal, 2023.
Photo : Guy L’Heureux, permission de la Galerie McClure,
Centre des arts visuels, Montréal

Plaçant la spiritualité et le corps au cœur de sa réflexion sur le territoire, La Mackerel présente une série photographique issue d’un processus de rituels performatifs réalisés dans divers paysages où iel privilégie une relation d’écoute de la nature. Les œuvres Banyan body 1 et Basalt body 1 (2023), par exemple, donnent à voir une relation d’hyperprésence, où la position vulnérable du corps-offrande témoigne de l’humilité déconcertante avec laquelle l’artiste fait face aux éléments. Un état de communion avec le territoire transparait ainsi dans chacun des neuf portraits photographiques grand format présentés au fil de la visite. Loin toutefois de se fondre dans les lieux emblématiques de l’ile, le corps queer trans de La Mackerel s’inscrit avec puissance, voire « empouvoirement », dans le récit visuel insulaire, dont iel a jusque-là été exclu·e en tant que Zom-Fam1 1 - Kama La Mackerel, Zom-Fam, Montréal, Metonymy Press, 2020., en établissant une interrelation entre le vivant et le non-vivant.

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Kama La Mackerel
Banyan body 1, 2023.
Photo : Ashvin Ramdin
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Kama La Mackerel
Basalt body 1, 2023.
Photo : Ashvin Ramdin

Sensible à l’enrichissement mutuel des voix, l’artiste propose dans l’installation Archipelagoes of being, longing & belonging (2022) une narration multilingue où s’entrecroisent le français, l’anglais et le créole mauricien. Au moyen d’un « poème incorporé », iel invoque les récits des voix ancestrales, dont celles des esclaves et des travailleur·euses. Cette poésie sonore récitée par La Mackerel, parfois de manière incantatoire, dialogue avec la poésie des impressions sur tissu qui modèlent l’antre d’un espace aménagé pour le recueillement des convives. Le public peut d’ailleurs visionner, à l’intérieur de la structure comme à l’extérieur, une projection vidéo dans laquelle l’artiste effectue une performance sur une plage en apparence déserte. Réalisée en 2023, cette performance s’inspire d’une tragédie écologique survenue en juillet 2020, quand le navire japonais MV Wakashio, en route pour le Brésil, s’est échoué sur les récifs du sud-ouest de l’ile Maurice. Après deux semaines sans prise en charge par les autorités locales et internationales, la coque rompue du vraquier a déversé environ 1 000 tonnes d’hydrocarbures dans l’océan Indien et pollué lourdement tout un écosystème. De l’avis de La Mackerel, cette catastrophe écologique récente conforte l’impression du caractère vide et jetable des iles. Une idée qui, au cours de l’histoire, a en effet été abondamment véhiculée dans les récits coloniaux modernes, qu’ils soient fictifs ou documentaires ou qu’il s’agisse de téléréalités de type Survivor.

Kama La Mackerel
Archipelagoes of being, longing & belonging, 2022,
vues d’installation, Galerie McClure,
centre des arts visuels, Montréal, 2023.
Photos : Guy L’Heureux, permission de la Galerie McClure,
Centre des arts visuels, Montréal

Enfin, le sel représente une matière récurrente dans la production des œuvres de l’exposition. Ses propriétés transformatrices font non seulement écho à la fluidité du corps queer trans, mais son usage en grande quantité s’avère aussi un hommage à l’héritage familial de l’artiste, pour sa part issu·e de la classe ouvrière. Le sel, en tant que symbole océanique, se retrouve d’ailleurs incrusté sur les drapés de l’œuvre Text/iles (2019), présentée dans une vitrine de la galerie. Il constitue aussi la matière première de sa suite, l’installation vidéo et sonore Your Body Is the Ocean (2019). Ainsi, un amas de sel compact placé au centre de la pièce forme un écran pour une projection vidéo où l’artiste effectue un rituel avec des monticules de sel. Par le truchement de la matière cristalline et la répétition du geste, La Mackerel tente ici de créer un contact physique et spirituel avec son territoire natal, voire de faire corps avec lui, et ce, malgré la distance qui l’en sépare.

Kama La Mackerel
Text/iles, 2019, vue d’installation,
Galerie McClure, centre des arts visuels, Montréal, 2023.
Photo : Guy L’Heureux, permission de la Galerie McClure,
Centre des arts visuels, Montréal
Kama La Mackerel
Your Body Is the Ocean, 2019, vue d’installation,
Galerie McClure, centre des arts visuels, Montréal, 2023.
Photo : Guy L’Heureux, permission de la Galerie McClure,
Centre des arts visuels, Montréal

La posture d’humilité et de gratitude avec laquelle l’artiste s’engage de tout son corps avec son territoire d’appartenance atteste sa profonde conviction à entreprendre une guérison pérenne à travers la voix de ses ancêtres. Dans ce contexte, les quelques allers-retours de l’artiste à l’ile Maurice consolident une relation privilégiée, ce dont témoigne avec cohérence la mise en espace des œuvres. Grâce à une esthétique poétique, la critique écologique décoloniale de La Mackerel participe au développement d’une voix singulière personnelle qui, chantant tout un écosystème, a le potentiel de renouveler les savoirs sur les réalités insulaires et de réclamer ainsi leur souveraineté.

Julie Richard est doctorante en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal. Elle s’intéresse aux démarches interdisciplinaires des femmes et des identités LGBTQIA+ européennes et nord-américaines de l’entre-deux-guerres ainsi qu’en art contemporain. Son projet doctoral porte sur des praxis queers mettant en œuvre des actions performatives militantes dans l’espace public, tant chez les avant-gardes historiques que dans les années 2000.

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