Phrases de sons crus

Extraits du journal de bord de Sabato F Guonsualez, flibustier sans solde né un jour d’hiver, sabreur élégant. 1. Ce réseau infini et hors contrôle, cet océan sans limite qu’est la toile, est-ce bien le lieu des rapines de nos nouveaux pirates ? Les geeks1 1 - Consultez ce site : copinedegeek.com. Il y a des miracles amusants sur ces mers pirates., ces délicats et digitaux échangeurs de fichiers sont-ils vraiment les dangereux brigands que dénoncent avec vigueur les justiciers de l’industrie culturelle ? Geeks flibustiers, mollassons écumeurs numériques bien assis devant leurs écrans, ces avaleurs de peanuts sucrées sont-ils les héritiers des corsaires chercheurs de trésors ? Un doute raisonnable est ici biadmissible.

2. Il y a des méfiances ancestrales qu’il est ridicule d’entretenir. Il n’y a plus de vies mises en péril, pas davantage de dignité chahutée, puisque le piratage informatique n’est qu’une bataille commerciale sur la libre circulation de l’art. Il nous faudra donc savoir distinguer la musique des pierreries : il n’y a pas d’équivalence axiologique entre musique et fric. Indices distinctifs : l’une est fondatrice, ancienne ; l’autre, récent, est un artifice sur l’échange.

3. Il est estimable d’être un déserteur aux drapeaux. Sans compter que ces drapeaux sont essentiellement tous terriblement hideux, sans génie stylistique. Néanmoins, il y en a peut-être un qui se distingue des autres : le pavillon noir. C’est le plus beau, le plus honnête des étendards, celui des pirates. Seul drapeau sans patrie, sans fixité, plus aquatique que terrestre. Comiquement métaphysique, son iconographie n’offre aucune concession : crâne et ossements en guise de royaume. Le Jolly Roger2 2 - Au 17e siècle, les pirates anglais furent les premiers à hisser le pavillon noir. L’appellation Jolly Roger vient peut-être de l’adaptation du terme « Joli Rouge » employé par les boucaniers français découvrant le pavillon des pirates anglais. Il y avait de l’humour chez les pirates d’antan. est la seule bannière qui offre une vraisemblance sur la destination finale.

4. Pendant plus d’un siècle, la tradition maritime des Caraïbes toléra la violence sur mer. La distinction entre piraterie, marchandage et contrebande était alors vague ; elle fut un temps commode. Mais cette indistinction bientôt nuisit à la confiance des échanges commerciaux : imprévisibilité et négoce ont toujours mal cohabité. La méfiance ainsi stimulée engendra une armée de grossistes convaincus aux valeurs du sabre. Devenus paranoïaques, les navires commerçants et réglementaires n’hésitaient pas à attaquer un concurrent (régulier ou contrebandier), le coulant parfois. Au 18e siècle (tout comme de nos jours), les empires commerciaux des États européens voyaient d’un mauvais œil cette situation anarchique. Nécessité normative du profit sous le bras, leurs législations feront vite une différence formelle entre la piraterie, c’est-à-dire les actes de brigandage sur mer, et les opérations navales de guerre, baptisées plus tard « courses, poursuites et campagnes contre les chargements illégaux ».

5. Boucaniers, voleurs à la tire et mélomanes compulsifs, soyez tout de même courageux : nécessité normative oblige, les chasseurs de têtes auront la vôtre pour sûr. Rassurez-vous cependant : la mort est une incommodité passagère, après on n’y pense plus.

Reproduire sans payer, même avec un enfant ça ne se peut pas

Barberousse, de son vrai nom Uruj, fils d’un turc et d’une chrétienne, né vers 1474 dans l’île de Lesbos, écumeur des mers au service de la Sublime Porte, harpiste et remarquable corsaire barbaresque. Son Atlas stratégique de l’abordage est un ouvrage de référence.

Je m’imagine insaisissable, et je m’entête sur la nécessité du piratage et le bonheur d’être du mauvais bord. Je m’attarde sur les joies des actes hors-la-loi. Mon lieu de maraudage est l’art.

L’artiste est un sans scrupule, un escroc qui s’attaque aux navires ronflants. C’est un clandestin qui complote à la face des bons sentiments, un détrousseur du frais chier. Dépuceleur de profession, il n’est rien d’autre qu’un anonyme qui se démasque pour médire et voler. Oubliez le reste : les médailles, les présidences d’honneurs, la rétrospective canonique, le prix de la Gouverneure Générale, les hommages posthumes, le flonflon des tables d’honneur, tous ça c’est du chloroforme pour cancres vieillissants. Vous ne pouvez être pirate à bâbord, et légitime à tribord. Choisissez.

Mécanique ou numérique, biologique ou virtuelle, la reproduction est une activité dissimulée, enthousiaste. Depuis toujours l’espèce s’adonne à la multiplication, compulsivement. En art comme en affaire, seule une signature distingue l’original d’une copie : c’est le R. Mutt apposé sur l’urinoir. Mais contrairement aux documents notariés, nul besoin d’une signature pour que la musique d’un disque copié soit valable, jouissive. Nul besoin de la matrice d’origine pour obtenir un plaisir mélomane. « La possibilité technique de reproduire l’œuvre d’art modifie l’attitude de la masse à l’égard de l’art » disait Benjamin dès 1935. Nous y sommes plus que jamais. J’ajoute : la reproductibilité sans limite de l’œuvre d’art modifie en profondeur l’attitude de l’artiste devant ses propres travaux, leur diffusion, les activités de marchandage et la vraisemblance d’une copie. La question du faux ne se pose plus, ou très peu. Elle s’écrase sous l’obsession du droit.

Dans l’ampleur insolite de ce monde où tout se transige au dollar, la gratuité de l’art est une notion subversive, très joliment diabolique. La responsabilité morale devant le droit d’auteur devrait se jauger au plaisir du spectacle, dans le partage amusé. Le reste c’est de la tractation, de la sincérité de vendeurs.

Sans conséquence barbare, à peine désobligeant, le piratage contemporain est petitement sanglant. Les hauts cris des auteurs volés sont peu crédibles. Piracy is a crime, nous racontent les inquiets de l’industrie. L’activité de piratage fait peut-être saigner les armateurs, mais elle est aussi une résistance minimale aux registres.

Brève tirade

Pierre Jean D’Assise, marin des océans pendant 30 ans, pirate à la carrure imposante, homme à tout faire, bon gars, fine lame, amoureux inquiet. Peu de temps avant sa mort, il publia un texte sombre et sobre, Souvenirs du large, reproduit à cent exemplaires.

Voici ce que je vous rapporte : En mai 1725, j’assistai à la condamnation à mort du flibustier français Jean LeDru, qui lança cette brève tirade avant de mourir supplicié et pendu dans le port de La Havane : « Vous, capitaines et officiers marchands, par votre hantise de la perte et votre sévérité brutale envers vos équipages, gabiers, violoneux et fifres, vous les invitez par l’interdit au dire et au partage, par la désertion, à devenir des forbans et des traîtres coupables. En les traitant comme des esclaves et les nourrissant moins bien que ces autres à la mode du jour, à tort vous croyez sujets ceux qui ont librement choisi de faire connaître le monde tel qu’il est. Devant le spectacle de ma mise à mort, ayez plus d’attention sur nos conduites et nos dits. Ainsi, nous vous rendons responsables de notre mort, vous tous coupables de ne rien entendre. »

Peut-être faut-il lire ici le premier (et court) manifeste en l’honneur du piratage toute époque.

Parlons Plamondon

Alexandre Olivier Oexmelin, chirurgien démuni, s’embarque pour les Antilles et l’aventure en juillet 1666. Mécontent de sa condition d’engagé, il erre d’île en île pour aboutir à la Tortue (île alcoolique et sans régence). Pendant 15 ans, il suit les groupes de flibustiers, revient en Europe puis repart aux Antilles où il assiste au siège de Carthagène. Nous perdons sa trace à Providence. Il publia trois récits, tous de subtils plagiats.

Il y a une unanimité suspecte dans la condamnation des activités de piratages (téléchargement, copie et autres plaisirs solitaires inoffensifs). Le message est grandiose, irrémédiable : les copieurs sont des voleurs. Chhlakk, la sentence s’aplatit dans le sens du poil. Automatiques gangsters informatiques, nous devenons tous criminels par l’outil, pour notre bon plaisir et celui de nos proches. Comment résister aux petites joies du copiage mélomane ? Suis-je sensément criminel parce que je cueille gratuitement ce qu’un autre offre par plaisir contagieux ? Les offrants sont-ils tous de méchants traficoteurs (geeks optimistes), jeunes hommes adeptes de la gratuité sans remords ? Et si je répands la bonne nouvelle d’une bonne musique, suis-je vraisemblablement condamnable ?

Selon les dires de l’ADISQ3 3 - Fondée en 1978 pour défendre les intérêts de ses membres et favoriser le développement de l’industrie de la musique au Québec, l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ) est une association professionnelle sans but lucratif. Devise de l’ADISQ : « Notre raison d’être, c’est la musique de votre quotidien ». Merci à l’ADISQ de s’occuper de notre musique au quotidien., selon le ton alarmiste des gérants, fabricants et boutiquiers de musique, d’après certains compositeurs right on et plusieurs auteurs de chansons potelés, il est urgent de pointer du doigt l’immoralité des gestes pirates posés quotidiennement par les usagés de l’informatique4 4 - Informatique : se tenir informé, science du traitement de l’information (et de la libre circulation de celle-ci).. À moyen terme, ces soudards innocents vont anéantir ce fleuron du génie québécois qu’est l’industrie locale du disque : l’unicité québécoise sera ainsi perdue ; on ne fera pas l’indépendance et Luc Plamondon va devoir rester en Irlande.

Parlons Plamondon5 5 - « Des mots qui sonnent, des mots qui résonnent » est une rime célèbre de notre homme. L’hommage du collectif Fonds de Terroir demeure essentiel : « Voyons donc, gros jambon, peut-on imaginer Plamondon sans son rime folichon. Réveil Champion! », Réveil Champion, Audiogramme, 2006.. Ce riche petit parolier champion du droit d’auteur est aussi un grand écumeur des mers. À preuve : notre librettiste bonbon de réputation (traduit en 12 malheureuses langues) s’est accordé le plus vulgaire des goûts du piratage ancienne manière : l’appât viscéral du gain (avec en prime un corpus poétique médiocre). Notre ami Luc l’artiste serait donc un vrai capitaine qui se fait passer pour un faux pirate… Il y a ici un doute sur l’identité ; ne manque qu’un petit pompier… Ce qui nous conduit à cette conclusion unisexe : d’une manière ou d’une autre, d’un bord ou de l’autre, l’artiste (soi-disant) est un menteur ingénieux. En dehors de cette tâche spécifique, invariablement, l’artiste (soi-disant) sera un reproducteur de bateaux en bouteilles, un salarié aux goûts du jour.

Mise en péril de la propriété

Marie Read, célèbre femme pirate dont les aventures sont devenues légendaires. Élevée comme un garçon, elle s’engage dans l’armée déguisée en homme, avant de devenir un pirate redouté, sans propriétaire. On lui attribue un recueil de subtils épigrammes, aujourd’hui perdu. Seuls ces quelques mots nous sont parvenus :

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Il faut être coriace pour cumuler la double tâche de poète et de pirate (sans vous entretenir sur la difficulté de cacher sa véritable identité sexuelle…). Il est plus simple de demeurer à tribord, sans bouger, du côté convenable.

L’artiste est-il devenu un agent double, à la fois chercheur et marchand, superbement univoque ? Les hystériques du droit d’auteur nous répètent que l’art est une question de propriété privée, que l’art est une entreprise à but lucratif légitimé par ce monde toujours mieux administré ; le reste étant facultatif.

Soyons francs, ce que le piratage met en péril, ce n’est pas l’art, c’est le commerce. Malgré un taux de succès à faible indice, le piratage s’impose comme un accélérateur sociétal, un faux mal. Le droit d’auteur est devenu maniaque et le patrimoine mondial rapetisse sous le fanatisme des acquéreurs légaux ; le domaine public est un lieu vital, un compost régénérateur en danger de raréfaction. Chérissons l’idée que l’industrie de l’art s’effondrera sous la pression qu’exerce l’activité boulimique des libres copieurs. Mais doutons-en, et c’est dommage : l’appauvrissement se poursuivra, la circulation de l’art se fera moins librement.

Ça va prendre des permis, des licences, toujours plus d’autorisations et plus d’argent.

Terminons sur cette citation de Stéphane Venne, autre petit parolier local : « Tout artiste est initialement le seul possesseur de son œuvre et a le droit de la partager avec qui il veut, quand il le veut et aux termes qu’il veut. Tout ce qui n’est pas ça est du vol, qu’on soit jeune voleur ou vieux voleur, voleur pauvre ou voleur riche [sic]. »

On est en bizness.

Michel F Côté
Cet article parait également dans le numéro 57 - Signatures
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