Les revendications actuelles des Premières Nations nous obligent à prendre conscience de la complexité des problèmes que nous devrons résoudre ensemble. La signature d’une entente entre le gouvernement du Québec et les Cris, en 2002, fut l’aboutissement d’un processus difficile pour les parties en présence. Cette entente, la dernière en date, s’ajoute aux récents traités ratifiés avec les nations amérindiennes et inuites. Ces réussites, bien qu’encourageantes, ne peuvent faire oublier une histoire tumultueuse à bien des égards. Il serait présomptueux de prétendre expliquer les positions défendues par les uns ou les autres, depuis les premiers contacts. Dans le cadre d’un dossier portant sur l’art amérindien contemporain, il me paraissait opportun de traiter de quelques éléments du contexte sociohistorique qui a forgé nos rapports et du contexte actuel où l’art contemporain amérindien prend racine.

Dans le cadre des festivités commémoratives du 300e anniversaire de la Grande Paix de Montréal, intervenue entre les Nations amérindiennes et les Français de la Nouvelle-France, le Musée du Château Ramezay présentait, en juin 2001, l’exposition 300 témoins d’une culture. Regard sur la Salle indienne de 1930. L’intérêt de cette exposition résidait principalement dans l’approche retenue par les concepteurs. Il s’agissait de reconstituer la salle indienne du musée telle que l’on pouvait la voir dans les années 1930 afin de mettre en lumière les changements de perception qui se sont produits depuis.

Les visiteurs d’aujourd’hui, pénétrant dans la salle du musée, devaient être frappés par la grande différence de présentation par rapport aux autres salles. La surenchère d’objets ainsi que leur disposition donnaient le ton. Des artefacts de la collection d’ethnologie amérindienne furent exposés, avec une approche similaire aux cabinets de curiosités que l’on pouvait voir au début du siècle. Les objets étaient disposés par séries, sans distinction des périodes ou des lieux de production. Des artefacts inuits côtoyaient indifféremment des artefacts amérindiens des plaines ou de la forêt boréale. Si la plupart des artefacts, de diverses périodes historiques, relevaient du domaine de l’ethnologie, une collection d’estampes et de tableaux y figurait aussi. Ce type de mise en espace contrastait fortement avec les critères contemporains de muséologie. Si la présentation de l’exposition en 2001 laissait supposer un retour en arrière, les textes, eux, expliquaient clairement les changements survenus depuis le début du siècle. D’une vision réductrice, teintée d’ethnocentrisme, nous sommes parvenus à une ouverture sur la différence culturelle. Les concepteurs de l’exposition souhaitaient, par cette présentation archaïsante, obliger les visiteurs à une prise de conscience de la complexité et de la richesse des cultures autochtones.

Notre connaissance de l’histoire amérindienne demeure, encore aujourd’hui, tributaire d’une majorité de documents publiés par des d’auteur(e)s non autochtones. Sans remettre en cause la qualité des ouvrages, il me semble important de souligner celui d’Olive Patricia Dickason1 1 - Olive Patricia Dickason, Les Premières Nations du Canada, Éditions du Septentrion, Québec, 1996.. Celle-ci pose un vaste regard sur l’histoire des nations amérindiennes, depuis leur arrivée sur le continent jusqu’à la fin du XXe siècle. D’origine métis, l’auteure ne cache pas un parti pris évident, mais sans jamais travestir les faits. C’est ce point de vue qui rend d’autant plus pertinent la recherche effectuée. D’entrée de jeu, l’auteur évoque l’approche historique basée sur des faits écrits, inscrits dans des documents et traités officiels sans égard à la tradition orale des Premières Nations. Selon ce principe, toute société ne possédant pas l’écriture se trouvait exclue de l’histoire et reléguée à la préhistoire ou à la protohistoire2 2 - Ibid, p. 11.. De plus, les langues utilisées par les divers peuples, répartis sur l’ensemble du continent, limitent une reconstitution précise de l’histoire. Nous devons alors accepter, en lieu et place des attestations officielles, de nous baser sur des hypothèses qui pourront devenir caduques ou se concrétiser au fil des recherches.

Arrivés par vagues successives, les peuples autochtones ont peu à peu occupé les Amériques. La diversité des peuples (chasseurs-cueilleurs, agriculteurs) et de leurs empires permit l’émergence d’une civilisation caractéristique. Le rapport à la nature de cette civilisation était et demeure fort différent de celui des Européens. Ces derniers voyaient la nature comme une création de Dieu, mise à leur disposition pour leur usage et éventuellement pour sa gloire. Dans la culture amérindienne, d’un bout à l’autre des Amériques, la nature ou plutôt l’univers était régi par des forces, plus ou moins grandes, en symbiose. La mythologie de toutes ces nations reposait sur des phénomènes naturels maintenant un équilibre, une harmonie entre les êtres3 3 - L’astrophysicien Edwin C. Krupp a publié deux ouvrages sur les connaissances et les applications de l’astronomie par les anciennes civilisations : Echoes of the ancient skies, Oxford University Press et Skywatchers, Shamans & Kings, John Wiiley & Sons, Inc. On y trouve une somme d’information susceptible de nous aider à mieux comprendre la complexité et la place du spirituel dans ces civilisations.. Tous les éléments de la nature, animés ou non, se voyaient attribué un esprit. L’ordre spirituel demeurait donc intrinsèquement lié aux activités humaines. Ce concept, étranger à la pensée judéo-chrétienne, intervenait continuellement, en filigrane, dans les rapports entre les deux civilisations.

De plus, l’organisation du pouvoir revêtait des aspects forts différents d’un territoire à l’autre. La notion de chef avait peu de similitude avec notre conception, même actuelle, du pouvoir. L’égalitarisme au sein du groupe prédominait, assurant un partage du produit de la chasse, de la cueillette, etc. En règle générale, le choix d’un dirigeant se fondait sur sa valeur.

Plus près de nous, des confédérations s’étaient organisées, telles la Huronie ou la Ligue des Cinq-Nations iroquoise, réparties dans la zone nord-est du continent. La confédération iroquoise avait aussi une organisation sociale élaborée. Un conseil, représentatif des tribus constituantes, voyait au maintien de la paix entre elles, tout en coordonnant les relations extérieures. Ce conseil laissait, par ailleurs, une grande autonomie pour toute la gestion interne de chacune des tribus. Toutes les décisions du conseil confédératif requéraient l’unanimité des représentants des tribus. Les femmes, quant à elles, exerçaient un véritable pouvoir dans cette société.

Bien avant les premiers contacts avec les Européens, tout un réseau d’échanges commerciaux permettait une circulation impressionnante d’objets et de matières premières d’un bout à l’autre du continent. Afin de pallier la difficulté de communiquer, les Amérindiens avaient déjà développé des dialectes commerciaux. Toute une procédure d’échanges de cadeaux s’appliquait et les lois de l’hospitalité ne pouvaient être violées sans punitions. C’est dans ce contexte, que les Européens4 4 - Que ce soit avec les Vikings ou les Basques, on admet que les contacts étaient établis, bien avant l’arrivée de Cartier. établirent des liens.

Il ne faut jamais perdre de vue que la traite des fourrures fut la principale motivation pour établir des liens avec les Amérindiens. Pour complexifier encore un peu plus la situation, les nouveaux arrivants se croyaient investis d’une mission de conversion auprès de toutes ces âmes païennes. Ces deux activités, l’une lucrative et l’autre rédemptrice, engendrèrent des situations généralement inconciliables entre les commerçants et les missionnaires.

Les Inuits, pour leur part, établiront des contacts avec les Français, dès le XVIe siècle, sur la côte du Labrador. Les véritables échanges s’effectueront lorsque les impératifs économiques deviendront incontournables. La Compagnie de la Baie-d ‘Hudson, créée par les Anglais en 1670, demeure, jusqu’au XXe siècle, un protagoniste majeur dans les rapports entre les Amérindiens et les lnuits. Cette compagnie établira des postes de traite sur tout le territoire et en contrôlera toutes les activités.

Malgré les rapports cordiaux qui purent se développer de part et d’autre, jamais les Européens (toutes nations confondues) ne reconnaissent la propriété du territoire aux premiers occupants. « Essentiellement, le droit européen ne les reconnaît pas comme habitants puisque les Amérindiens mènent une vie nomade, sans domicile fixe, en parcourant le pays […] au lieu de l’habiter5 5 - Olive Patricia Dickason, op. cit., p. 172.. » De plus, les Européens estiment que le droit des chrétiens a prédominance sur celui des païens, justifiant l’appropriation du territoire à des fins de colonisation.

Les guerres coloniales entre les Anglais et les Français obligent les belligérants à conclure des alliances stratégiques avec les nations autochtones. Mais ce sera toujours une guerre entre Européens où les Amérindiens ne réaliseront pas que ce sont leur terres qui sont en jeu. Lorsque les Britanniques succèdent aux Français, plusieurs chefs font observer que ce sont les Français qui ont perdu quelque chose et non pas eux, et qu’ils ont seulement autorisé les Européens à venir s’installer sur leur territoire à certaines conditions. La Couronne britannique se réservera cependant le droit d’abolir des titres indiens gardant ainsi un pouvoir juridique sur tout le territoire. Dans les faits, cela signifie l’unique reconnaissance d’un droit d’occupation et d’utilisation et non de propriété. Les deux proclamations, le Traité de Paris (1763) et l’Acte de Québec (1774), vont entraîner un changement d’attitude dans la négociation des traités subséquents.

Les États-Unis, obtenant leur indépendance en 1776, ne reconnaîtront pas la valeur des proclamations de 1763 et 1774. Après la guerre anglo-américaine pour annexer le Canada (terminée en 1812), la priorité portera désormais sur les questions foncières et non sur le commerce ou la paix. Les autorités coloniales ne ressentent plus le besoin pressant de se concilier avec les Amérindiens. Dans un long processus échelonné sur plus de deux siècles, les Autochtones sont passés d’un mode de vie autonome à une interdépendance avec les Européens et leurs produits pour finalement en devenir dépendants. Après la rébellion de 1837- 1838, les deux Canada sont réunis. À cette époque, l’idée dominante concernant les Amérindiens est qu’ils sont en voie de disparition et qu’ils devraient rester à l’écart des Blancs. Toute une série d’expériences de sédentarisation sera tentée. Le rachat des territoires amérindiens se poursuit et l’argent de la revente (aux colons) sera réinvesti par l’administration dans ces expériences. Situation ironique, ce seront donc les bénéficiaires qui paieront pour leur sédentarisation. Des villages modèles sont créés « à l’image des idéaux victoriens de vie vertueuse6 6 - Ibid., p. 223. » et l’éducation confiée aux missionnaires sera le plus sûr moyen d’y parvenir.

Les Inuvialuits de l’Arctique ne seront vraiment inquiétés qu’au milieu du XIXe siècle avec le développement de la chasse à la baleine et au morse par les Américains et les Européens. Une chasse immodérée, comme celle du bison dans les plaines, décimera ces espèces avec pour résultat des famines généralisées. À la fin du XIXe siècle, les premiers habitants du Grand Nord auront disparu et ce sont les actuels Inuits de l’Alaska qui occuperont tout l’Arctique. Aucun traité ne fut signé avant leur arrivée (en 1984, un premier traité sera paraphé). Dans ces conditions, au cours de la première moitié du XXe siècle, ils purent continuer à vivre selon leurs us et coutumes sans véritable intrusion du sud.

Au moment de la signature de la Confédération, plus d’une centaine de traités sont déjà conclus avec les Autochtones. Ces traités représentent le plus sûr moyen, pour le gouvernement fédéral, d’annuler leurs prétentions foncières. Malheureusement, ce type de procédure n’est pas perçu de la même manière par les Amérindiens. Ceux-ci ne concevaient pas une entente comme étant immuable ou définitive. « À leurs yeux, les traités étaient un moyen qui leur permettait de s’adapter aux exigences du monde contemporain sans quitter le cadre de leurs propres traditions7 7 - Ibid., p.274.. » La confusion quant au sens à donner à ce type d’entente explique les imbroglios dans lesquels nous pouvons nous trouver encore aujourd’hui. Un nouveau point de tension se déclara avec la demande formelle de la reconnaissance de la Nation Métis dans les années 1860-1870. Plusieurs tentatives échoueront pour faire reconnaître leurs droits, jusqu’à la rébellion de Riel et sa pendaison en 1885.

Un changement important aura lieu en 1876. La Loi sur les Indiens instaura une législation nationale, relevant du gouvernement fédéral, pour tout ce qui a trait aux Autochtones. L’objectif, non avoué, demeurait d’encourager l’assimilation sans la forcer. Cette législation définit qui est reconnu Indien, ses droits et obligations, de même que les termes « bande », ou « réserve », et cette loi, toujours en vigueur, encadre donc l’existence des Amérindiens. Au tournant du siècle, les tentatives pour imposer un mode d’élection des chefs, selon nos normes, envenima une situation passablement tendue. Le gouvernement imposera, à toutes les bandes de l’Ontario et de l’Est du pays, la tenue d’élections triennales. L’opposition à ces changements perdurera encore au XXe siècle. Si les bandes de l’Est du Canada sont soumises à ce type d’élection, certaines bandes de l’Ouest peuvent encore choisir leurs chefs selon leurs traditions. Entre les années 1900 et 19308 8 - Ibid., p.325., toute une série d’interdictions seront appliquées afin d’empêcher l’expression de la culture amérindienne sous toutes ses formes, sans l’approbation préalable des autorités. Cette nouvelle phase d’infantilisation des Amérindiens provoquera résistance et méfiance.

Dans la période de l’entre-deux-guerres, Frederick Ogilvie Loft9 9 - Ancien combattant mohawk de la guerre 1914-18, un volontaire – les Amérindiens n’étaient pas obligés de s’engager. tente de créer une première association nationale pour les Amérindiens. Le tout se soldera par un échec. Une lutte pour l’autonomie et la reconnaissance des droits ancestraux marquera la seconde moitié du XXe siècle. La notion de droits ancestraux implique une reconnaissance de la propriété des territoires traditionnellement occupés mais aussi des ressources naturelles qui y sont rattachées. Cette lutte, déjà engagée devant les tribunaux depuis plusieurs décennies, s’amplifiera, et les conséquences ne seront pas toujours ce qu’on avait anticipé. Il faudra attendre en 1968 pour voir la création d’un organisme panamérindien, la Fraternité des Indiens du Canada, représentant tous les Amérindiens. Puis, en 1982, l’Assemblée des Premières Nations deviendra l’organisation représentative des revendications autochtones.

Parallèlement à la création de ces organisations, le gouvernement fédéral tentera de trouver des solutions viables pour tous en instituant des commissions et des enquêtes de toutes sortes sur la situation des Amérindiens. Le développement du Nord au Canada et au Québec deviendra un enjeu déterminant pour les Premières Nations. Le projet du développement des ressources hydroélectriques de la Baie James représente un cas type. Le gouvernement du Québec, sous Robert Bourassa, décidera de passer outre aux revendications des Cris et entreprendra des travaux sans ententes préalables avec ceux-ci. Une injonction accordée par le Juge Albert Malouf en 1972 fera cesser les travaux. Il faudra qu’une entente soit conclue avant toute reprise des travaux. La Convention de la Baie James et du Nord québécois signée en 1975 en sera la conséquence. Malgré un droit de regard du gouvernement, la Convention accorde une autonomie considérable aux collectivités cries et inuites du Québec sur les plans politique, social et économique. Cette Convention sera considérée par plusieurs comme le premier traité moderne en matière de droits autochtones.

Le rapatriement (unilatéral) de la Constitution, par le gouvernement fédéral en 1982 suscita des inquiétudes auprès des Autochtones puisqu’ils seront exclus de celle-ci. Ces derniers réussiront à faire enchâsser leurs droits ancestraux « existants » dans la nouvelle constitution sans que ces derniers soient clairement définis. Il faut comprendre que « d’expression droits ancestraux recouvre […] plus que les simples questions foncières; en ce qui concerne les Amérindiens, elle inclut aussi l’autonomie gouvernementale10 10 - Olive Patricia Dickason, op. cit., p. 408. ». L’Accord du Lac Meech, en 1987, provoquera encore plus de désillusion. On prévoit octroyer au Québec un statut particulier en tant que société distincte. Pour la majorité des Amérindiens, cette attitude de deux poids deux mesures est inacceptable. On connaît la suite des événements. L’échéancier du 23 juin 1990 ne sera pas respecté. Helijah Harper, (député autochtone du Manitoba) portera l’odieux pour les uns, le mérite pour les autres, de l’échec de l’entente.

L’été 1990, commencé avec le rejet de l’entente du lac Meech, se termine dans l’affrontement avec la Crise d’Oka. Cette crise marquera profondément les rapports entre, Autochtones et Blancs. L’incapacité de déterminer légalement les droits amérindiens relatifs à certaines parties du territoire visé stigmatisera les positions des deux camps. Ce ne sera malheureusement pas l’unique contentieux non résolu qui émergera au cours de cette décennie. A titre d’exemple, dans l’Est du pays, les vols d’entraînement militaire à basse altitude feront l’objet de contestations par les Inuits du Labrador. La relance de projets hydroélectriques dans le nord du Québec ravivera les tensions avec les Cris, tandis que les Micmacs revendiqueront des droits de pêche, etc. Dans ce climat tendu, l’entente ratifiée le 7 février 2002 entre les Cris et le Gouvernement du Québec indique qu’il reste possible de se comprendre. Mais rien n’est acquis. Ce serait faire preuve d’angélisme que de croire que toutes les divergences se régleront sans problèmes. Ces longues fréquentations tumultueuses ont façonné tant bien que mal nos rapports réciproques. Ce sont toutes ces transformations sociohistoriques qui, en toile de fond, imprègnent la culture actuelle des Premières Nations et leur détermination à l’affirmation de leur identité. Aujourd’hui encore, il demeure difficile pour plusieurs d’entre nous de comprendre la teneur ou les revendications des Amérindiens. Une chose est certaine, on ne pourra plus prendre de décisions unilatérales. Nos revendications comme celles des Autochtones, sont légitimes et indissociables. Le respect mutuel demeure l’unique solution.

André Greusard
Cet article parait également dans le numéro 45 - Amérindie
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