Marc Fournel, Tontauben, Oboro, Montréal, 2004.
photo : Oboro

Depuis que les médias ont commencé à dialoguer en mode interactif avec leur public, la communauté artistique a connu une ­diversification parallèle des sources de production de l’art interactif et de ses ­prémisses conceptuelles. La nature interdisciplinaire de ce travail issu du complexe militaro-industriel s’inspire des pratiques et de l’histoire des sciences, de l’art et de la technologie. L’art médiatique interactif rend hommage aux premières recherches sur les systèmes ­cybernétiques fondés sur des boucles rétroactives qui répètent des ­événements imprévisibles, créant des résultats surprenants pour le public et l’inter-acteur. La tendance à imiter les systèmes de la vie réelle et à recréer notre rapport aux formes organiques a conduit à la production ­d’œuvres qui proposent des équivalents de l’expérience que nous avons de notre environnement quotidien. Norman White, David Rokeby, Diana Burgoyne, Catherine Richards, Marc Fournel et Luc Courchesne figurent parmi les nombreux artistes canadiens engagés dans ces pratiques. 

Cette brève analyse se penche tout particulièrement sur l’œuvre de Marc Fournel, pour faire état de l’évolution des systèmes interactifs qu’il utilise et du rôle des systèmes et des théories biologiques dans
son travail.

En 2004, Fournel exposait une œuvre interactive complexe ­intitulée Tontauben à Oboro, un centre voué notamment à la ­production et la ­présentation des nouveaux médias. Tontauben incluait un système de positionnement en trois dimensions, dans le but de créer ce que Ricardo Dal Farra a appelé une « proposition d’univers sonore ». En entrant dans l’espace d’exposition, les visiteurs trouvaient sur le plancher une ­collection de petites sphères dont la taille équivalait à la moitié d’une boule de quille. En ramassant une boule, l’inter-acteur pouvait ­manipuler, ou plutôt stimuler, le système de positionnement local (LPS) qui ­transformait en sons le mouvement de cette dernière. Les sons étant tirés de trois catégories – organiques-non-humains (vagues, vent, rochers, mouettes), organiques-humains (rires, pas, enfants sur des balançoires) et mécaniques (engrenages, trains en marche, papier que l’on plie) –, il était difficile de prévoir les sons que l’on allait entendre. Toutefois, il était possible de jouer de l’espace acoustique comme d’un instrument, une fois que les différents modes étaient assimilés. 

On peut affirmer que la réciprocité et la nature dialogique de cette œuvre sont caractéristiques de l’art interactif. Dans Tontauben, Fournel obtient ces qualités du fait que l’œuvre parvient à donner une ­rétroaction rassurante à l’inter-acteur. Cela permet une interaction intuitive qui allège le fardeau de la pensée consciente. Par conséquent, les visiteurs peuvent avoir une réaction plus spontanée. 

La première installation interactive de Fournel, intitulée Le Puits (1999-2000), était centrée sur une composante sculpturale : une ­structure profonde, ayant l’aspect d’un puits, était placée au milieu de l’espace. En s’approchant du puits, les visiteurs pouvaient ­activer des sons ­additionnels qui interféraient avec la bande sonore d’une vidéo projetée au plafond et dans le puits. Fournel a décidé de réduire les ­composantes et de se concentrer uniquement sur le son et ­l’interaction entre les visiteurs et la machine, inspiré par la ­possibilité d’une action ­collective, comme les couches superposées de sons créées par les ­visiteurs pour former un nouvel environnement sonore. Tontauben reprend cette ­sensibilité et la combine avec un système de ­positionnement qui ­permet l’interaction produisant l’œuvre. Le titre allemand de l’œuvre se traduit par « pigeon sonore ». Fournel s’est rendu compte que le son imitait celui de pigeons en vol. Les sons individuels représentent les « pigeons » qui pointent les uns vers les autres, et autour d’eux. L’ajout d’un ­microphone, pour créer de nouveaux objets sonores, permet aux visiteurs de ­modifier ­l’environnement et de « jouer » l’œuvre. Pour Tontauben, Fournel a créé un méta-instrument en utilisant les axes X, Y, Z comme variables ­directes d’algorithmes sonores sur commande et des synthétiseurs ­virtuels intégrés à la programmation méta-instrumentale. Désireux d’avoir une influence plus intégrée sur le mouvement de l’­utilisateur dans le système, Fournel s’est tourné vers le logiciel Boids pour son ­installation suivante, intitulée FLOCK (2007), dans laquelle l’inter-acteur influence le ­comportement des sons, sans toutefois les contrôler ­directement. Le programme Boids a été conçu par Craig Reynolds en 1986. Ce programme, A-Life, qui simule le mouvement animal coordonné, génère des ­comportements de masse chez les objets qu’il contrôle. Les « boids » ont un accès tridimensionnel à l’espace, mais dépendent de leurs ­voisins quant à leur « séparation, leur alignement et leur cohésion1 1 - Voir www.red3d.com/cwr/boids/ pour une description complète du programme Boids de Craig Reynolds. [Notre traduction, comme pour les suivantes.]. » Dans Tontauben, les visiteurs ont peut-être été distraits par le type de sons qu’ils entendaient et ne les ont pas associés à des oiseaux. En fait, le caractère énigmatique du titre de Fournel laisse entendre qu’il était ­lui-même réticent à rendre explicite la dimension biologique de cette œuvre, la laissant plutôt dans le domaine de l’art sonore environnemental. De plus, Fournel venait de débuter sa collaboration avec Thomas Ouellet Fredericks, artiste et programmeur en nouveaux médias. Même si l’on peut considérer Tontauben comme une œuvre pleinement accomplie, à la lumière de la suivante, c’est-à-dire FLOCK, elle ressemble davantage à un prototype, une étape obligée, une recherche sur l’intégration ­artistique des systèmes de positionnement en trois dimensions, de manière à transcender leur ontologie.

Plan B, FLOCK, Interaccess, Toronto, 2008.
photo : Dave Kemp

Il est bon de s’attarder ici aux questions d’ordre ontologique, ­puisque la rencontre des ontologies associées à l’incorporation des outils scientifiques – matériel informatique ou logiciels – a des ­incidences sur la réception de l’œuvre par le public. Andrew Pickering postule que la ­science, et le monde matériel, à son tour, existent dans un idiome ­performatif. Si l’on convient que le monde accomplit continuellement des choses, « des choses qui nous concernent, non en tant ­qu’­énoncés ­d’observation à ­propos d’esprits désincarnés, mais en tant que ­forces agissant sur les êtres matériels 2 2 - Andrew Pickering, The Mangle of Practice: Time, Agency and Science, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 1995, p. 6. », on peut supposer que nous ­réagissons à l’action matérielle du corps agissant sur nous. Pickering emploie l’­exemple de la météo et de ses effets, mais il est possible ­d’appliquer cette notion à des œuvres d’art qui agissent sur le corps de façon ­similaire. Outre cette notion ­d’action matérielle, Pickering propose celle de la danse d’action, soit la mise au point d’une pratique centrée sur des objectifs. Une fois la machine produite, le scientifique attend l’arrivée de l’action matérielle, se plaçant dans un rôle temporairement passif. Pendant que la machine est mise au point et achevée pour faire en sorte qu’elle fonctionne comme prévu, la danse d’action prend la forme d’une dialectique de ­résistance et d’accommodation « dans laquelle la ­résistance dénote l’échec d’une saisie de l’action pour la transformer en pratique, et dans laquelle l’accommodation indique une stratégie ­humaine active de réaction à la résistance3 3 - Ibid., p. 22.. »

Si la danse d’action était manifeste dans Tontauben, elle est ­devenue explicite dans FLOCK. Cette récente installation conçue par l’équipe de PLAN B (Marc Fournel et Thomas Ouellet Fredericks) ­contient non seulement des sons, mais aussi des objets visuels. En entrant dans la galerie, le visiteur se retrouve dans une pièce sombre. Une machine ­complexe est fixée dans un des angles du plafond ; elle est composée d’une série de miroirs qui projettent de petits objets visuels ayant ­l’apparence d’oiseaux, en forme de V, sur le plancher de la galerie. Lorsque ­l’attention finit par se détacher du dispositif – difficilement, compte tenu de sa complexité –, le visiteur remarque un ensemble de boules semblables aux sphères de Tontauben, mais recouvertes de tissu ­pelucheux de couleur vive. Incité à les ramasser, en raison de leur ­apparence de jouet, ­l’inter-acteur ou ­l’inter-actrice découvre que les objets projetés le/la suivent dans la ­galerie. Comme la volée d’oisons qui a fait empreinte sur Konrad Lorenz, ces agents matériels se déplacent et dansent de pair avec la manipulation des boules. Le spectateur et ­inter-acteur joue ­l’installation, ce qui accroît la complexité de l’environnement. Cependant, ­l’expérience de l’œuvre est unique, en ce sens qu’elle semble référer à quelque chose de plus inné. La danse d’action produite par l’installation n’est pas ­doublée – comme le suggère l’analyse de Pickering –, entre la machine et le scientifique, mais plutôt triplée, entre le dispositif (le programme), l’œuvre et le public/participant/inter-acteur. Il s’agit d’un « ménage à trois » performatif, dans lequel l’action va et vient, imitant une expérience telle qu’on peut en vivre avec des animaux, et même d’autres humains. L’œuvre sollicite une expérience sociale chez le regardeur, une ouverture dans ce qui nous satisfait lorsque nous sommes en relation avec d’autres êtres. Séparés du regardeur, comme des entités qui se déplacent indépendamment dans l’espace, les objets imitent leur contrepartie numérique « boids » et prennent l’apparence d’un vol d’oiseaux ou d’un banc de poissons. Or l’attraction des objets vers la boule manipulée par l’inter-acteur transforme cette représentation en une expérience apparentée à l’empreinte. Les objets semblent suivre l’inter-acteur ; leurs mouvements hésitants et saccadés rappellent ceux des jeunes oiseaux. Ce subtil changement structural commande un déplacement du sens qui démontre le pouvoir qu’ont les médias interactifs de créer de nouvelles réalités sociales. 

En 1995, l’artiste et théoricien des nouveaux médias Simon Penny posait la question suivante : « Pourquoi voulons-nous que nos machines aient l’air vivantes4 4 - Simon Penny, « The Pursuit of the Living Machine », Scientific American, vol. 273, n° 3, septembre 1995, p. 216. ? » Penny ne répond pas à la question, mais le désir humain de se refléter dans la machine va de pair avec l’industrialisation et la mécanisation. Depuis le Frankenstein de Mary Shelley, jusqu’aux assemblages robotisés de Bill Vorn, nous avons été témoins du besoin d’animer spontanément les machines dont nous dépendons. Les travaux de Pickering laissent entendre que l’action se produira en dépit de notre désir d’animation. Avec FLOCK, Fournel et Fredericks cartographient le potentiel qu’ont les machines de créer des environnements qui nous relient à l’expérience de la collectivité et de la communication, de telle sorte que les actions ne sont pas simplement mutuelles entre deux ­entités, mais entre plusieurs acteurs humains et non humains.

[Traduit de l’anglais par Denis Lessard]

Caroline Seck Langill, Marc Fournel
Cet article parait également dans le numéro 63 - Actions réciproques
Découvrir

Suggestions de lecture