Un futur décroissant pour les arts ?

Dans cette résidence numérique en collaboration avec Érudit, Sophie Dubeau Chicoine explore le potentiel de la décroissance en tant que pratique dans le domaine artistique, s’attardant aux moyens par lesquels la décroissance peut contribuer au bien-être des communautés locales et artistiques. Les résidences numériques ont été rendues possibles grâce au soutien du Conseil des arts du Canada.
Au printemps 2024, des centaines d’artistes et de travailleurs et travailleuses culturel·les se sont rassemblé·es dans les rues de Montréal pour réclamer un meilleur financement provincial pour les arts. Sans financement adéquat, le milieu culturel n’a d’autre choix que de tripler ses efforts pour maintenir sa programmation tandis que l’épuisement professionnel de ses membres s’intensifie. Dans son communiqué du 3 mai 2024, la Grande Mobilisation des artistes du Québec réitérait le besoin urgent d’une aide supplémentaire de 100 millions de dollars « pour éponger la hausse des coûts, pour maintenir nos acquis, nos compétences, retenir notre main-d’œuvre et nous permettre de croître1 1 - Grande Mobilisation des artistes du Québec, « La grande manifestation pour les arts #2 », Réseau Art actuel, 3 mai 2024, accessible en ligne. ». Dans l’attente perpétuelle de cette aide gouvernementale2 2 - À la mi-mai, le ministre de la Culture et des Communications, Mathieu Lacombe, avait annoncé une augmentation de 15 millions de dollars pour le programme de soutien à la mission du Conseil des arts et des lettres du Québec, un montant nettement inférieur aux 100 millions réclamés., il me semble opportun de réfléchir à ce que l’on entend collectivement par « croitre ». Notre souhait est-il d’augmenter nos ressources financières pour générer toujours plus de ressources matérielles et énergétiques en retour ? Non seulement une telle stratégie enfreint nos objectifs environnementaux, mais elle ne change rien à l’épuisement de nos collègues et de nos collaborateurs et collaboratrices. Et si, à l’inverse, l’accroissement de nos ressources financières servait enfin à transformer nos méthodes de travail de manière radicale ? Au cours de cette résidence numérique, je me suis donné pour mission d’imaginer pour les arts un avenir alternatif fondé sur la décroissance. En naviguant à la fois dans les archives numériques d’Esse et d’Érudit, j’en suis arrivée au constat que des indices de décroissance existent déjà dans le paysage québécois, dans le travail d’artistes, de travailleurs et travailleuses culturel·les et de lieux de diffusion éphémères.
L’appel à la décroissance
L’imaginaire capitaliste occidental suppose la possibilité d’une production et d’une consommation infinies dans un monde où les ressources (humaines, matérielles, énergétiques) sont pourtant, elles, finies. À l’inverse, la décroissance propose une économie relationnelle ayant pour objectif le bienêtre collectif, et ce, dans le respect des limites planétaires. Au niveau politique, certaines de ces revendications les plus médiatisées concernent l’instauration d’un revenu de base universel ainsi que la réduction du temps de travail hebdomadaire. Au niveau communautaire, de nombreuses initiatives participent quant à elles à la création et au soutien d’un réseau de soin (care) inspiré de certains regroupements féministes et services d’aide mutuelle. Ces diverses mobilisations ont pour but d’imaginer ce à quoi ressembleraient nos vies professionnelle et sociale au-delà des options offertes par les secteurs public et privé. C’est à travers cette dimension affective et spéculative que je perçois la décroissance comme terreau de transformation dans le milieu des arts.
La décroissance sous-tend une reconfiguration de ce que l’on entend par « entraide », envisagée non plus comme une transaction marchande, mais plutôt comme une mise en commun de savoirs divers. La décroissance vise également un ralentissement de notre rythme de production effréné, un répit à ne pas confondre avec celui d’une austérité imposée. Au contraire, la décroissance s’appuie sur un processus planifié où l’on décide collectivement ce qui se doit d’être mis au ralenti pour mieux avancer. Afin de générer un véritable changement, la décroissance ne peut être performative ; elle se doit d’être incarnée, active et participative. Dans leur article intitulé « Pour en finir avec la dictature du “toujours plus” : l’art de la décroissance », Ariane Daoust et Aline Ginda mettent en lumière le cas de l’artiste Jean-François Prost (Adaptive Actions) et de son projet, Stopping/Arrêts, 6919 Marconi (2019), dont l’adresse correspond à un terrain vague qu’il a acquis pour de multiples usages ouverts à tous et toutes : organisation de fêtes, projections de film, jardin urbain… En refusant de céder le terrain à la spéculation immobilière, Prost transforme la valeur d’échange du lieu en une valeur d’usage et contribue à une richesse sociale plutôt qu’économique. Daoust et Ginda entrevoient ce projet comme une invitation à réimaginer nos rapports sociaux en dehors du paradigme de la propriété privée3 3 - Ariane Daoust et Aline Ginda, « Pour en finir avec la dictature du “toujours plus” : l’art de la décroissance », Espace, no 125 (printemps-été 2020), p. 48, accessible en ligne.. Le 6919, rue Marconi, crée ainsi un interstice de rencontre en mutation constante façonné par l’engagement des participant·es qui s’y rencontrent, volontairement ou par hasard. À tout le moins, le projet parvient à créer un rassemblement. Pour imaginer collectivement à quoi ressemblerait une transformation radicale du milieu artistique, il nous faut d’abord trouver ces lieux de rencontre.
La collaboration
Une fois que nous sommes rassemblé·es, comment bâtir une nouvelle éthique de bienveillance entre nous ? Dans leur article intitulé « Guérison par la parole : le dialogue comme résistance collaborative », les chercheuses et artistes-performeuses Victoria Stanton et Stacey Cann réfléchissent au dialogue et à la collaboration en tant que forme artistique lente. Selon Stanton, une collaboration pratique s’appuie sur la volonté de ralentir pour « être plus attentionné·e, prendre plus de temps, s’opposer à la culture de l’efficacité4 4 - Victoria Stanton et Stacey Cann, « Guérison par la parole : le dialogue comme résistance collaborative », traduit de l’anglais par Catherine Barnabé, Esse, no 104 (hiver 2022), p. 50, accessible en ligne. ». Autrement dit, pour entamer un processus de décroissance, il devient impératif de s’éloigner des dictats du productivisme. Cette volonté de transformation se veut également une occasion de réaffirmer nos limites personnelles et celles d’autrui, parmi lesquelles j’inclus tout engagement familial, handicap ou trouble cognitif, ainsi que toutes disponibilités réduites et autres limites jugées nécessaires. Soyons clair·es : notre bienveillance devrait toujours primer sur les responsabilités administratives de nos contrats.
Certain·es diront que le principe du « chacun pour soi » est inévitable compte tenu de notre lutte pour des subventions et des bourses limitées. Pouvons-nous collaborer tout en étant en compétition ? Telle est la question qui a motivé la formation du Bureau de la recherche non compétitive, un collectif d’artistes et de chercheurs et chercheuses cofondé par Stanton et Cann en 2021. En jouant avec humour avec l’idée de (non-)compétition, leurs interventions soulignent le ridicule de nombreux processus administratifs. Leur éthique de collaboration, axée sur la réciprocité, nous oblige à réfléchir « à ce que nous faisons et à la raison pour laquelle nous le faisons5 5 - Ibid., p. 51. ». J’ajouterais à cette introspection la question suivante : avec qui et comment souhaitons-nous collaborer pour réimaginer le milieu des arts ?
La décroissance, mouvement postpunk ?
En 2020, l’artiste et chercheur Oli Sorenson publiait dans Esse l’article « No Future, vraiment ? », dans lequel il explorait l’impact du mouvement punk sur l’art actuel. En jetant un coup d’œil aux idéaux altermondialistes et, plus récemment, à ceux de la décroissance, il m’apparait clair que ces deux mouvements partagent un esprit postpunk. À ce sujet, Sorenson explique que le rejet par le punk d’une approche utilitaire de la production et de la reproduction encourage les individus à se concentrer sur leur potentiel de réalisation de soi, une idée semblable à l’idéal de bienêtre soutenu par la décroissance6 6 - Oli Sorenson, « No Future, vraiment ? », traduit de l’anglais par Sophie Chisogne, Esse, no 100 (automne 2020), p. 23, accessible en ligne.. Ce désir d’accomplissement personnel, ajoute Sorenson, tend à s’éloigner de l’espoir futile d’un « futur rédempteur7 7 - Ibid. » où des technologies avancées viendraient réduire notre temps de travail. De ce fait, c’est le plaisir, plutôt que le taux de rendement applaudi par le capitalisme, qui ressort comme principal indicateur de bienêtre. L’adoption d’une idéologie postpunk aujourd’hui pourrait signifier un point de bascule par rapport à nos priorités collectives et individuelles, le bienêtre devenant à la fois une force motrice et un nouvel idéal collectif à poursuivre.
Dans sa critique du « futur rédempteur », Sorenson touche à un second point fondamental : celui de l’apport des technologies dans nos conceptions de l’avenir. Le technosolutionnisme est fondé sur la croyance que l’innovation technologique résoudra tous nos problèmes – ce que Sorenson qualifie de « prophétie ». Or, ce que le mouvement punk et la décroissance ont en commun, c’est une méfiance à l’égard des innovations technologiques extractives. Pour un grand nombre d’artistes, cette prudence prend la forme d’une approche technocritique comme l’incarne l’artiste kanien’kehá:ka Skawennati et ses avatars cyberpunks. Son œuvre interactive The Peacemaker Returns (2017) est une saga futuriste où les connaissances ancestrales des peuples haudenosaunee en matière de pacification participent à la résolution de conflits intergalactiques. Au lieu de céder à toute illusion salvatrice, Skawennati propose une vision technologique décoloniale fondée sur la réconciliation de diverses temporalités et divers régimes de connaissances.
Les communs anticapitalistes
Dans la littérature sur la décroissance, un grand nombre d’auteurs et autrices s’intéressent au rôle des communs comme lieux de transformation potentiels. Dans la définition qu’offre la chercheuse en économie Bengi Akbulut, les communs consistent en des lieux ouverts à tous et toutes opérant en dehors des demandes de l’État et du marché et facilitant la production et la reproduction par le biais d’un effort collectif, d’un accès égalitaire aux ressources et de processus décisionnels démocratiques8 8 - Bengi Akbulut, « Les communs comme stratégie de décroissance », Nouveaux cahiers du socialisme, no 21 (hiver 2019), p. 161, accessible en ligne.. Les communs sont généralement entendus comme des zones de partage de ressources matérielles (comme l’eau, la terre, les forêts) ou immatérielles (comme les savoirs et les histoires). Récemment, les projets liés à la mise en commun se sont multipliés dans le paysage artistique. En 2021, à l’invitation de MOMENTA Biennale de l’image, l’artiste T’uy’t’tanat-Cease Wyss avait transformé en potager urbain la parcelle nord du terrain occupé par la Grande Bibliothèque (BAnQ) de Montréal. Ce projet éphémère, intitulé TEIONHENKWEN Soutiens de la vie, cherchait à mobiliser des savoirs ancestraux liés à l’agriculture, notamment par la culture d’espèces indigènes adaptées au climat local. Comme le souligne Anne-Marie Dubois dans sa présentation de l’artiste, ce projet qui met en commun des savoirs délégitimés par le colonialisme et le capitalisme marque un désir de démocratiser la gestion et le partage des terres pour et par tous et toutes9 9 - Anne-Marie Dubois, « T’uy’t’tanat-Cease Wyss », Esse, no 110 (hiver 2024), p. 70, accessible en ligne.. À cet égard, l’art public peut assurément jouer un rôle décisif dans les pratiques de décroissance lorsqu’il s’engage dans une réflexion critique sur l’utilisation des terres.
Dans sa recherche sur les communs contemporains, Akbulut met également en lumière les pratiques de troc, une forme d’échange courante entre artistes et entre institutions. À l’automne 2003, Esse lançait son numéro 49 consacré au troc, numéro dont faisait partie un texte de l’artiste et travailleur culturel Martin Dufrasne. Lui-même fervent des pratiques d’échange et de collaboration dans son travail, Dufrasne considère que le troc met en évidence des capacités individuelles souvent négligées par le système capitaliste, mais pleinement reconnues, voire valorisées, dans le cadre de l’économie relationnelle10 10 - Martin Dufrasne, « Donnant-donnant », Esse, no 49 (automne 2003), accessible en ligne.. En 2001, Dufrasne présentait à Skol le projet Se refaire un salut, pour lequel il avait mis l’ensemble de ses biens personnels à la disposition du public, qui était alors libre de les échanger contre des articles d’une valeur équivalente. Dufrasne précise que « le terme valeur était entendu dans son sens large et convoquait, avec la présumée valeur marchande, les valeurs symboliques, personnelles et sentimentales11 11 - Ibid. ». Le projet accordait la primauté à la charge émotionnelle de l’échange, une démarche similaire à celle de Stanton et Cann, dont la collaboration mise sur l’importance des liens relationnels.
Angles morts, spéculation et résistance
Un financement adéquat de la culture devrait non seulement assurer la pérennité de nos mandats, mais également permettre la création d’une marge expérimentale. Le terme « décroissance », situé à mi-chemin entre la croissance et la postcroissance, suggère en lui-même une période de transition où l’expérimentation et la prise de risques s’avèrent de mise. Il est temps de faire nos adieux au modèle de la surproductivité et de mettre à profit notre créativité pour envisager des avenues alternatives à nos méthodes de travail. Qu’elle soit motivée par un esprit collaboratif ou postpunk ou une volonté de favoriser le troc ou la mise en commun de ressources, la décroissance fait déjà partie de notre paysage culturel. La multiplication et la mise en relation de ces efforts, ainsi que l’étude de ses retombées, nécessiteront du temps… et de l’argent, ironiquement ! Une lacune importante dans la recherche existante demeure la dimension institutionnelle de la décroissance. À quoi ressemblerait une institution « décroissanciste » ? Est-il même possible (voire souhaité) d’institutionnaliser la décroissance ? Faute de réponses immédiates, mon souhait est de voir davantage d’attention médiatique accordée aux collectifs curatoriaux dont les méthodologies non institutionnelles ouvrent la porte à l’expérimentation et au risque.
Un second angle mort, dans le débat sur la décroissance, demeure celui de l’égalité des chances. Une institution qui, afin de miser sur une collaboration durable, entreprendrait de collaborer à long terme avec une poignée d’artistes risquerait d’accroitre la compétition dans ses appels de dossier. Nous ne pouvons pas pour autant conserver le rythme actuel de nos programmations, marquées par des délais trop courts incompatibles avec la nécessité des pratiques de soin. Le statuquo étant ce qu’il en est, c’est par l’expérimentation et l’entreprise d’actions radicales que nos réussites et nos échecs pourraient contribuer à l’avancement d’une décroissance planifiée et évolutive.
Sophie Dubeau Chicoine est une curatrice et chercheuse émergente de Tiohtiá:ke/Mooniyang/Montréal basé à Tkaronto/Toronto. Sa recherche curatoriale s’inspire des visions anticapitalistes, des utopies queer et des méthodologies lentes. Ses écrits ont été publiés dans la revue Ex_situ et Esse arts + opinions. Elle détient un baccalauréat en histoire de l’art, muséologie et diffusion de l’art à l’UQAM et complète actuellement une maitrise en études visuelles et curatoriales à l’Université de Toronto où elle reçoit le support financier du Conseil de recherches en sciences humaines.
Liens vers les articles cités : Ariane Daoust & Aline Ginda Victoria Stanton & Stacey Cann Oli Sorenson Bengi Akbulut Anne-Marie Dubois Martin Dufrasne