Le gout de la critique : une poétique de l’attention

Artiste-chercheuse sensible à la préservation et à la diffusion de l’héritage des artistes visuel·les afro-descendant·es, Kessie Theliar-Charles propose, dans le cadre de cette résidence en partenariat avec Art Volte, une réflexion sur le rôle social de la critique d’art et l’importance de la dimension archivistique de l’écriture.
Je ne suis pas critique d’art, mais j’en devine les formes, les fonctions et les possibilités. Je devine une écriture qui peut se révéler poétique, fluide, contradictoire, parfois simple ou complexe, dont les mots se déploient selon une variété de tons et de rythmes. Elle peut être curieuse et attentionnée, mais aussi redoutée, si on la perçoit seulement comme un acte de jugement et d’évaluation. On ne lui concède pas assez la dimension relationnelle qu’elle sous-tend.
À Montréal, où le passé des artistes des communautés haïtienne, caribéenne et noire reste fragmenté et sous-documenté, réfléchir et écrire sur l’art me ramène toujours dans leur direction. Mon intérêt pour la récupération, la conservation et la diffusion des récits en marge m’a amenée à considérer la critique d’art autrement. Pour qui écrivons-nous, et dans quel but ? Mon écriture est conditionnée par cette question et me pousse à m’interroger sur la rareté des voix critiques noires qui écrivent sur l’art, ainsi que la production limitée de textes critiques consacrés aux pratiques des artistes noir·es.
Réfléchir et penser la critique depuis la marge
Je ne m’attarderai pas sur les structures qui ont occasionné ce manque ni sur la crise qui semble traverser la critique d’art de façon générale. En revanche, il me semble nécessaire de les replacer dans le contexte local. Concrètement, on constate un vide représentationnel des artistes afrodescendant·es dans les galeries et institutions artistiques locales jusqu’en 2018, l’année tardive où l’exposition phare Nous sommes ici, d’ici : l’art contemporain des Noirs canadiens est présentée au Musée des beaux-arts de Montréal et rebat les cartes, permettant une visibilité fragile1 1 - Eddy Firmin, « Regard sur l’écosystème montréalais et québécois 2012-2022 », conférence dans le cadre de l’évènement While Black à Montréal, Maison de la culture Janine-Sutto, Montréal, 2 septembre 2022.. En 2020, les institutions artistiques réagissent aux répercussions sociales de l’assassinat de l’Afro-Américain George Floyd en se confondant en déclarations trop souvent fallacieuses de solidarité avec le mouvement Black Lives Matter2 2 - Paul Gessell, « The Floyd Effect », Galleries West, 29 juin 2020, accessible en ligne.. Au Canada, cette remise en question engendre une explosion de réactions institutionnelles assorties d’une promesse hâtive de rehausser le profil des artistes noir·es dans leurs expositions et collections. Mais qu’est-ce que la visibilité, si elle ne laisse pas de traces ? La production d’écrits critiques ne semble manifestement pas être un aspect que devait atteindre cette nouvelle reconnaissance. Ce constat n’est pas nouveau et rejoint les lacunes qui entourent la documentation encore plus récente de l’histoire de l’art des Afro-Canadien·nes. Avant même que la question de la visibilité ne se pose, les artistes et plusieurs producteurs et productrices culturel·les s’inquiétaient du fait que leurs œuvres ne soient pas accompagnées d’écriture critique3 3 - Joana Joachim, « Curating, Criticism and Care, or, “Showing Up” as Praxis », C Magazine, 15 mars 2020, accessible en ligne.. Les maux sont toujours les mêmes, mais je m’intéresse ici plutôt aux espaces de possibilité que la critique d’art permet d’investir avec ses fonctionnalités multiples. L’écrivaine et critique culturelle Kelsey Adams, qui exprime des appréhensions face à une histoire de l’art déjà marginalisante, propose comme réponse, non pas de se confondre en éloges, mais plutôt de faire reposer la critique sur une éthique de l’attention4 4 - Kelsey Adams, « Un·e curateur·rice Noir·e n’est jamais qu’un·e simple curateur·rice », Contemporary And, 29 janvier 2020, accessible en ligne.. L’investissement de notre temps dans l’expérience des manifestations culturelles des un·es et des autres et l’intérêt que nous portons même à celles qui ont échoué s’inscrit dans cette démarche Penser la marge depuis la marge permet aussi de réfléchir et écrire de manière critique sur l’art noir sans se limiter aux questions d’identité. L’interprétation de l’aspect politique d’une œuvre ne devrait pas éclipser les formes, les couleurs et les lignes qui composent son esthétique, mais surtout la singularité de sa créatrice ou de son créateur.

Y [Danger], détail de l’installation, 2016.
Photo : Guy L’Heureux, permission de l’artiste
Ces réflexions ouvrent la voie à une remise en question des cadres traditionnels d’interprétation. L’artiste-chercheur Eddy Firmin, coordonnateur de la revue décoloniale Minorit’Art, nous invite à réfléchir sur les effets insidieux de la colonialité dans le savoir et la façon dont celle-ci influence notre rapport à l’art et à la culture. Dans l’article « Intimation culturelle, régime appropriationniste et arts visuels », Firmin décrit un combat personnel pour décoloniser son imaginaire, s’émanciper des modèles académiques occidentaux et redonner vie à un regard « rendu obèse par la surconsommation de vocabulaires formels en tout genre5 5 - Eddy Firmin, « Intimation culturelle, régime appropriationniste et arts visuels », Esse, no 97 (automne 2019), p. 69, accessible en ligne. ». Il expose le dilemme de réappropriation culturelle, un processus rendu ardu par une éducation qui n’a été pensée ni pour nous ni par nous et qui cultive une séparation entre soi et son héritage. Critiquer demande de connaitre, de se connaitre et de connaitre l’Autre. La critique d’art est trop souvent dépendante de l’histoire de l’art pour obtenir des outils d’analyse, des connaissances contextuelles et des cadres de référence. Il faut donc faire un effort supplémentaire pour trouver et diffuser ce qu’on s’efforce de nous apprendre à oublier. Si nous nous engageons dans une pensée anticoloniale, notre point de départ doit être celui d’une relationnalité désobéissante qui remet constamment en question les logiques académiques normatives et refuse de s’y soumettre6 6 - Katherine McKittrick, Dear Science and Other Stories, Durham, Duke University Press, 2021, p. 45.. Désobéir pour mieux se construire, c’est ce que propose la professeure Katherine McKittrick dans son approche des méthodologies critiques créatives au sein des méthodologies noires. Nou se nèg ak nègès mawon. On transgresse, on maronne7 7 - Pour le poète et philosophe martiniquais Édouard Glissant, le marronnage, qui est aussi une résistance culturelle, est une des traditions critiques de l’espace caribéen face à un ordre établi.. Et il faut se le rappeler, surtout dans les lieux d’obéissance que représentent les universités. La légitimité d’être critique ne se limite pas à la réussite d’un parcours universitaire : elle peut naitre de pratiques autodidactes et de réflexions enracinées dans d’autres espaces de savoir et de création.
Relation d’art plutôt que critique d’art
La question de l’accessibilité de notre histoire influence nécessairement celle de l’accessibilité de la critique. À l’automne, j’ai fait la rencontre du poète, critique d’art et conteur d’exposition indépendant Chris Cyrille et de l’artiste pluridisciplinaire Kenny Cairo dans le cadre d’une série d’ateliers sur la pensée critique caribéenne organisée par la plateforme Contemporary And. Ces rencontres m’ont réorientée vers la critique d’art selon une perspective caribéenne. Chris, qui présidait les ateliers, redéfinit la critique d’art comme une veille d’art, un geste de soin, où la principale activité est d’écouter avant même d’écrire. Pour lui, la personne qui s’adonne à ce type d’écriture veille sur l’objet culturel dont il dépend et l’accompagne. La critique d’art comme relation d’art, c’est une écriture particulière, une manière d’être avec l’autre. Kenny, lui, ne se considère pas critique d’art. Sa pratique consiste en la collecte de documents visuels et sonores sur des terrains de recherche, documents qu’il transforme grâce à des outils numériques. Son utilisation des archives pour faire la critique de manifestations contemporaines pique ma curiosité. Il propose que la critique d’art puisse être en elle-même une œuvre d’art. Pour eux, donc, la critique d’art ne se limite pas à l’écriture. La question de l’oralité me ramène à une réalité bien montréalaise, qui est le choix de la langue. Pour Chris, l’écriture devient relationnelle : « Passer de langue en langue, c’est passer de conception en conception. » À Montréal, une conversation peut facilement contenir du français, de l’anglais, du créole haïtien et des éclats d’espagnol et d’arabe, parfois même sans que la personne qui parle s’en rende compte. Les univers se complètent, les matériaux culturels se confondent, mais surtout se comprennent. Forcément, cette réalité plurielle influe sur notre manière de penser l’écriture. Si l’œuvre raconte quelque chose, quelle langue devrait le transmettre ? Chris avance qu’on devrait fabriquer une écriture qui dise notre multiplicité, mais qui ait aussi la capacité de nous réunir.
Ces poétiques de l’attention et de la relation, on les retrouve pleinement dans la chronique d’eunice bélidor, commissaire indépendante, écrivaine et critique d’art, intitulée « Dans l’atelier de Thea Yabut ». Il y a quelque chose de doux dans son texte. Il part d’une rencontre, voire d’une fenêtre ouverte sur l’intimité d’une amitié. C’est la critique d’art comme relation d’art. Il y a une volonté de comprendre la pratique de l’artiste – pas seulement de l’interpréter. Ici, l’objet premier n’est pas l’œuvre comme produit fini, mais l’artiste, ses idées, ses intentions, son écosystème. Dans sa description de l’espace de travail de Yabut, bélidor indique que « sans plans particuliers, l’atelier est un lieu de questionnement, de liberté ; rien n’interfère dans le processus8 8 - Eunice Bélidor, « Dans l’atelier de Thea Yabut », Esse, no 103 (automne 2021), p. 97, accessible en ligne. ». De même, l’écriture sur l’art pourrait être pensée comme un atelier, un espace fluide où l’auteur·e explore, observe et se laisse transformer par ce qu’il ou elle découvre.
La critique qui dialogue
Écrire sur nos manifestations culturelles nous permet de contribuer aux mouvements de conscience et à la construction de l’autonomie de notre histoire. Nous en sommes témoins, nous pouvons donc légitimement les interpréter et y répondre. Les espaces de dialogue au carrefour de l’art, de la culture et de la communauté jouent ici un rôle crucial. Pensons à l’itération montréalaise de l’initiative canadienne While Black, organisée par les commissaires Dominique Fontaine et Cécilia Bracmort à l’automne 2022. Cette série de forums et de présentations participatives proposait d’explorer les limites et les possibilités des relations entre les espaces d’art contemporain à Montréal, ses artistes, ses travailleuses et travailleurs artistiques et le public des communautés noires. La nécessité de ce type de rassemblements découle de la réalité des artistes et des critiques afrodescendant·es, qui doivent continuellement affronter un monde de l’art si enraciné dans la politique d’exclusion que leur relation à l’art et à l’esthétique devient submergée par l’effort de remettre en question et de changer la structure existante.
Être critique implique donc un échange où le partage d’idées, sans début ni fin clairement définis, ouvre un espace où différents futurs peuvent être imaginés9 9 - Katherine McKittrick, op. cit., p. 25.. Le dialogue devient l’infrastructure qui génère la production de connaissances10 10 - Lindsay J. Twa, « La diaspora en dialogue : James A. Porter et Loïs Mailou Jones Pierre-Noël, ou comment écrire l’histoire de l’art haïtien », traduit de l’anglais par Claire Duvivier, Gradhiva, no 21 (2015), p. 51.. Écrire les un·es sur les autres de manière critique devient un acte concret de réclamation, qui nous permet de cultiver notre singularité et de nous raconter. Dans un entretien accordé à la conservatrice Ariane De Blois intitulé « S’affranchir et modeler des possibles avec rage et amour»,Nathalie Batraville, chercheuse afroféministe, artiste et éducatrice, propose d’envisager l’art et la littérature comme des espaces permettant de cultiver des liens profonds avec des imaginaires noirs, de construire une critique et des œuvres qui témoignent de la complexité des vies noires tout en les célébrant : « J’aime penser à l’art et aux textes dans cette acception vaste de la créativité et de l’invention11 11 - Ariane De Blois, « S’affranchir et modeler des possibles avec rage et amour : un entretien avec Nathalie Batraville », traduit de l’anglais par Sophie Chisogne, Esse, no 108 (printemps-été 2023), p. 45, accessible en ligne.. » En situant les intersections entre l’art et la politique et entre l’intime et le collectif, Batraville partage une pensée qui s’appuie sur ces liens pour bâtir des espaces où les récits et les voix noirs se déploient librement et puissamment. Ce dialogue entre la création et l’expérience sociale rejoint aussi la conception de l’écriture critique comme une poétique d’attention et de relation.
La critique comme outil d’archivage
La critique, du point de vue de de la conservation, permet, au-delà de la diffusion, que les œuvres ne restent pas figées dans le temps. L’écriture en elle-même comporte des possibilités d’archivage qui confèrent à la critique une double capacité : archiver le présent, mais aussi rendre le passé contemporain. Ici, il n’est pas simplement question des textes qui deviennent archives avec le temps, mais bien de l’utilisation des archives dans leur rédaction. Pouvons-nous prolonger ou élargir une production culturelle en écrivant sur une exposition passée à laquelle nous n’avons pas assisté ? La critique d’art, tout comme l’archive, a cette capacité de nous mener là où nous n’avions pas prévu d’aller et de nous faire comprendre ce qui avait échappé à notre pensée12 12 - Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Points (Histoire), 1997 [1989], p. 86. Le titre du présent article fait référence à cet ouvrage.. La critique d’art ne se contente pas d’interpréter : elle façonne et diffuse un espace où l’art, l’expérience de l’œuvre et les impressions peuvent perdurer et devenir en soi une archive de récit culturelle. Dans une table ronde entourant la publication du livre Le désordre des choses : l’art et l’épreuve du politique, l’écrivaine, peintre et chercheuse Stéphane Martelly soulève la notion de responsabilité que comporte la liberté : « C’est de créer des espaces qui soient véritablement émancipateurs pour tous les sujets13 13 - Stéphane Martelly dans Les éditions Esse, « Conférence “Le désordre des choses. L’art et l’épreuve du politique,” Programme ICI 2020 », vidéo, YouTube, 19 janvier 2020, 61 min 48 s, accessible en ligne.. » Cette responsabilité, qui touche à la création, peut également s’étendre à la manière dont l’art est partagé. En envisageant l’écriture sur l’art comme un outil d’archivage, nous sommes également appelé·es à réfléchir aux modes de transmission et de partage des œuvres. Pour qu’elle contribue à des espaces émancipateurs, la critique d’art doit être perçue de manière créative comme un levier de changement par les publics et les artistes de nos communautés, afin d’encourager la participation de nouveaux penseurs et penseuses à cette pratique14 14 - bell hooks, Art on My Mind: Visual Politics, New York, The New Press, 1995, p 107.. C’est collectivement et par l’alimentation d’un environnement culturel où la critique et le dialogue coexistent que l’art afro-canadien pourra s’inscrire et se pérenniser. Je ne suis pas critique d’art, mais je care.
Kessie Theliar-Charles est une artiste-chercheuse transdisciplinaire, affiliée au CIDIHCA (Centre international de documentation et d’information haïtienne, caribéenne et afro-canadienne) et cofondatrice du collectif de recherche Black Art Histories Montreal. Son approche prend forme à travers la recherche-création et la recherche collaborative, fusionnant histoire orale et recherche archivistique pour faciliter la transmission intergénérationnelle des connaissances. Avec un intérêt particulier pour la diaspora haïtienne, elle se concentre sur la récupération, la préservation et la diffusion de l’héritage des artistes visuel·les afro-descendant·es qui ont été et continuent d’être actives et actifs à Tiohtiá:ke/Mooniyang/Montréal.
Liens vers les articles cités : Eddy Firmin eunice bélidor Ariane De Blois