Peurs rationnelles et irrationnelles à l’ère des fondamentalismes religieux

Lanfranco Aceti
Lanfranco Aceti, Hand Made Censorship, 2007.
photo : © Lanfranco Aceti

Je ne dois pas avoir peur.
La peur tue l’esprit.
La peur est la petite mort qui mène à
l’oblitération totale.
J’affronterai ma peur.
Je la laisserai me renverser et me traverser.
Et quand elle sera passée, je sonderai à
l’intérieur de moi pour voir son parcours.
Là où la peur sera passée, il n’y aura plus rien.
Moi seul resterai.

Frank Herbert1 1 - Frank Herbert, Dune, New York, G. P. Putnam’s Sons, 1965, p. 8. [Notre traduction.]

En tête de nombreuses peurs figure la hantise de se retrouver sur une liste noire pour avoir exprimé des sentiments anticléricaux. Puis vient celle d’être violemment agressé et tué par des fanatiques appartenant à des groupes religieux qui envisagent la censure des arts comme moyen de détruire l’identité culturelle d’une société ­laïque et ­multiculturelle. À cela il faut ajouter la peur d’être agressé par les ­fascistes moralisateurs du multiculturalisme, non  moins ­dangereux que n’importe quels autres fondamentalistes animés par une ­idéologie ou une foi ­intolérante. Il y a la crainte des agressions électroniques tout aussi brutales que les attaques réelles. Puis il y a la peur ­d’indisposer les ­commissaires d’exposition, les mécènes, les universitaires, les ­éditeurs, les amis et la famille. Enfin, il y a la peur pour sa propre ­sécurité et pour celle de ses proches, qu’il s’agisse de relations de ­travail ou des membres de sa famille.

Ce n’est qu’après avoir géré toutes ces peurs qu’il est éventuellement possible de trouver un espace dans lequel on peut élaborer et inscrire une œuvre d’art. 

Mais d’autres peurs apparaissent alors. L’œuvre est-elle trop ­timide, se plie-t-elle à la pression de la censure ? Des démarches éthiques et artistiques ont-elles été compromises par les obligatoires processus de négociation nécessaires au respect de la sensibilité de communautés religieuses intolérantes qui ne reconnaissent ni la liberté ­d’expression ni la liberté de pensée dans une démarche menant à la création ­d’images et d’œuvres reflétant les conflits de la société ­contemporaine ? La ­capitulation servile devant une idéologie multiculturelle devenue elle-même facteur de divisions n’est-elle pas l’affirmation ­compromettante d’un art n’exerçant pas son droit à la critique sociale ? Est-il suffisant de se cacher derrière un processus critique débarrassé de tout élément social ou clérical pour véhiculer un message déconcertant de peur, d’instabilité, de censure et d’autocensure, dévorant à la fois la production artistique et l’identité de l’artiste qui se fonde sur des ­principes de ­libertés laïques ?

En tant qu’artiste et universitaire opérant à Londres, intéressé par les conflits entre la mondialisation et les communautés locales, ma réponse à toutes ces questions, doutes et peurs est celle-ci : le silence.

Mais ce silence est fait de problématiques complexes et d’œuvres qui n’ont jamais eu lieu. C’est un silence qui s’appuie sur un ensemble de hurlements qui, en termes historiques aussi bien qu’à l’heure actuelle, se sont élevés contre le révisionnisme historique pour re-contextualiser le rôle que les applications violentes de dogmes religieux ont joué et jouent encore dans nos sociétés.

Le présent article porte sur la question de la violence religieuse et de la censure, et sur leurs relations avec l’expression artistique. Le 21e siècle a ranimé la peur du fanatisme religieux, rognant ainsi les ­structures laïques et pacifiques de la société contemporaine dans laquelle des groupes minoritaires tentent de construire un nouveau mode de compréhension de la diversité et des pratiques artistiques et culturelles en tant qu’expressions de l’acceptation des différences, bien au-delà des considérations de race, de religion ou de genre. Ce processus de mondialisation laïque laissait entrevoir l’émergence d’une nouvelle génération pacifique, mondialisée et socialement intégrée, dépassant les barrières des particularismes culturels.

Creuset traditionnel de divers idéologies et groupes religieux, Londres est le territoire de cette réflexion artistique personnelle sur la nature des débats actuels autour de la censure religieuse par les groupes religieux. Dans ce contexte, comment les artistes laïques perçoivent-ils la foi et la révélation ?

La peur rationnelle ou irrationnelle des laïques n’est pas fondée sur un ostracisme vis-à-vis de telle ou telle croyance, mais sur ­l’impossibilité d’un dialogue entre non-croyants d’une part, et fidèles et fanatiques de l’autre. Ces derniers, en particulier, aveuglés par la lumière de Dieu, sont soumis à des doctrines religieuses, et sourds aux lois et à la raison humaines. On peut craindre que la confrontation contemporaine entre croyants et laïques ne devienne une prophétie se réalisant d’elle-même sous l’effet de la peur, ce qui aurait pour conséquence de radicaliser à la fois l’État laïque (ou du moins ce qu’il en reste) et ses équivalents ­religieux. 

L’approche britannique, en générant une confusion de fond entre religion et race, a créé un champ de mines dans lequel toute critique religieuse devient une critique raciale. La liberté d’expression artistique est devenue la première victime de ce nouveau dispositif qui a créé une société où l’art est censuré et s’autocensure. Dans la société ­britannique, l’apaisement des groupes religieux fondamentalistes par crainte de représailles violentes semble une politique qui, depuis l’affaire Salman Rushdie, prend de l’ampleur. Les différences entre l’anoblissement ­d’Iqbal Sacranie et les réactions récentes à celui de Salman Rushdie sont les tout derniers exemples d’une série d’arguments fallacieux utilisés pour justifier un retrait dans la défense des valeurs démocratiques. 

Ici, d’autres peurs apparaissent, à savoir que les forces des ­démocraties occidentales s’affaiblissent et que les groupes ­religieux ­conservateurs exploitent cette faiblesse en rognant les règles de ­discussion pacifique sur la place publique. La peur est que cette ­poussée du fanatisme religieux puisse créer des groupes fanatiques et ­extrémistes au sein de chaque religion, et que tôt ou tard, après être venus à bout de la société laïque, ils en viennent à se combattre entre eux pour la suprématie de leurs dieux. 

L’idée qu’un centre de conditionnement physique situé à côté d’une synagogue à Montréal doive être soustrait à la vue parce qu’il offense les fidèles, en particulier leurs enfants, est aussi ridicule que l’idée de cacher la synagogue et ses fidèles parce qu’ils offenseraient la sensibilité laïque de quiconque. Qu’arriverait-il alors si l’on faisait du jogging autour de la synagogue, en petite tenue de Lycra ? Cela aussi serait-il offensant ? Pourrait-on alors organiser un événement artistique synchronisé avec une foule en vêtements de Lycra sillonnant les rues autour de la synagogue ? La question qu’il faut se poser est la suivante : pourquoi les défenseurs des droits démocratiques et les usagers du centre de conditionnement ne se sont-ils pas promenés dans leurs « accoutrements obscènes » pour un échauffement autour de la synagogue avant d’entamer leur entraînement ? Quelques minutes de course à pied pour conserver à la fois la forme et la démocratie. Bien qu’une pétition initiée par Renée Lavaillante ait ramené les vitres transparentes mais équipées de stores à la salle d’entraînement, ces formes religieuses de participation sociale déconnectée et agressive font craindre un manque d’engagement démocratique et de respect réciproque des droits entre groupes sociaux. 

Lanfranco Aceti, Closed to the Public, 2007.
photo : © Lanfranco Aceti

Le problème est donc de savoir pourquoi l’art est censuré, et ­pourquoi il a été le premier élément des démocraties laïques à être ­attaqué. L’art représente des identités visuelles collectives, et en ­attaquant l’art, que ce soit la littérature ou les arts visuels, en ­restreignant leur liberté, ce sont les libertés fondamentales qui sont attaquées alors même qu’elles ont été conquises au prix d’innombrables morts et sacrifices tout au long de l’histoire pour libérer les hommes et les femmes des injonctions morales des dogmes religieux. 

La censure de John Latham à la Tate Britain n’est qu’un exemple parmi de nombreux actes de censure qui ont empoisonné la société ­britannique depuis l’attaque de 1989 contre Salman Rushdie, et qui ont été justifiés par l’intention de ne pas nuire à l’ordre public. Cette ­approche est révélatrice d’une lâcheté qui, j’en ai bien peur, s’est ­insinuée dans le système et qui, maintenant qu’elle s’y est établie, est en train de rogner les droits fondamentaux et, de façon plus importante, la conscience esthétique individuelle et collective. C’est une approche prudente qui semble peu sensée, même en ce qui concerne les groupes religieux les plus radicaux.

« Je ne sais pas quels mécanismes de pensée avaient cours à la Tate, mais je m’inquiète des signes que ceux-ci envoient à un moment où nous voyons la liberté d’expression significativement menacée. Je pense qu’après le 7 juillet 2005 nous avons plus que jamais besoin de ce genre ­d’expression artistique et politique, de ces discours et de ces désaccords, et c’est pourquoi c’est inquiétant. Trois livres saints dans un morceau de verre vont-ils inciter à la controverse2 2 - David Smith, « Artist Hits at Tate “Cowards” over Ban: Fears of Religious Extremists Spur Gallery to Shelve Sculpture of Coran Embedded in Glass », Londres, The Guardian, 25 septembre 2005, http://arts.guardian.co.uk/0.11711.1577890.00.html (consulté le 20 juillet 2007). [Notre traduction.] ? »

Quand les artistes tentent de critiquer et de remettre en cause dans leur pratique une quelconque forme de croyance religieuse, ils ont droit à des refus polis et lâchement silencieux ou à des expressions d’horreur de la part des commissaires d’expositions, des galeristes, des éditeurs et des universitaires.

Il y a la peur que les gens qui plaident en faveur d’une société ­différente et plus pacifique soient ostracisés, comme Cassandre, quand ils prennent position pour une interprétation nouvelle et différente du concept de culture, qui doit s’inscrire dans le respect des droits humains fondamentaux tels que le droit à la vie, et ce de façon absolue et indépendante de toute restriction liée à une croyance ou à une culture. 

Mais la principale peur est qu’il ne reste que peu de place pour des espaces d’engagement, de dialogue respectueux et de ­discussions ­sensées, puisqu’ils sont coincés entre des applications fascistes des révélations religieuses, des dogmes multiculturels et l’envie de ­renoncer à certaines libertés pour qu’un État de plus en plus militarisé puisse exercer son contrôle sur les fanatiques. Il y a aussi la peur que les ­ruptures culturelles deviennent totales, générant un discours en termes de « eux » et « nous », de fidèles et de laïques, d’occident et d’orient, de fanatiques fascistes et de fanatiques multiculturels. La peur suivante est que, dans ce contexte, il y ait une stratégie cachée visant à éroder l’espace laïque et qu’une fois que les laïques et les groupes les plus modérés et les plus sensés auront été défaits et réduits au silence, s’ensuivra une bataille sanglante entre religions pour le contrôle de ce qui aura peut-être été par le passé un espace public pacifique et laïque. La peur finale est qu’il y ait une impossibilité de discuter librement de ces questions, dans l’art ou dans n’importe quel autre champ, et que les libertés laïques et démocratiques aient déjà été altérées. 

Et si toutes les peurs énumérées dans cet article sont irrationnelles, il y a alors la peur qu’une machine de propagande n’ait déjà pris la réalité en otage, et ne l’ait remplacée par un simulacre de conflit qui s’enracine et devient dès lors réel de par sa propre prophétie. 

Je crains que ces fanatiques religieux et politiques, quelle que soit leur espèce religieuse ou politique, qui attendent le Royaume des Cieux sur terre ou l’utopie parfaite et qui ont tellement bien soigné leurs âmes et leurs idéologies, ressentent maintenant le besoin de sauver tous les autres de force, par la violence et le meurtre (c’est une tradition ­historique commune à tous les fanatismes religieux et politiques).

Il existe la peur irrationnelle que le spectre de moralité religieuse, de croyances et de comportements imposés pour que l’État ne devienne pas moralement impur, ne fasse un retour en force. Il y a la peur que certains comportements soient condamnés et que la voie démocratique de la société soit mise en pièces par des moralités religieuses soutenues par la violence. Une autre peur est qu’il devienne de plus en plus difficile, dans une société où la participation à la défense de la vie démocratique et de ses idéaux semble décliner, de trouver des façons pacifiques de subvertir les messages de violence, de confrontation et de haine. D’où la question : quel est le rôle de l’artiste dans tout cela ? Ce rôle se ­limite-t-il à la documentation ? Et qu’incombe-t-il à l’artiste de documenter : le processus de censure et d’autocensure ?

Ma peur est que nulle récompense ou personne ne m’attende dans le Royaume des Cieux. Ma peur est que les dieux ne soient pas tous multiculturels mais, en fait, racistes et qu’ils discriminent autant, sinon plus, que leurs représentants sur terre.

Une forte peur se dresse, une peur du ridicule et du sarcasme, une peur qui s’abattrait non pas sur moi mais sur tous ces prêtres, tous ces hommes pieux et religieux prêts à tuer pour leurs croyances respectives, ces hommes moralement violents au nom de Dieu. Et s’ils avaient un prix à payer pour partager la lumière de Dieu ? Et si Dieu, lui aussi, était homosexuel ?

Et, non, je n’aurais peut-être pas dû écrire cet article. Mais la peur est disparue en même temps que Dieu et, moi, je suis toujours ici.

[Traduit de l’anglais par Hervé Roelants]

Lanfranco Aceti, Lanfranco Aceti
Cet article parait également dans le numéro 62 - Peur II
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