Trait d’union, du fleuve à la rivière, exposition présentée par Loly Darcel en 2004 à la galerie Optica, à Montréal, marque le temps présent à l’intérieur de l’imperceptible distance comprise entre deux limites. Les rives opposées de l’île de Montréal servent d’enceinte physique à l’oeuvre, de point de départ et de point d’arrivée. En parcourant l’île dans le sens de la largeur et en marchant pendant toute la durée de l’exposition, Loly Darcel marie les limites et les infinis, apparente contradiction contenue ici dans une action constituée par une succession de pas. Et, comme dans la plupart des cas où il est question de fin, la distance n’est pas fixe, et la destination semble plus proche ou plus lointaine selon la façon dont elle est perçue à différents moments.

L’exposition comprend peu de choses à part un grand écran suspendu au plafond, au milieu de la salle. Une image est projetée au recto et au verso de l’écran; d’un côté, un banc a été installé, rendant l’espace plus confortable, tandis que de l’autre, le spectateur doit emprunter un passage plus étroit. Sur l’écran, deux images se rencontrent. D’abord dissimulée derrière une colonne de la galerie, l’artiste marche sur place à côté de l’écran, qui lui restera jumelé tout au long d’une distance considérable. Au début, nous la voyons de dos, et son visage est caché, mais sur l’écran, à côté d’elle, nous voyons ce qu’elle voit ou du moins ce qu’elle a vu lorsqu’elle a marché d’un bout à l’autre de l’île de Montréal en captant les images de son parcours.

Sur le premier écran, celui que nous apercevons en pénétrant dans la galerie, une image vidéo est projetée, vue intégrale et en temps réel d’un parcours le long du boulevard Saint-Laurent s’échelonnant de l’extrémité sud de l’île de Montréal, Québec, jusqu’à la rive nord – une distance d’environ 11 kilomètres. Sur les images cahotantes qui défilent à l’écran, on voit des rues, des terrains occupés ou vacants, des personnes qui prennent part sans le savoir à la performance – bref, le monde environnant, dont il serait impossible de transporter les diverses composantes ici, dans cet espace constitué de quatre murs blancs et doté d’une porte s’ouvrant sur l’extérieur.

Dans le document visuel, des changements se produisent, et certaines différences ne deviennent apparentes qu’avec le temps. Le cadre produit un événement caractérisé par un ordre et une durée fixes. Le spectateur, témoin de ce périple, est invité à se reposer quelque temps sur le banc, pendant que l’artiste, vue de dos, chemine simultanément, juxtaposée à l’image, à la fois proche et lointaine. Elle marche aux côtés d’une présence suggérée, et le point de vue capté sur ruban constitue une position que le spectateur peut adopter, un endroit où il peut s’immiscer. Sans avancer, l’artiste poursuit son chemin. À cette étape, elle tourne le dos au spectateur; elle n’est pas entièrement en prestation, et il ne s’agit pas tout à fait d’une performance. En raison de la durée de l’exposition, et du fait que l’image est double, le spectateur perd de vue le caractère performatif de l’action exécutée par l’artiste et en vient presque à considérer les projections comme deux documents distincts. L’action de l’artiste – marcher – est si familière qu’elle pourrait presque se fondre dans l’invisibilité du quotidien. Proximité et environnement immédiat constituent deux espaces très différents : ici et maintenant et, en même temps, le contraire.

Il faudrait probablement préciser que si l’on s’en tient aux définitions générales de la performance, l’action à laquelle s’adonne l’artiste dans le cadre de l’exposition constitue assurément une performance. Mais à l’intérieur de cette vaste catégorie, l’idée de performance – l’artiste exécutant une action dans le cadre d’une exposition – peut changer et suggérer quelque chose de plus ou moins performatif. Ainsi, à ce stade de l’exposition, l’action de l’artiste est moins performative. Cette oeuvre présente un grand intérêt dans la mesure où elle s’inscrit dans un dialogue sur les limites perçues et réelles, sur ce qui peut sembler proche ou lointain selon le point de vue. «Pas tout à fait une performance» : voilà qui est loin de pouvoir s’appliquer à ce que voit le spectateur à partir de l’autre côté de la galerie, où l’activité soutenue de l’artiste, plus visible, possède d’emblée un caractère plus performatif. Alors que cette dichotomie entre plus et moins prend forme pour le spectateur dans ces deux moments, elle est en même temps brisée. Ce n’est que la perspective qui change : l’artiste n’a pas bougé et occupe les deux positions, tantôt presque invisible, et tantôt plus grande que nature.

Bien que très familier, le geste consistant à marcher d’un endroit à un autre tout en n’allant nulle part acquiert ici, en tant que document et qu’action répétée tous les jours, une complexité qui ne saurait être sous-estimée. La distance qui sépare un côté de l’île de Montréal de l’autre est longue, et le parcours n’est pas particulièrement pittoresque dans le sens conventionnel du terme. Si la destination importait, on pourrait certainement s’y rendre par d’autres moyens. Ainsi, le départ et l’arrivée forment la structure de l’oeuvre, tout en laissant place à l’inattendu – pensées, regards, gestes.

L’image projetée est un document vidéo relatant une action, un parcours entre une limite et une autre, mais elle constitue aussi un cadre qui inclut certaines choses et en exclut d’autres. Si ce processus de sélection est pratiquement toujours à l’oeuvre lorsqu’il est question de regard, le couplage de Darcel et de l’image projetée – une structure anonyme superposée à une expérience individuelle –, où l’artiste est dénuée de contexte (dans la mesure où une galerie d’art peut être considérée comme une absence de contexte) et l’image de personnage (c’est-à-dire un personnage qui s’inscrirait dans la trajectoire d’une intrigue, d’une action et d’un suspense), suggère que la perspective de l’une s’établit au profit ou au détriment de l’autre. L’inclusion d’un document en temps réel décrivant un parcours à pied et d’une action similaire exécutée simultanément par l’artiste elle-même dans la galerie vient compliquer la prétendue simplicité de l’acte consistant à marcher en ligne droite d’une extrémité à une autre. Elle introduit aussi une confusion dans notre compréhension du «réel», lequel, ici, est à la fois une activité qui se produit vraiment et l’authentification d’une activité autre. Les deux présences parcourent la même distance tous les jours, mais alors que l’une se propulse vers l’avant, l’autre se dirige dans une autre direction : peut-être vers l’intérieur ou selon une trajectoire verticale, vers le haut ou vers le bas.

Pour clarifier, précisons que «deux» renvoie ici à une présence duelle : celle que suggère cependant le parcours capté sur bande vidéo et celle de la marcheuse à l’intérieur de la galerie. Or, dans l’oeuvre de Loly Darcel, il est impossible de les séparer de manière définitive. L’artiste occupe les deux positions, qui n’en constituent en fait qu’une seule. Considérées séparément, chacune est un document incomplet relatant une action; mais ensemble, elles révèlent quelque chose d’autre sur l’expérience. La présence des deux engendre une sorte de perspective dédoublée, comme si on voyait double ou qu’on regardait en arrière ou de nouveau, le regard plein de nostalgie, ou encore qu’on considérait le passé à partir du présent, décalage marquant la distance entre ici et maintenant. Le rapport entre la marcheuse et le document visuel pourrait s’expliquer de bien des façons : une personne qui repense à ses souvenirs, ou qui vit quelque chose à travers les yeux d’une autre, par exemple. Jour après jour, de l’ouverture à la fermeture de la galerie, regard et point de vue, performance et projection engendrent, en tandem, un processus apparemment infini de répétitions constitué d’actions qui, comme toutes les actions réitérées, se ressemblent tout en étant différentes. Deux corps, un corps, vus et suggérés à travers un cadre : pratique et réflexion sont rendues évidentes par une association gestuelle.

À un certain moment, le son change, et le bruit ambiant du boulevard Saint-Laurent cède la place au vrombissement des bateaux à moteur et au silence tranquille d’une étendue d’eau. L’image qui apparaît au verso de l’écran est celle de la rive opposée de l’île. Il s’agit aussi d’une simple image de l’horizon, où l’eau et le ciel se rencontrent. Ici encore, nous avons un autre point de vue, qui cette fois-ci est dirigé vers le début du parcours, traçant du regard une ligne droite, un trait d’union visuel reliant un côté de l’île à l’autre. Dans ce panorama statique, la destination du regard est interrompue par l’obscurité de l’horizon, et la simplicité du parcours d’ici à là-bas se complique au point de rencontre entre l’eau et le ciel. Ainsi, le parcours d’un côté à l’autre de l’île – la marche sur place – tend vers une destination qui n’est ni proche ni loin. C’est comme si la distance d’une limite à l’autre était plus grande qu’on l’aurait cru, et en même temps plus petite. Selon l’endroit où l’on se place, la marcheuse qui évolue à côté de la projection semble juste sur le point d’arriver ou venir à peine de partir. Projetées recto verso et séparées par la largeur de l’écran, les deux images restent malgré tout séparées par une distance d’une intangible immensité.

L’artiste se promène entre deux espaces séparés l’un de l’autre par une distance indicible. Chacune des rives définit un entre-deux, un troisième espace impossible à situer géographiquement. Dans cet espace décalé, l’artiste pivote sur une ligne qui sépare l’anonymat de la sociabilité. Vue de dos, elle ne s’éloigne pas mais tend plutôt vers quelque chose, spectacle construit comme un non-spectacle, ses pas marquant le temps et la distance sur une surface à la profondeur ambiguë. Vue de devant, face à face, elle reconnaît notre présence et poursuit sa performance. De face, c’est l’humilité et la fragilité d’un corps en mouvement qui ressortent. Le spectacle de l’effort physique, de la dislocation, de l’entre-deux, est implicite dans cet instant de reconnaissance. Et c’est là que le spectateur pénètre à l’intérieur du cadre. Il choisit bien sûr sa propre action; il peut se joindre à l’artiste pendant quelque temps et marcher à ses côtés, ou parler avec elle de ce que suscite en lui chaque moment pris individuellement. Il peut aussi observer et maintenir la relation prescrite entre artiste et spectateur. C’est à ce moment-là, dans la simplicité de la reconnaissance, que le spectateur prend conscience de ses propres actions.

Il y a un autre point dans l’espace et dans le temps où survient un effet de pivot : il se produit le long d’un trait d’union, lequel constitue une ligne de jonction, un signe de ponctuation servant à relier ou à diviser. Le fait de marcher d’un côté de l’écran à l’autre, ce qui, dans cet environnement, équivaut à circonscrire l’île, provoque un affaissement de l’espace entre les deux rives. L’artiste n’a pas bougé : elle est sur le point d’arriver ou vient de partir, selon la position du spectateur. Et le parcours dure le temps qu’il dure : cinq heures pour traverser l’île, cinq heures pour parcourir moins de deux centimètres; quand le spectateur passe d’un côté de l’écran à l’autre, sa perception de la distance change. À tout moment, la destination se rapproche en même temps qu’elle s’éloigne. Si, d’une part, le début et la fin sont clairement définis géographiquement, d’autre part, l’action exécutée chaque jour à côté d’un document suggérant cette même action ne peut avoir de fin. Anticipatoire et répétitif, chaque pas accompli vers la destination marque un présent infini.

Certaines choses n’ont pas de fin. Bien sûr, les gens sont attirés ou déroutés pour des raisons différentes, mais il est certain que pour chacun d’entre nous, il y a des choses qui durent indéfiniment. L’artiste possède sa propre éternité, située avec précision ou non, mais ici rendue abstraite par l’action de placer un pied devant l’autre. Chaque pas révèle un présent infini résidant dans un maintenant prolongé ou peut-être dans une potentialité d’action. Le parcours à pied d’un côté à l’autre d’une île marque une aspiration ou du moins l’idée d’une finalité, mais c’est la marche sur place et sa répétition quotidienne qui le place hors de portée et qui le situe à l’extérieur d’une trame narrative comportant un début, un milieu et une fin. La marche crée un espace qui ne se prête à aucune conclusion. Il s’agit de moments, de lieux : aucun n’est stabilisé au moyen des structures traditionnelles de la narration, qui servent généralement à donner un sens aux moments et aux lieux. En tant qu’action, elle persiste à s’inscrire dans le moment présent. Sa répétition quotidienne pourrait se multiplier à l’infini. Encore et encore, et ainsi de suite. Le temps passé est encore à venir, et chaque instant se prolonge suffisamment longtemps pour qu’il soit possible de tout expérimenter.

Cet espace, comme c’est presque toujours le cas, est construit : une enceinte délimitée par un cadre, malgré son immensité. Dans cette oeuvre, Loly Darcel cherche à évoquer des limites immédiates et multiples. Le cadre sert de point de départ et de point d’arrivée, et la profondeur de la surface vient compliquer la clarté du geste consistant à marcher en ligne droite d’une extrémité à une autre. La distance entre les deux côtés n’est pas nécessairement fixe, et le chemin qui se déploie devant ne mène pas nécessairement à une destination. Dans cette oeuvre, les fins sont singulières, parce qu’elles établissent un espace qui reste non défini, à partir duquel l’artiste perçoit une limite. En un sens, le dédoublement engendre des espaces à la fois définis et non définis, qui introduisent une distinction entre l’artiste et ce qu’elle suggère. Il crée aussi un autre espace ou du moins l’expérience d’un espace, où la stase et le mouvement sont relatifs, où le temps est à la fois abrégé et étiré. C’est un espace marqué par la perception, qui est aussi volumineux et aussi petit, aussi long et aussi bref que nécessaire. Au milieu des choses, Loly Darcel met un pied devant l’autre.

[Traduction : Isabelle Chagnon]

Loly Darcel, Sarah Greig
Cet article parait également dans le numéro 54 - Dérives
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