Undetectable_Kia LaBeija
Kia LaBeija #undetectable, 2016.
Photo : permission de PosterVirus

Les affiches de PosterVirus : vues de la rue

Adam Barbu
L’histoire du VIH/sida est encore profondément enracinée dans le problème de la signification culturelle. Et la réflexion sur ce sujet complexe, souvent glissant, ne peut se limiter à des aspects médicaux comme la contagion par le virus et la vie qui s’ensuit. Nous devons également tenir compte des codes visuels et verbaux qui se sont répandus dans la culture populaire et qui influencent notre façon d’appréhender le virus lui-même. Au début des années 1980, dans les premiers temps de la crise du sida, l’angoisse collective concernant le risque d’infection s’est trouvée amplifiée par certaines pratiques signifiantes qui présentaient les corps homos comme de pervers objets de répulsion1 1 - Simon Watney, « In Purgatory: The Work of Felix Gonzalez-Torres », dans Julie Ault (dir.), Felix Gonzalez-Torres, New York et Göttingen, Steidldangin, 2006, p. 336..

À son tour, le signifiant « sida » est devenu un vecteur de stigmatisation et de violence politique, ce qui, d’après Susan Sontag, a donné lieu à une crise de la représentation et au « combat mené pour la propriété rhétorique de la maladie2 2 - Susan Sontag, « Le sida et ses métaphores », La maladie comme métaphore : le sida et ses métaphores, Christian Bourgois, 2009, p. 230. ». Selon cette auteure, si l’on entend modifier radicalement la relation de notre société avec le VIH/sida, il faut montrer au grand jour, critiquer, faire subir un feu nourri et épuiser3 3 - Ibid., p. 231. ces structures de sens.

C’est dans cette perspective que les artistes et les producteurs de culture ont commencé à monter des actions politiques directes contre la crise. En particulier, certains regroupements de commissaires activistes, tel Gran Fury, le collectif d’artistes rattaché à ACT UP (AIDS Coalition to Unleash Power), ont créé des œuvres publiques qui brouillent la frontière entre l’art et le militantisme. Connu surtout pour des affiches désormais iconiques comme Silence = Death (1987) et The Government Has Blood on Its Hands (1988), Gran Fury a combattu la rhétorique répandue de la peur et de l’anxiété en produisant des œuvres qui illustrent la solidarité, la force et l’action collective. Celles-ci ont d’abord été diffusées massivement par un affichage illégal à la colle de farine, et plus tard par des interventions stratégiques dans des espaces publicitaires publics. Ces interventions contrastent nettement avec les réactions d’autres artistes à la crise, centrées plutôt sur les symboles du souvenir et du rappel : ainsi de la série documentaire de photos en noir et blanc, bouleversantes, de Nicholas Nixon, People With AIDS (1986), et du projet d’art public AIDS Memorial Quilt (1987), une courtepointe de documents d’archives composée de plus de 48 000 panneaux et dédiée aux personnes mortes d’une maladie liée au sida. Comme le souligne Gran Fury, aussi réconfortant et exutoire que puisse être ce mode de représentation, sa popularité et son actualité culturelle « dénotent une forme de complicité des individus, des organismes de lutte contre le VIH et de notre gouvernement à toujours renvoyer ailleurs la responsabilité du sida4 4 - Gran Fury, « Good Luck… Miss You », ACT UP, 1995, <bit.ly/2thUvRa>. ». Dans l’ensemble, le collectif rejette ce genre d’iconographie mélancolique et préfère répondre par de la propagande d’agitation, en imputant explicitement à la population civile et aux fonctionnaires complices la stigmatisation et la violence politique.

Love is the law, PosterVirus
FASTWÜRMS
LOVE IS THE LAW, 2016.
Photo : permission de PosterVirus

Au cours des trente dernières années, plusieurs commissaires ont adopté cette sensibilité agit-prop pour faire valoir leurs préoccupations (diversement configurées) concernant la société, la culture et la politique. S’inscrivant dans l’esprit de projets subversifs comme ceux de Gran Fury, PosterVirus est un groupe d’intervention formé de sympathisants d’AIDS Action Now!, l’un des organismes pionniers de la lutte contre le VIH/sida à Toronto. Chaque année, à l’occasion de l’évènement international A Day With (Out) Art organisé à la mémoire des victimes du sida, les commissaires Alexander McClelland et Jessica Whitbread invitent des artistes à créer des œuvres originales pour des affiches qui seront collées dans les rues de différentes villes canadiennes. Depuis ses débuts, en 2011, PosterVirus a imprimé plus de dix-mille affiches et collaboré avec trente-quatre artistes, dont Mikiki, John Greyson, Allyson Mitchell, Micah Lexier et Fastwürms. Commissaires et artistes créent ensemble ces installations publiques, manifestations politiques décomplexées aussi bien qu’expressions profondément personnelles de l’identité et de la mémoire culturelle.

Jessica Karuhanga_She had my mom’s complexion
Jessica Karuhanga
She had my mom’s complexion! She was the most mild mannered in our family, shy and quiet. It would take a lot to rattle her quiet disposition and in fact, I don’t think i ever heard her complain or whine! I mostly have memories of her as my little sister, who I would be protective of all the time! And for her part, once she loved she did so unreservedly!, 2016.
Photo : permission de PosterVirus

PosterVirus s’attaque à un fait troublant : nombre de personnes, sur la foi des percées médicales réalisées depuis les premières années de la crise du sida, tiennent pour acquis que le sida est chose du passé. En parallèle, le projet lutte contre l’idée fantasque selon laquelle il serait possible d’effacer les dommages subis et de retourner à l’époque d’avant la maladie – un sentiment exprimé fort adroitement par Vincent Chevalier dans sa contribution de 2013, sur laquelle on peut lire Your Nostalgia Is Killing Me (« Votre nostalgie me tue »). Pour aborder ces problèmes entrecroisés, les artistes participants s’attaquent aux postures culturelles et aux discours sur la santé publique qui continuent de marginaliser, de déshumaniser et d’effacer les personnes séropositives. Ils vont au-delà de la question de la stigmatisation sociale, aussi, en soulignant la réalité matérielle des problèmes politiques actuels, tels la criminalisation de la non-divulgation de la séropositivité, l’accès limité à des traitements abordables et l’impact disproportionné du virus sur les minorités et les communautés marginalisées.

La version 2016 de PosterVirus explore ces mouvements de manière abstraite aussi bien que littérale. Dans l’une des six affiches créées l’année dernière, Brendan Fernandes dispose, sur un fond coloré à motif de pilules et de roses, une bannière où l’on peut lire : In PrEP We Trust ? La disposition stratégique de la question évoque les espoirs et les doutes que l’on a fini par associer aux nouvelles méthodes de thérapie préventive, comme les prophylaxies pré- et postexposition (PrEP et PEP, en anglais). Avec #undetectable, Kia LaBeija s’en prend elle aussi aux conséquences sociales des avancées récentes dans le traitement du VIH. L’œuvre, constituée du portrait répété de l’artiste arborant lunettes de soleil et cheveux verts coiffés à la Marilyn Monroe, soulève la question de l’identité : celle de LaBeija, elle-même séropositive, mais porteuse d’une charge virale « indétectable », de sorte qu’elle n’est plus considérée comme contagieuse. Dans Dead Tired of Being So Bloody Positive, Shan Kelley envisage la question de l’identité dans une autre optique. Il a conçu une installation toute simple composée d’un bloc de bois éclairé à la chandelle sur lequel est inscrit un commentaire évoquant les attentes à l’égard des personnes atteintes du VIH, qui sont censées être conciliantes et se montrer optimistes en public. Les six artistes ont respecté cette organisation visuelle générale et créé leur œuvre à partir d’une image forte à laquelle se superpose un jeu de mots épineux, stratégiquement circulaire.

Shan Kelley_BloodyPositive
Shan Kelley
DEAD TIRED OF BEING SO BLOODY POSITIVE, 2016.
Photo : permission de PosterVirus
IN PrEP WE TRUST
Brendan Fernandes
IN PrEP WE TRUST?, 2016.
Photo : permission de PosterVirus

Plusieurs projets d’exposition majeurs, axés sur la question du VIH/sida et son manque de visibilité parmi les classiques de l’histoire de l’art occidental, ont ainsi fait surface – le plus remarquable étant la rétrospective collective itinérante Art AIDS America, présentée à l’origine au musée d’art de Tacoma, en 2015. Optant pour une autre trajectoire, McClelland et Whitbread balisent une approche différente du commissariat queer, une qui trahit délibérément l’acception habituelle du mot « queer » en tant que catégorie sexuelle stable, et de l’expression « commissariat d’exposition » en tant que pratique créative opérant strictement dans l’espace muséal. Cette approche « indisciplinée » de l’altercommissariat déborde du cadre des études lesbiennes et gaies et de l’histoire de l’art définie par l’université. Les commissaires ne se contentent pas d’insérer, dans l’espace du musée ou dans les manuels d’histoire de l’art, des œuvres créées par des personnes séropositives ou prenant ces personnes pour sujets. Cherchant à dépasser les lectures historiques de la politique identitaire, isolationnistes et assimilationnistes, le projet PosterVirus incarne une transition méthodologique d’importance dans les approches commissariales en s’éloignant de l’étude des « acteurs queers » pour se rapprocher des « actions queers » – dérangeantes, indomptées, antinormatives5 5 - Deborah P. Britzman, « Is There A Queer Pedagogy? Or, Stop Reading Straight », Educational Theory, vol.45, nº 2 (1995), p. 153..

Daryl Vocat_We Are Not Criminals
Daryl Vocat
We Are Not Criminals, 2011.
Photo : permission de PosterVirus

Suivant l’exemple de Gran Fury, les commissaires de PosterVirus sondent les fondements sociaux de ces mots et images soigneusement forgés qui ont le pouvoir de modeler les attitudes, les comportements et les réactions6 6 - Gran Fury, op. cit.. L’un des objectifs centraux du projet, par conséquent, est de troubler l’ordre visuel des rues de la ville en sabotant les mots et les images investis de cette forme d’autorité culturelle. Du point de vue de McClelland et de Whitbread, ce processus de sabotage est fondé sur une reformulation des dimensions relationnelles sociales et spatiales du « spectatoriat d’art ». Les affiches installées se comprennent alors comme des sites dynamiques, productifs, où les images confrontent les passants à certaines vérités inconfortables et gênantes concernant la sociopolitique du VIH – le constat médical que nous ne lui connaissons toujours pas de remède et, plus encore, le fait que notre société continue d’exercer certaines formes de violence contre les personnes séropositives. Dans cet état de coexistence et de coexposition, la rue se déploie comme une toile de fond ouverte, non conquise, où s’établissent des relations dérangeantes et où l’imaginaire collectif subit la contamination de ce message tranchant : notre société est tout sauf postsida.

Traduit de l’anglais par Sophie Chisogne

Adam Barbu, Brendan Fernandes, Daryl Vocat, FASTWÜRMS, Jessica Karuhanga, Kia LaBeija, Shan Kelley
Adam Barbu, Brendan Fernandes, Daryl Vocat, FASTWÜRMS, Jessica Karuhanga, Kia LaBeija, Shan Kelley
Cet article parait également dans le numéro 91 - LGBT+
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