Tout se passe aujourd’hui comme si la vérité et l’authenticité se ­terraient dans le passé ou le lointain, rarement dans l’ici et le ­maintenant. La vraie vie, les valeurs authentiques semblent désormais ne nous être accessibles que par le détour de cette fascination qu’exercent sur nous le passé (et notre propre histoire, celle de nos aïeux, plus que celle des civilisations d’ailleurs) et l’exotisme (un exotisme qui correspond à nos archétypes du bon sauvage plutôt que la figure de l’étranger). Car derrière le dépaysement que recherchent les touristes se trame ce même fantasme stéréotypé et exotique de l’authenticité que l’on espère retrouver dans la parole et les gestes des anciens ou des gens du pays. L’industrie du tourisme, forcément culturel, veille à ce que soit respectée la conformité de l’autochtone avec sa représentation commune. Le regard touristique est nourri de clichés et de fantasmes : ceux de la vie de nos aïeux ou de la vie au grand air, et participe de ce que j’appelle le syndrome patrimonial qui correspond à la muséalisation et à l’esthétisation du monde en général, et de nos mondes de vie en particulier. Le tourisme représente donc, pour moi, cette propension de l’homme moderne – cet homo touristicus – à devenir le touriste de sa propre culture, le visiteur de sa propre mémoire, le spectateur de sa propre existence.

Les premières mesures conservatoires du patrimoine ont été ­prises dans l’urgence et par décret, sous la Révolution française, afin de protéger et de préserver les monuments, les trésors, les collections qui avaient appartenu à la noblesse et au clergé de l’Ancien Régime et qui se ­trouvaient menacés de destruction par le zèle iconoclaste de ceux que l’abbé Grégoire qualifiait de Vandales – d’où vient le concept de ­vandalisme qui nous est resté. Aujourd’hui, la signification même de l’action patrimoniale, qui est devenue un impératif catégorique sous le coup du devoir de mémoire et une entreprise administrative aux enjeux politiques et économiques considérables, a radicalement changé, au point qu’on en viendrait presque plutôt à s’inquiéter de savoir si l’on est encore capable de s’imaginer un futur, voire de vivre le présent sans regarder dans les rétroviseurs de l’histoire ou de se reconnaître dans la mémoire des musées.

Il me paraît symptomatique que le mot d’ordre de notre ère de la modernité avancée, que l’on qualifie parfois non sans raison de ­postmoderne et aussi d’antimoderne, soit la quête de ­l’authenticité. Adorno, entre autres, n’a manqué de dénoncer ce qu’il qualifiait de ­jargon de l’authenticité caractéristique d’un certain courant de pensée ­existentialiste – et tout particulièrement la pensée de Heidegger – qui emprunte à la nostalgie de l’origine, de l’archaïque, mais aussi au mythe de la pureté et de l’incorruptibilité, dont on sait à quelles dérives elles peuvent mener sur le plan politique. Cette quête de l’authenticité ­semble constituer le pendant de ce désenchantement du monde ­moderne ­prophétisé par Max Weber, la contrepartie de ce que les sociologues qualifient parfois de perte de repères ou d’estompement de la norme. Face à ses incertitudes identitaires, à son sentiment d’impuissance face à la marche du monde, à son désarroi face à un destin dont le sens et la maîtrise semblent lui échapper, l’individu moderne se tournerait vers toutes sortes de savoirs et de pratiques sensés le rassurer sur ce qu’il est (à l’instar de Gauguin réfugié à Tahiti qui se demande « D’où venons nous ? Que sommes nous ? Où allons nous ? »), en s’interrogeant et en se replongeant dans le monde nostalgique de son enfance (pour les uns, les vacances à la plage ou à la campagne, pour les autres les salles de cinéma), et plus loin encore dans le monde fantasmé de ses origines. D’où le succès massif auprès des classes moyennes, dans tout le monde industrialisé, de la psychanalyse – ce voyage initiatique aux sources de son identité, de la généalogie – qui n’est plus réservée désormais aux aristocrates désireux de garantir leurs quartiers de noblesse –, ou encore de la brocante, des recettes de grand-mère, du folklore et de la restauration, des commémorations et des musées. 

La muséomanie actuelle participe aussi de cet amour de l’ancien, plus que de l’antique et satisfait en nous un sentiment de l’histoire qui n’est autre qu’un exotisme de l’histoire. Car le musée a incontestablement contribué à instituer le « culte de l’histoire » qui convertit la culture vivante en patrimoine. Contrairement à la Renaissance où la ­redécouverte de l’Antiquité était motivée par la soif de ­connaissances libérée des carcans dogmatiques de l’époque, ou encore aux Encyclopédistes pour qui l’inventaire de la diversité et de la richesse des pratiques ­humaines n’avait d’autres justifications que l’invention et le progrès, ce ne ­semble plus être la curiosité (rappelons que les cabinets de curiosité ont ­préfiguré les musées modernes) ni même le sens de l’histoire (fût-elle l’histoire ­officielle que raconte la mise en ordre du monde proposée par le musée), mais bien la pure et simple nostalgie du passé, qui donne sens à cet inventaire patrimonial, comme l’atteste le « culte moderne des monuments », pour reprendre le titre du célèbre essai d’Alois Riegl (­historien viennois dont les travaux sur la mémoire historique ne sont pas sans rappeler ceux de son compatriote et contemporain Sigmund Freud). Riegl distinguait entre le mémorial (monumentum), création ­délibérée dont la destination ­mémorielle est assumée a priori, et le monument historique investi a posteriori d’une valeur de témoignage historique, soit d’une « valeur d’ancienneté » mémorielle et ­patrimoniale, sans qu’il ait été conçu avec cette intention. Riegl attribue ce culte moderne rendu aux édifices sur lesquels a passé le temps à un sentiment « vaguement esthétique », à une mélancolie du passé. Le développement du tourisme culturel, depuis le 18e siècle au moins, s’alimente indéniablement à cette source sentimentale. Car le temps qui nimbe les œuvres et nous les rend si étrangement intimes n’est pas le temps historique, celui des ­civilisations qu’étudie l’historien ou l’anthropologue, c’est un temps ­propre au musée, un temps qui fait son œuvre en détachant les œuvres de leur histoire, tout en satisfaisant en nous un « exotisme de l’histoire », comme disait Maurice Blanchot qui n’aimait guère les musées.

D’où le débat entre, d’une part, les tenants d’une forme de ­restauration des monuments et des œuvres dégradés par le passage du temps pour retrouver l’intention des concepteurs et l’effet produit sur leurs contemporains et, d’autre part, ceux qui vénèrent l’ennoblissement de ces chefs-d’œuvre patinés tels qu’ils sont ancrés dans la mémoire ­collective des générations successives. Pensons aux statues, aux ­temples et aux églises à l’origine polychromes. Ou à ces bustes sculptés dans le chocolat par l’artiste Dieter Roth, aujourd’hui rongés par les vers, comme l’avait peut-être anticipé leur auteur, mais dont la destruction inéluctable représente une perte inacceptable et inestimable pour leur propriétaire actuel comme pour les générations futures. Ce qui est en cause ici, c’est bien le caractère foncièrement éphémère de toute œuvre d’art, qui nous garde de succomber sous le nombre de nos ­chefs-­d’­œuvre. En définitive, ce qui est véritablement vital – et donc éternel –, c’est l’art lui-même, soit la faculté inaliénable de créer ces chefs-d’œuvre. Ce n’est ­évidemment pas le point de vue des collectionneurs et des ­conservateurs.

Sans doute le grand rêve du 19e siècle aura-t-il été de laisser des traces à l’égal des Anciens, d’où la vogue des monuments publics, arcs de triomphe, obélisques, monuments funéraires, bâtiments publics et, bien entendu, musées, car le musée est un monument public autant qu’une collection publique. Il en allait de la gloire de la Nation, et les édifices publics étaient autant érigés pour manifester cette gloire que pour édifier le peuple appelé à participer à la construction d’un monde en route vers le progrès. Le 20e siècle n’aura pas été en reste, perpétuant cette tradition édificatrice autant qu’édifiante des monuments mais sa hantise aura été de ne pas se souvenir. On pourrait presque déceler une peur panique dans cette obsession de l’inventaire et de l’archive qui nous pousse à recueillir compulsivement les histoires singulières et collectives de tous et de chacun, comme si on risquait de perdre à tout jamais la mémoire du monde, la possibilité d’en écrire l’histoire. Obsession d’autant plus incompréhensible que notre époque aura incontestablement été la plus lestée de documents, d’archives, de témoignages enregistrés et filmés. À moins précisément que cette surabondance de documents ne sature notre quête de sens, comme le flux tendu ­d’actualités finit par annuler l’information. Qu’est-ce qui fait sens quand tout fait sens ? Comment continuer à construire pour la ville quand il faut tout préserver ? Comment aller de l’avant quand le présent nous échappe et que la clé de notre existence semble donnée par notre patrimoine ?

Le syndrome patrimonial me semble donc tenir à cette hantise de l’oubli de l’histoire que l’on ne cesse de se remémorer, de commémorer et de célébrer. Un proverbe juif dit qu’on ne peut transmettre que deux choses à ses enfants : des racines et des ailes. Peut-être que les ailes de la modernité entraînent ses enfants à la recherche de leurs racines. La recherche de son identité culturelle à travers la quête de ses ­racines devient autant une manière de thérapie personnelle qu’un remède contre ce que les sociologues, à la suite de Durkheim, appellent ­l’anomie. Faire raconter leur vie aux anciens, retrouver ses racines, cultiver les lieux de mémoire, tel aura été le tropisme patrimonial du 20e siècle finissant que consacre l’inattendu succès de masse des musées de toute sorte – de l’écomusée au musée de l’homme en passant par le futuroscope. Le musée, sous prétexte de nous aider à mieux voir et à mieux nous ­souvenir, n’en vient-il pas en définitive à nous dispenser de regarder et d’exercer notre mémoire de touriste culturel, exercé à reconnaître ­davantage qu’à connaître et à engranger des images du monde plutôt qu’à s’y engager ? N’est-ce pas un monde muséalisé mis à la disposition de l’homo touristicus afin de satisfaire sa soif d’exotisme en tout genre que nous nous préparons sans y prendre garde ? 

Face à un présent qui se dérobe et se construit sans lui, nous nous réfugions dans la fable patrimoniale d’un passé auquel nous ­attribuons une valeur de vérité et que nous nous donnons pour ­mission de ­préserver, comme si nos dernières illusions en dépendaient. Nous nous ­consolons en consommant le monde et ses cultures sur le mode ­touristique, ­collectant les clichés exotiques ou jouant à l’indigène ou au paysan le temps des vacances ou, de retour chez nous, en nous ­meublant, en nous habillant et en mangeant « ethnique » ou « terroir ». La sensibilité contemporaine, pleinement esthétique, se caractérise par la nostalgie d’une histoire ­exotique fantasmée, qui est le pendant ­temporel de ­l’appel touristique au dépaysement ou encore de l’obsession généalogique et de ­l’assignation identitaire. Le touriste, voyeur plus que voyageur même s’il se rêve ­encore quelquefois aventurier, aspire à reconnaître des clichés « ­typiques » colportés par les cartes-vues et les livres d’images de son enfance. C’est la reproduction et la répétition de cette émotion exotique que le touriste recherche à travers sa quête d’« authenticité ­scénographiée ». Le ­touriste, que nous sommes tous, voyage en somme pour reconnaître les sites vus dans les magazines, les catalogues, à la télévision ou au cinéma, exactement de la même manière qu’on va au musée pour s’assurer que les originaux ressemblent bien à leurs ­reproductions.

Le départ avec l’ordinaire, le commun, le banal ne coïncide toutefois pas forcément avec l’extraordinaire, le pittoresque et l’exotique – comme voudraient nous le faire croire, et nous le vendre, les ­tours-opérateurs. À force de vouloir à tout prix nous occuper, nous divertir et nous ­soulager de nous-même, la société du spectacle et l’industrie du ­tourisme ­finiraient presque par anéantir en nous notre qualité de flâneur, de ­dilettante, d’amateur – autre acception du touriste à réhabiliter – et notre précieuse faculté de nous ennuyer qui sont pourtant au principe du rêve, de l’imagination et de la création.

Daniel Vander Gucht
Cet article parait également dans le numéro 67 - Trouble-fête
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