La création d’un monde solidaire L’expérience de la Banque d’échanges communautaires de services (BECS)

Michel Gaudreault
Tsuneko Taniuchi, Tsuneko Troc / Micro-événement n° 11, présenté par le Palais de Tokyo, Paris, 2001.

Réflexion sur l'exil et l'exclusion dans le monde contemporain, les «micro-événements» de Tsuneko Taniuchi mettent en évidence la violence orchestrée par le pouvoir et l'oppression sociale quotidienne que subissent les minorités. Tsuneko Taniuchi installe son stand, baptisé Tsuneko Troc, à proximité des vendeurs africains et pakistanais, situés entre la Tour Eiffel et le Trocadéro, à Paris, dans la Ville de Québec et à Nantes. Cette installation précaire invite les passants etles touristes à un échange: «Prends ce qui te plaît et laisse ce que tu veux... (Tsuneko Troc a été réalisé sans attribuer de valeur d'échange aux objets).

L’économie actuelle est en train de nous faire perdre le sens d’être, de faire et de vivre ensemble, le sens du bien commun.

Ricardo Petrella

Les réseaux d’échanges de services visent à recréer cet intérêt commun, essentiel à la création d’une communauté. Appartenir à une communauté, exprimer le besoin de l’autre, c’est un peu et beaucoup faire le choix de l’humanité, c’est s’obliger à regarder les autres afin de répondre à leurs demandes, c’est s’obliger à sortir de sa coquille afin de rencontrer les autres et ainsi tisser des liens solides de société accueillante pour tous et tolérante pour chacun. C’est refuser l’égoïsme et la concurrence entre individus isolés, prônés par les idéologies néo-libérales. Cette solidarité se reflète dans chacune des rencontres entre personnes, dans chacune des prestations de services. Cette générosité représente la qualité qui nous élève au-dessus de nous-mêmes et nous dispose à ne pas nous limiter à nos intérêts personnels ou mercantiles, mais plutôt à nous intéresser également au bien de l’autre, au bien commun.

Cette volonté d’être différent et de ne pas réduire les personnes à des fournisseurs ou receveurs anonymes de services devient l’assise essentielle pour la création d’une communauté locale empreinte de dignité et de valeurs humaines.

Historique des Systèmes d’Echange Local (SEL)

Selon le Petit Robert, la monnaie est définie comme tout instrument de mesure et de conservation de la valeur, de moyen d’échange des biens. Plusieurs formes de valeurs d’échange ont été utilisées dans le temps : le troc, les coquillages, les fourrures, les miroirs, l’argent sous forme métallique ou papier, etc. L’essentiel consiste en la confiance envers l’instrument d’échange et en sa valeur pour que le fournisseur soit convaincu de pouvoir l’utiliser à son tour afin d’acquérir d’autres biens ou services. Sur cette entente mutuelle, une vie économique peut débuter.

Au 19e siècle, les monnaies locales, régionales ou urbaines étaient courantes; en parallèle, d’autres monnaies à valeur internationale étaient utilisées pour le commerce avec l’étranger. La centralisation générale des systèmes financiers et bancaires tend à réduire la variété de monnaies utilisées. Lors des crises économiques où la monnaie perd de sa valeur et que les emplois rémunérés se raréfient, les personnes éprouvées tentent de trouver des solutions afin de pouvoir répondre à leurs besoins. Les premiers LETS (Local Exchange and Trading System) sont nés en 1983 au Canada afin de tirer parti des nombreux savoir-faire sous-employés dans une région qu’avaient déserté les principales entreprises productrices d’emploi. Ainsi, Michael Linton démarre, sur l’île de Vancouver, un système d’échange fondé sur le dollar vert qui a une valeur équivalente au dollar canadien. Cette expérience est directement inspirée d’un système d’échange communautaire démarré en 1976, toujours à Vancouver, par David Weston, où la mesure des échanges est fondée sur le temps. Le concept démarre et se propage rapidement au Canada, en Australie et en Grande-Bretagne et par la suite est traduit en Systèmes d’Echange Local (SEL) en France. Il y aurait présentement près de 10 000 systèmes d’échange répartis dans 53 pays, touchant des millions d’individus (dont plus de 5 000 réseaux en Argentine regroupant deux millions d’Argentins).

Souvent motivés par des difficultés économiques, mais répondant de plus en plus à des principes d’autosuffisance écologique ou de création d’économie sociale, les SEL supportent la construction d’un monde solidaire.

Les Systèmes d’Echange Local sont des groupes de personnes qui pratiquent l’échange multilatéral de biens, de services et de savoirs. Chaque réseau développe ses particularités, son identité, mais respecte un certain nombre de règles. Les participants évaluent eux-mêmes leurs transactions mais, lorsque contactés, ne sont pas obligés d’accomplir des transactions. Chacun s’engage à son rythme. Le système tient une comptabilité des échanges en termes de débit et de crédit évalués selon une unité d’échange, soit en heures soit en une unité fictive fixée en parité avec de l’argent (par exemple, les unités peuvent être des grains de sel, des cailloux, des cocagnes, etc.). Les offres de service émanant des participants sont diffusées par le SEL dans un catalogue mais le réseau n’est pas responsable de la qualité des services, de la compétence de ceux qui les proposent ou de leurs problèmes de taxes ou d’impôt. Enfin, les comptes en crédit ou en débit ne donnent lieu à aucun intérêt et les membres ne sont pas tenus d’avoir un compte positif pour accéder à un service.

Les objectifs de l’échange

Échanges/monnaie

Les échanges étant mesurés en termes de nouvelles unités (heures ou autres), une nouvelle forme de monnaie est créée; parfois appelée monnaie parallèle, monnaie sociale, monnaie coopérative, monnaie équitable, monnaie alternative, elle mesure la vraie richesse, celle des capacités humaines, en plus de refléter l’être plutôt que l’avoir. Ces circuits monétaires parallèles ont comme finalité de servir des objectifs sociaux ou solidaires.

La valeur du travail n’est plus calculée en termes d’argent reçu mais en termes universels du temps requis pour le donner; la valeur subjective accordée à un travail n’est donc plus reliée à l’appréciation sociale de la profession.

Cette monnaie est écologique puisqu’elle ne peut servir que localement et ne peut être utilisée en dehors de son environnement de création; il n’y a plus de fuites de capitaux. De plus, la monnaie locale stimule le recours aux ressources, aux productions et aux prestations locales; cependant, certaines formes de réseaux prônent une devise universelle basée sur le temps permettant d’échanger entre SEL partout dans le monde. Puisque la devise est comptabilisée en heures ou autres unités locales, le pouvoir de l’argent pouvant être thésaurisé pour s’enrichir au détriment des autres ou pour spéculer est aboli.

Économie

La création d’un SEL dynamise l’économie locale et accroît le degré d’autosuffisance tout en permettant de renforcer le tissu et les réseaux locaux. C’est un acte de résistance contre la mondialisation et ce qu’elle engendre – misère et injustice – , puisqu’elle permet le développement d’une économie locale fondée sur l’émergence d’une communauté de personnes désireuses de coopérer les unes avec les autres.

Une économie solidaire doit situer l’économie dans un contexte écologique et social et présenter une nouvelle forme de convivialité. Cette économie s’appuie sur la participation des acteurs et sur la complémentarité de l’économique, de l’environnemental et du social. Cette vision permet l’atteinte de l’échange équitable de produits et de services.

Dignité humaine

Toute personne a des capacités ou des talents dont d’autres peuvent avoir besoin, et les SEL permettent de mettre en valeur ces compétences. Il n’y a pas de personnes improductives; chacun possède des habiletés ou intérêts qui seront appréciés, chacun a le droit d’être utile. Tout réseau offre la possibilité à ses membres d’offrir ses services, quels qu’ils soient; nous essayons ainsi de lutter contre l’exclusion sociale et économique. L’exclusion n’est pas seulement une atteinte à la démocratie et à l’humanité, c’est ignorer et mettre de côté toutes les richesses de ceux qu’on exclut.

Dans le cadre d’un SEL, un participant peut se réintégrer progressivement au marché du travail, reprendre confiance dans ses habiletés et dans son expertise, se revaloriser et pouvoir utiliser et maintenir des savoir-faire négligés ou inhabituels.

L’esprit de SEL est la règle de réciprocité où il n’est pas question de charité ou de compassion.

Solidarité sociale

Un SEL est un lieu d’apprentissage de savoir-être basé sur la création d’un réseau de solidarité. Les membres peuvent subvenir à certains de leurs besoins sans argent, les personnes démunies peuvent donc récupérer un pouvoir d’achat et accéder à des biens et services qu’ils ne pourraient se procurer autrement.

L’aspect fondamental de la rencontre avec l’autre permet de tisser des liens et de construire une communauté locale. Cet élargissement de notre réseau social améliore la qualité de vie. Le SEL est un moyen de sortir de l’isolement et de la précarité, de rénover les liens sociaux et de se valoriser en ayant le moins possible recours à l’assistance.

Mais avant tout, participer à un réseau d’échange de services, c’est choisir de vivre autrement, de créer une société plus humaine, empreinte de solidarité, un monde solidaire.

La Banque d’échanges communautaires de services (BECS)

Vers la fin de 1995, des membres du Parti municipal Montréal écologique désirent mettre en pratique les idéaux d’écologie sociale, en s’inspirant des expériences des LETS réalisées dans l’Ouest canadien. Les objectifs sont de créer un réseau de solidarité sociale, de donner un pouvoir d’achat aux personnes démunies, d’expérimenter un courant d’économie alternative valorisant l’individu, de donner un sens autre que monétaire au travail, et, finalement, de créer un réseau autonome financièrement basé sur l’engagement de ses membres.

BECS est un réseau communautaire d’échanges de services et de biens gérant un système de comptes pour ses membres. Ceux-ci offrent des services et biens et reçoivent en contrepartie un crédit calculé en heures données ou reçues, qu’ils pourront utiliser pour acquérir des services de n’importe quel autre membre. Régulièrement, un état de compte permet aux membres de suivre leurs transactions et des réunions sont organisées afin de créer un lieu de rencontre et de mise en commun des expériences.

À la suite d’une subvention du Parti vert du Québec, BECS s’incorpore comme organisme à but non lucratif en août 1996. Les débuts sont modestes, voir le tableau ci-après, avec une trentaine de membres plus intéressés à l’idée qu’à utiliser les services offerts.

Dès les débuts, en raison de sa vitalité communautaire, le quartier Mile-End de Montréal a servi de base de mobilisation. Des soupers communautaires étaient organisés chez une des membres afin de permettre les rencontres et la création de liens.

 TransactionsHeuresMembres
1996-1997416235
1997-19986317477
1998-199916259975
1999-20003031 13894
2000-20016212 239121
2001-20026382595180
Tableau 1 : Évolution des BECS

A la suite d’articles parus dans certains magazines et journaux, et surtout par le bouche-à-oreille, le nombre de membres croît progressivement. Parti d’une structure contrôlée par deux ou trois membres fondateurs, un mouvement de démocratisation s’installe créant le besoin d’une première assemblée générale en octobre 1998. Plusieurs personnes se présentent au conseil d’administration, augmentant ainsi l’étendue des activités réalisées pour supporter la vie associative de BECS : création d’un journal, financement sous formes de bazars, etc.

Les tâches administratives (gestion, relance téléphonique, organisation et animation des réunions) sont rémunérées en heures BECS. Ce temps est ensuite utilisé pour acquérir des services offerts dans le réseau créant ainsi un effet multiplicateur intéressant et porteur de vie de BECS.

Les réunions des membres se font plus régulières. La participation étant plus active, le groupe a dû déménager dans une salie du Mile-End. Le nombre de transactions augmente proportionnellement au dynamisme et à l’intérêt des nouveaux membres.

Dans le même esprit, BECS participe à diverses activités de rapprochement avec les autres SEL de Montréal. Un partenariat est négocié en 1999 avec le réseau SÈVE, un SEL basé à l’UQAM permettant l’accès mutuel aux services offerts par les membres des deux regroupements. Un réseau Inter-SEL est créé avec la participation de BECS, Réseau SÈVE, Part-SEl et le SEL de Pointe-Saint-Charles. Ces réunions ouvertes à tous les SEL se veulent des endroits de mise en commun d’expériences et d’incubateur pour consolider les SELS existants et pour encourager le développement de nouveaux SEL. Une conférence sur les alternatives économiques est organisée en mars 2000 par l’Inter-SEL où l’on présente les réseaux d’échange.

En 2002, une entente de partenariat est créée avec les Ateliers d’éducation populaire de Mercier où, en retour d’une adresse postale, d’une boîte vocale et de l’accès aux salles de réunion, l’organisme se voit créditer des heures BECS en guise de compensation.

La philosophie de BECS est de favoriser et de stimuler les pratiques d’échanges conviviales dans le respect des identités. Fidèle à ces principes, notre modèle de développement favorise la création de liens avec d’autres réseaux d’échange plutôt qu’un accroissement résultant en une perte de proximité et de personnalisation des échanges. Dans cet esprit, des partenariats ont été conclus avec Part-SEL et la Corde à linge. Nous encourageons également la reproduction du modèle en supportant le développement de réseaux similaires dont BECS Saint-Jérôme, BECS Longueuil et BECS Châteauguay. Ces SEL seraient de facto affiliés et partenaires de l’ensemble des BECS, conservant une capacité importante d’accéder à divers services tout en préservant un lien de proximité essentiel.

Bien entendu, ce modèle est perfectible, mais si BECS et d’autres réseaux ont pu toucher des centaines de personnes en les amenant à participer à ces liens d’entraide et de solidarité, nous croyons avoir contribué à construire un monde meilleur et solidaire.

Colectivo Cambalache, Michel Gaudreault
Cet article parait également dans le numéro 49 - Le Troc
Découvrir

Suggestions de lecture