L’homme d’aujourd’hui ne croit plus aux objets1 1 - Les présentes remarques qui constituent ma contribution à la question de l’échange des objets dans le contexte du troc, font en même temps suite à une réflexion en cours sur l’objet que l’on pourra reconstituer grâce à un article paru dans le n°43 (automne 2001) de la revue esse intitulé « De la disparition de l’objet », ainsi qu’un autre, « Que peut un objet ? Pratiques culturelles et pratiques artistiques », in Les commensaux. Quand l’art se fait circonstances. When Art Becomes Circumstance, catalogue d’une série d’expositions tenues au Centre des arts actuels Skol, Montréal, de septembre 2000 à juin 2001, Patrice Loubier et Anne-Marie Ninacs éd., décembre 2001.. Hormis les régressions superstitieuses ou sentimentales, il se rapporte aux objets à travers les valeurs d’ordre économiques, culturelles, subjectives qu’il leur attribue: valeur d’usage, valeur d’échange, valeur-signe, valeur somptuaire, valeur cultuelle, valeur symbolique, valeur incommensurable, etc. L’homme n’a plus de croyance, dit-on. Il ne croit plus, à la différence du primitif, que l’objet possèderait des pouvoirs intrinsèques susceptibles de jouer en sa faveur ou contre lui. Et pourtant, il reste une forme de croyance qui détermine fréquemment le rapport aux objets. Il s’agit de la croyance dans les pouvoirs de transcendance de l’objet. Une croyance qui peut prendre des formes évidentes: l’espoir que l’exposition et la conservation des objets personnels de victimes dans les musées (de l’Holocauste, et d’autres génocides) qui leur sont consacrées donneront accès à une forme nouvelle de sacré, et sauvera l’homme de l’inhumain. Elle a aussi des manifestations plus triviales et subtiles. le cadeau en est une. Si on offre des objets, et non de l’argent, ou de belles intentions, c’est bien que l’on croit que l’objet dans le don est susceptible de transcender sa valeur marchande et d’acquérir une valeur autre, celle-là excédentaire. De même, le projet, à travers des économies parallèles (que ce soit le recyclage ou le troc), de restituer à l’objet une pure valeur d’usage, proche donc de la vie, au-delà de sa valeur d’échange, relève de l’idée que l’objet a le pouvoir, une fois sa matérialité révélée, de nous sortir du système capitaliste de la production-consommation, et de nous déplacer «ailleurs». C’est une forme d’espoir présente depuis que Marx a distingué la valeur d’usage et la valeur d’échange, et lié cette dernière au travail, c’est-à-dire aux conditions d’exploitation de l’ouvrier, et à la division des classes.

Il y aurait dans chaque cas une croyance dans la possibilité d’une rédemption dans tous les sens du terme, littéral et métaphorique – le terme anglais redemption a d’ailleurs conservé un usage courant et légal (on rachète redeem) ainsi un objet laissé en gage – , possibilité attribuable à la matérialité de la chose qui contiendrait ainsi de quoi subvertir les valeurs qui l’encadrent et l’emprisonnent et introduirait ultimement un au-delà de toute valeur, une valeur absolue, ou non rnesurable. Ramenée ainsi à une relation privilégiée et investie à la matérialité de la chose, la croyance dans le pouvoir de transcendance se différencie peu de son envers, la croyance dans la fin de la transcendance. Que l’on juge ou non la pensée de Walter Benjamin nostalgique, il n’en reste pas moins que la thèse de la perte de l’aura suppose que l’on croit l’objet en mesure de faire apparaître le lointain dans le proche, et qu’il le serait encore, peut-être, si une intimité à l’objet pouvait être retrouvée2 2 - Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages, Cerf, Paris, 1989, p.464. (« L’aura est l’apparition d’un lointain quelque proche puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous »).. Moins évidente, mais tout aussi déterminante est la dimension de fin de la transcendance dans les dernières pages de Pour une critique de l’économie politique du signe de Baudrillard3 3 - Jean Baudriflard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard, Paris, 1972, p.267.. Lorsque ce dernier affirme que le seul moyen de briser la valeur d’échange n’est pas un retour à la valeur d’usage, mais de reconnaître que l’objet n’est «rien», il retrouve une vieille hypothèse métaphysique selon laquelle la matière n’est rien. L ‘horizon de l’au-delà, ici le rien, définit encore la relation à l’objet, avec la possibilité du salut dans une apocalypse.

Pratiquer alors le troc dans l’espoir de former une économie communautaire qui sauverait du capitalisme exige alors beaucoup de foi, plus exactement la croyance dans le pouvoir rédempteur de l’objet. le troc suppose en effet que l’on échange des objets sur la base de leur valeur d’usage déterminée par les sujets eux-mêmes, en se libérant ainsi de

la valeur d’échange et de tout ce que celle-ci suppose comme rapport de pouvoir. Mais, les objets ne s’échangent pas d’un sujet à un autre, ils circulent, au sein du social, à travers des relais, toujours multiples, jamais binaires, et ils portent en eux toute une histoire politique, sociale et culturelle, depuis leur condition de production dans le travail humain. La croyance au caractère salvateur du troc se reconnaît à sa forme mythique circulaire : on sortirait du social, pour le reconstituer sur des bases nouvelles, plus pures et plus innocentes, à savoir la valeur «vraie» des objets. Reste que l’échange est toujours un acte social, avec tout ce que cela suppose comme rapports de pouvoir. Pourtant, il ne s’agit pas de jouer les critiques éclairés et de dénoncer l’illusion de nos croyances, mais de comprendre que nos croyances sont l’expression de nos rela- tions aux objets. C’est pourquoi on voudrait proposer une distinction conceptuelle, afin d’identifier la place et le pouvoir que prennent les objets au sein des liens sociaux.

C’est à partir d’un exemple de Michel Foucault – exemple remarquable, et remarquablement drôle, qui contient toute sa théorie sur l’histoire des subjectivités -, que l’on voudrait proposer une définition autre du rapport aux choses qui ne soit plus centrée sur son pouvoir de transcendance. Dans le texte «Des espaces autres», Foucault prend l’exemple de l’histoire des cimetières et de l’apparition du culte des morts. Il remarque alors ceci :

« Au fond, il était bien naturel qu’à l’époque où l’on croyait effectivement à la résurrection des corps et à l’immortalité de l’âme on n’ait pas prêté à la dépouille mortelle une importance capitale. Au contraire, à partir de moment où l’on n’est plus très sûr d’avoir une âme, que le corps ressuscitera, il faut peut-être porter beaucoup d’attention à cette dépouille mortelle, qui est finalement la seule trace de notre existence parmi le monde et parmi les mots. En tout cas, c’est à partir du XIXe siècle seulement que chacun a eu droit à petite boîte pour sa petite décomposition personnelle4 4 - Michel Foucault, « Des espaces autres », in Dits et Écrits II, Gallimard, (Quarto). Paris, 1972, p. 267.

Ainsi, selon Foucault, lorsque la transcendance ne relève plus que d’une attitude subjective de questionnement devant la mort, elle cesse aussi de fonder la relation aux morts. Le corps devient alors un objet à prendre en charge dans une relation qu’il reste à définir.

On propose alors ceci: le cadavre est l’objet par excellence à l’âge de la fin de la transcendance – pour des raisons évidemment métaphoriques. Tout objet, parce qu’il peut être déplacé, réutilisé, légué, ou recyclé, porte en lui potentiellement la mort d’un monde et d’un être, et donc la question, ici, maintenant, de la transcendance et de la fin. Mais, ces raisons si évidentes renvoient à notre rapport subjectif à l’objet, non à la relation que l’objet nous impose. Le cadavre est l’objet par excellence, parce qu’à l’inverse, et de façon absolument non métaphorique, le corps mort est devenu un objet, une chose parmi les choses. Un objet est ce qui se présente à nous comme pure extériorité. Que l’on réponde à cette extériorité par un questionnement sur la transcendance, sa possibilité ou sa fin, qu’importe, elle ne s’abolira pas. L’extériorité est le non-humain, que ce soit l’inhumain dans son sens éthique comme perte de l’humanité, ou dans son sens neutre comme le non-humain, l’inerte, le non-vivant, ou encore le mécanique, comme l’envisageait avec inquiétude le XIXe siècle. C’est donc à travers l’objet que l’on trace la frontière entre l’humain et le non-humain, frontière qui sera tracée d’emblée dès qu’un homme se met en relation avec une chose, par le langage, la technique, l’échange, ou l’art, dans la mesure où il détermine à chaque fois ce qu’il reconnait d’humain dans la chose. Arendt, dans ses réflexions sur la culture; Heidegger, et son concept du monde, ne disent pas autre chose. Mais, la frontière entre l’humain et le non-humain doit toujours être réinscrite. L’extériorité de l’objet ne s’efface jamais totalement. Les objets nous sont littéralement extérieurs, ils nous survivent, ils nous quittent. Ils sont toujours en circulation d’un monde à un autre, d’une vie à une autre, d’une culture à une autre.

Parler en termes d’extériorité et de circulation, ou en termes de lointain dans le proche, pour reprendre le vocabulaire qu’affectionne Benjamin, impose deux relations et deux pensées très différentes de l’objet. Considérons la figure économique, culturelle et artistique exemplaire des « cours à scrap » que l’on retrouve dans toutes les villes du monde. Des pièces de voitures démantelées s’empilent par catégories et fonctions, objets à la fois singuliers par leur histoire et sériels par leur classification, objets transitoires entre une économie officielle de production et une autre, désormais autonome, de recyclage. On peut lire dans cette figure la rédemption de ce que la société de consommation a déclaré périmé et même illégitime. Des modèles discontinués depuis une décennie peuvent être entièrement reconstruits à partir de ce qui devrait être et aurait dû rester des déchets, ou de la pure matière. Un monde perdu survit ainsi dans le présent, porteur de toutes les traces, de toute la mémoire de son passé. Une pratique résiste à la puissance de l’amnésie et du cycle de la production et du déchet qui ne tolère d’autre valeur que la valeur d’échange. Dans une telle image et un tel récit, on a la mise en forme et en théorie du rêve de transcendance et de la croyance dans l’efficacité des objets.

Un autre discours est possible, cependant celui-là en termes d’extériorité et de circulation. La force des objets vient de ce qu’ils peuvent toujours se retrouver dans des situations imprévues, servir des fonctions pour lesquelles ils n’ont pas été produits. Cette force fait partie de leur existence même et ne peut être abolie que par leur destruction pure et simple. C’est en cela que consiste leur extériorité. On peut alors voir dans les choses aussi bien ce qui préserve et renforce l’historicité que ce qui vient la briser. L’auto recyclée, aux pièces discontinuées, roulera dans le même temps que le modèle de l’année. Elle ne définit pas un moment différent au sein d’une même histoire, notamment celle du capitalisme. Elle n’appartient ni à une origine perdue, ni à une apocalypse future. Au contraire, elle introduit une « contemporanéités5 5 - Ce qui est dit ici des objets renvoie à la thèse de Marc Augé sur la culture dans Pour une anthropologie des mondes contemporains (Flammarion, Paris, 1997). Il s’agit bien de la même chose: sortir d’une pensée de l’altérité où l’Autre est renvoyé à un ailleurs temporel, pour penser une coexistence contemporaine des différences, dans un cas des différences culturelles, dans l’autre celles dans les relations hommes-choses. » dans un système qui impose une norme temporelle unique. Comprendre cette contemporanéité n’exige aucunement la croyance en un pouvoir rédempteur de l’objet. Il faut plutôt reconnaître l’extériorité de l’objet par rapport à l’homme et comprendre les pratiques qui en tirent leur efficacité. L’extériorité ne s’identifie pas avec l’utilité retrouvée du déchet (son renouveau à travers une valeur d’usage), mais dans la coexistence de régimes de valeurs hétérogènes. Elle se manifeste dans le fait que l’objet a tout juste assez d’autonomie pour supporter d’appartenir à au moins deux réseaux de circulation en même temps, chacun définissant tout un ensemble de valeurs et de rapports possibles entre l’homme et l’objet.

Or, la politique des objets qui se révèle dans le recyclage s’applique de la même façon à la pratique du troc. Si on choisit d’échanger des biens matériels, objets ou services, plutôt que des valeurs mesurées monétairement, c’est bien que l’on compte sur les objets pour subvertir ou contourner une économie officielle et les normes du marché. Posons-nous la question de ce que l’on attend des objets, de ce qu’on leur attribue comme pouvoir, de ce qu’on y investit comme croyance. L’objet libéré de sa valeur d’échange, purifié de tout contact avec l’argent, va-t-il révéler sa vraie valeur, valeur d’usage, valeur sentimentale, subjective, valeur sacré, valeur vécue? Va-t-il nous conduire vers le dehors de la société capitaliste, générer une société qui ne soit plus basée sur le profit et l’exploitation? Va-t-il « se racheter » et effacer ce qu’il a coûté aux hommes comme travail pour le produire? Comme on le constate, la question du troc touche aussi celle de la rédemption par l’objet, de la possibilité de la transcendance. La politique du troc est donc aussi une politique des objets. Il est alors tout à fait possible de remettre en question nos croyances face aux objets, et de penser la circulation des objets et leur efficacité hors de la dimension de la transcendance. L’intérêt de la pratique du troc est de nous confronter directement aux objets, donc en fait à la différence entre les espoirs que l’on y investis et leur efficacité réelle. Ce que l’échange des objets produirait alors, c’est bien des mondes contemporains, non pas un dehors du capitalisme, mais des systèmes de valeurs et d’échanges hétérogènes et coexistants. L’essentiel ne serait pas alors dans les valeurs nouvelles données aux marchandises, mais dans la rencontre de mondes séparés, par exemple, l’un privé, l’autre public, l’un local, l’autre global, l’un social, l’autre communautaire. De même, les participants aux formes de troc actuelles se retrou- vent au croisement de deux mondes et de deux économies: d’un côté le capitalisme; de l’autre la communauté « à venir ».

Jean-Ernest Joos
Cet article parait également dans le numéro 49 - Le Troc
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