Michael Rakowitz

Andréanne Roy
PROJETS RÉCENTS SUR BAGDAD ET MONTRÉAL : PETITE ET GRANDE HISTOIRE DE NOS CULTURES MATÉRIELLES
Michael Rakowitz, Olympic Stadium, Proposal for Flexible Architecture, 2006.
photo : Bettina Hoffmann, permission SBC galerie d’art contemporain, Montréal

[In French]

Avec l’exposition Michael Rakowitz. Projets récents sur Bagdad et Montréal, le commissaire Jean Gagnon offre une sélection inédite d’œuvres de cet artiste américain dont la pratique, empreinte de préoccupations sociales et politiques, réunit la sculpture, le dessin et la performance. Les œuvres présentées à la galerie SBC, à la fois séduisantes par leur caractère ludique et leurs qualités plastiques et interpellantes par leur force conceptuelle et leur portée sociale, interrogent les liens unissant la culture ­matérielle, l’identité culturelle et la mémoire collective.

Géographiquement éloignées, Montréal et Bagdad sont réunies dans une démarche qui conjugue regard critique et esprit de dérision. Alors que l’installation The Invisible Enemy Should Not Exist traite de la préservation du patrimoine culturel irakien dans le contexte de ­l’invasion américaine, les projets sur Montréal nous parlent de la formation de l’identité culturelle et de sa perpétuelle redéfinition en traitant d’événements fondateurs ayant marqué l’émergence du Québec moderne, soit la tenue de l’Exposition universelle en 1967 et celle des Jeux Olympiques en 1976.

Occupant presque entièrement la plus grande salle de la galerie, The Invisible Enemy Should Not Exist se veut avant tout une installation conceptuelle. Au premier coup d’œil, le visiteur découvre une grande table sur laquelle sont disposés plusieurs artefacts accompagnés de cartels, un dispositif muséographique qui rappelle la mise en exposition classique des musées d’archéologie. Mais les objets qui y sont présentés sont d’une autre nature, puisque faits de matériaux inusités, c’est-à-dire de journaux en arabe et d’emballages de produits alimentaires du Moyen-Orient que l’on peut trouver en sol américain. Ces artefacts sont des ­reproductions d’objets archéologiques conservés jadis par le Musée national d’Irak avant que celui-ci soit pillé au moment de l’invasion américaine. Réalisées par suite d’une recherche effectuée dans la base de données archéologiques de l’Institut oriental de l’Université de Chicago, qui présente un inventaire de ces biens culturels spoliés, ces reproductions font partie d’un vaste projet poursuivi par l’artiste depuis 2007. Rakowitz a pour objectif de reproduire, avec l’aide de ses assistants, chacun des quelque 8 000 artefacts manquant à l’appel.

La portée conceptuelle de l’œuvre se révèle davantage par une ligne du temps qui relate, par le biais de textes et dessins de l’artiste, un pan de l’histoire des fouilles archéologiques en Irak et le saccage du Musée national d’Irak en 2003. On y découvre l’histoire de Donny George Youkhanna, alors directeur général du Musée, qui fit des efforts considérables pour retrouver les œuvres volées. On y apprend également que celui-ci était batteur dans un groupe spécialisé dans la reprise de pièces de Deep Purple, d’où la présence d’une trame sonore faisant entendre la chanson Smoke on the Water interprétée par un groupe de musiciens arabes de New York. Alter ego de l’artiste copiant des ­produits culturels issus de la culture « ennemie », la figure de Donny George ainsi insérée dans la trame conceptuelle de l’œuvre institue un rapport de réciprocité où l’« autre » apparaît tel un complice partageant des ­préoccupations similaires.

Michael Rakowitz, The Invisible Enemy should not exist, 2007 – en cours.
photos : Bettina Hoffmann, permission SBC galerie d’art contemporain, Montréal

Tout en traitant de l’expropriation du patrimoine culturel irakien et en dénonçant le vol et l’achat de ces biens culturels spoliés, Rakowitz propose une critique de l’institution muséale et de ses pratiques. Pour ce faire, l’artiste présente une table qui, bien davantage qu’un simple support d’exposition, fait référence, par sa forme irrégulière, la couleur et l’aspect brut du bois choisi, à une voie de procession d’où ont été extraits plusieurs vestiges archéologiques. Cette voie porte le nom de Aj ibur shapu, qui se traduit en anglais par The Invisible Enemy Should Not Exist. L’artiste propose ainsi un travail de recontextualisation en restituant « virtuellement » ces artefacts dans leur lieu d’origine, à savoir le site archéologique. Rakowitz souligne la violence symbolique opérée par le musée lorsque celui-ci décontextualise les œuvres en les privant bien souvent de leurs fonctions religieuses et culturelles, au profit de la valorisation de leurs qualités esthétiques et, dans le cas des musées occidentaux, de leur capacité à susciter un sentiment d’exotisme en tant que témoins de cultures étrangères. Le geste de Rakowitz s’avère une double restitution puisqu’il déplace les œuvres, d’abord de la main de leur possesseur illégitime vers le musée, puis du musée vers leur site archéologique d’origine. Il restitue symboliquement à ces œuvres leur statut de joyaux du patrimoine culturel irakien en dénonçant la perte de valeur symbolique subie par ces objets. Si cette œuvre critique est sous-tendue par une conception de l’institution muséale en tant que musée-sanctuaire, l’exposition la présentant semble davantage tenir de celle du musée-forum, un espace publique de dialogue où peuvent être débattues diverses questions à caractère politique et social.

En pénétrant dans le second espace, le visiteur quitte l’univers de Bagdad et de la grande histoire pour regagner Montréal et découvrir quelques pages inusitées de la petite histoire de la ville, présentée grâce à six dessins et à une sculpture trônant au centre de l’ensemble, tous ayant pour objet l’Expo 67 ou les Olympiques de 1976. Ces dessins de Rakowitz sont conçus à la manière de bandes dessinées, dans une suite narrative où chaque dessin est accompagné d’un texte, écrit de la main de l’artiste. Ceux-ci font le récit de faits cocasses, de micro-événements peu connus de la plupart d’entre nous, ou encore de rapprochements inédits faits par l’artiste. Comme le mentionne Stéphanie Smith dans le catalogue de l’exposition, ces œuvres soulèvent des questionnements quant au devenir de ces architectures (stades et pavillons nationaux) symptomatiques d’un certain manque de vision à long terme. En tant que « produits culturels », ces édifices contribuent à forger une représentation culturelle et nationale. Ils sont historiquement situés et soumis à un contexte socioculturel en perpétuelle mouvance, pouvant tomber en désuétude au gré de l’évolution de nos pratiques culturelles.

En réfléchissant au devenir de ces reliques d’un temps révolu et à la pérennité de nos productions matérielles, il est possible d’affirmer que ce regroupement d’œuvres aborde par la même occasion la question de la formation de l’identité culturelle, en perpétuelle redéfinition. Alors que The Invisible Enemy présente, par le biais de la culture matérielle, le passé muséifié d’une culture en quête de préservation, l’histoire qui est montrée dans cette seconde salle est celle d’une société en quête de définition dans un contexte hypermoderne marqué par l’excès et la rapidité de changements nécessitant flexibilité et adaptabilité. La sculpture placée au centre de la pièce apparaît comme une solution humoristique aux problèmes soulevés par les dessins. Olympic Stadium, Proposal for Flexible Architecture (2006), une reproduction miniature du Stade olympique coiffé du croissant musulman, nous replace dans un contexte contemporain où l’architecture pourrait se transformer radicalement au gré des changements sociaux. Dans un esprit de dérision, voire de provocation, l’artiste aborde le sujet toujours d’actualité de la cohabitation des différentes cultures, mais aussi celui de la définition de l’identité culturelle par rapport à l’étranger, et ce, en utilisant un symbole fort de l’épanouissement du Québec moderne.

En se penchant sur notre archéologie contemporaine et sur celle, plus ancienne, de l’Irak, Michael Rakowitz interroge les liens unissant l’identité culturelle et la culture matérielle. Par le jeu de miroirs que crée cette improbable rencontre entre Bagdad et Montréal, l’exposition interroge nos choix de société ayant trait au patrimoine matériel et à sa conservation, dont les enjeux peuvent s’avérer éminemment politiques.

L’exposition Michael Rakowitz. Projets récents sur Bagdad et Montréal a été présentée à SBC galerie d’art contemporain du 13 mai au 20 juin 2009.

Andréanne Roy, Michael Rakowitz
This article also appears in the issue 68 - Sabotage
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