Judith-Bellavance_Choisir
Judith BellavanceChoisir, pages intérieures, 2020.
Photo : permission de l'artiste

[In French]

Publié en 2021 par le Centre SAGAMIE, Choisir est le tout premier livre de l’artiste Judith Bellavance, qui a d’abord développé une pratique en peinture avant de se tourner vers la photographie. La publication rend visible une réflexion sur le livre photographique comme espace de création et de diffusion. Préoccupée par la perte, l’absence et le désir, l’artiste collecte des objets se rattachant à ces thèmes, les classe, les rassemble, les met en scène et les photographie. Elle compose ses images comme elle crée des tableaux. Sa fascination pour tout ce qui lui échappe – mémoire, sensations, capacité – l’amène à pratiquer également la thanatopraxie. Les soins de conservation qu’elle prodigue aux corps des personnes défuntes s’accordent aux rituels de création. Dans les deux cas, elle préserve ce qui reste pour mieux accepter ce qui n’est plus. Par ce dialogue entre les pratiques, elle élabore un langage du geste à la fois intelligible et sensible.

Judith Bellavance
Choisir, page couverture, 2020.
Photo : permission de l’artiste

Choisir existe exclusivement sous la forme du livre photographique. On trouve, dans les 58 pages de l’ouvrage, 42 œuvres de formats variés dont 40 sont en couleur. La plupart d’entre elles sont présentées en diptyque (une image sur la page de gauche et une deuxième sur la page de droite). Toutes ces combinaisons sont interchangeables par des jeux de double ouverture de pages. Bellavance prend en compte cette caractéristique du format livre dans la création de la séquence et invite le lectorat à explorer, à son tour, différentes entrées et trajectoires. Aucun texte signalétique (numéros de page, table des matières, etc.) n’est proposé, ce qui permet un flottement plus libre d’une image à l’autre. L’artiste réfléchit à ces choix qui lui échappent, à tous les moments de la vie, des plus déterminants aux plus anodins. Pour elle, « choisir » ne fait pas référence à un acte de liberté, mais plutôt à une négociation avec ce qui est difficile à négocier. Sont donnés à voir, entre autres, différentes mèches de cheveux méticuleusement conservées, des taches de moisissure qui décorent les murs, des ongles qui transportent de la terre, des chaussures dépareillées qui forment une paire, l’accumulation d’ailes de mouches, le souvenir d’un chien, le corps d’un volatile sans vie ou encore le nid qui indique son absence. On ne peut rester insensible devant ces photographies qui témoignent de l’intérêt de Bellavance à conserver ce qui est perdu avec soin et à travers différents rites, comme celui du collectionnement.

Judith-Bellavance_Choisir
Judith Bellavance
Mouches, 2017.
Photo : permission de l’artiste

L’artiste, qui a longuement hésité, a choisi d’inclure un texte de présentation sur un papier translucide non relié. Sa forme, flottante, reflète cette hésitation. Pour son écriture, Bellavance a fait appel à Florence Vinit, professeure au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal, formée à la fois en psychologie et en sociologie. Vinit s’implique dans l’écriture en faisant usage du nous inclusif et en signant sa création littéraire. Le « nous » interpelle et invite la personne qui lit : c’est aussi de sa propre existence qu’il est question. Une citation du livre Éloge du risque d’Anne Dufourmantelle, philosophe et psychanalyste française, figure également dans le texte de Vinit. Par l’intertextualité, une troisième femme est concernée. Cette brèche creusée par Vinit laisse entrer la lumière tout en proposant un passage vers l’extérieur. Un risque bien calculé, car les écrits de Dufourmantelle éclairent ce qui se trouve déjà dans la démarche de Bellavance, soit l’invitation à se laisser traverser par les choix, à accueillir l’inattendu1 1 - Anne Dufourmantelle, Éloge du risque, Paris, Payot, 2011.. Dans son écriture, Vinit fait usage d’exemples évocateurs puisés à même la vie de tous les jours, comme l’agencement des textures de vêtements, disposant le lecteur ou la lectrice à vivre une expérience poétique ancrée dans sa propre vie quotidienne. À la découverte des photographies, l’absence de dates contribue à l’intemporalité du projet tout en renforçant l’idée de suspension. Un espace-temps sacré s’ouvre à l’intérieur même du quotidien du regardeur ou de la regardeuse. Ce projet, qui s’adresse à l’intimité, a lieu dans l’intimité. Chaque personne, dans la réception, fait ses propres choix et active singulièrement les éléments constitutifs de l’œuvre.

Judith Bellavance
Couleuvre, 2015.
Photo : permission de l’artiste
Judith Bellavance
Kiki, 2020.
Photo : permission de l’artiste

Pour sa création, Bellavance puise ses matériaux dans ses archives – des éléments qui attestent une réalité – et élabore des compositions fictives. La réalité dont il est question dans Choisir est énigmatique, car on ne peut en identifier le référent avec certitude. Aucune légende n’accompagne les images. La personne qui découvre le livre est invitée à ressentir et à interpréter elle-même ce qu’elle perçoit. D’où proviennent ces objets donnés à voir ? En mélangeant la réalité et la fiction, les photographies de Bellavance brouillent les pistes. Les éléments montrés, collectés par l’artiste, réfèrent à la fois à sa propre existence et à l’absence de l’autre. Ils sont choisis pour leur évocation de la perte et renvoient, par l’omission de leur référent, à une réalité qui nous échappe.

Selon le professeur et chercheur en esthétique Jacinto Lageira, l’entrelacement du réel et de l’imaginaire soulève plusieurs enjeux, dont le risque du déni de la réalité2 2 - Jacinto Lageira, L’Art comme Histoire : Un entrelacement de poétiques, Milan, Mimésis, 2016.. Autrement dit, la part de réel dans une œuvre risque d’être absorbée par la fiction, spécialement lorsque le lien avec le référent est rompu : « L’indiscernabilité est ce que recherchent parfois certains artistes se faufilant dangereusement entre les frontières de la visée réaliste et de la visée fictionnelle3 3 - Ibid., p. 23.. » L’indiscernabilité dont discute Lageira, lorsqu’elle est totale, est intenable. Qu’advient-il lorsqu’il n’est plus possible de discerner la réalité de la fiction ?

Judith Bellavance
Les gestes, 2019.
Photo : permission de l’artiste

Pour les mêmes raisons qui amènent Lageira à s’en méfier, cet espace d’incertitude apparait comme le terreau idéal pour aborder un sujet aussi énigmatique que le deuil. La perte, lorsqu’elle est vécue, est bien réelle, mais elle existe dans l’imaginaire. Notre propre disparition est à la fois inévitable et inconcevable. En mélangeant la réalité et la fiction, Bellavance accueille l’indiscernabilité pour construire. Elle embrasse le risque. Elle assemble, place et déplace, devant l’objectif de sa caméra, les différents témoins d’une perte innommable. À travers le processus de création de ses scènes, elle négocie avec ce qui est difficile à négocier. Le déclenchement de l’obturateur, quant à lui, apparait comme un geste d’acceptation. Ce qui se trouve là, devant l’œil de la photographe, peut être.

Ce premier livre de Bellavance invite, avec bienveillance, à apprivoiser notre finitude et à prendre soin de ce qui nous échappe. Il agit comme un baume sur le sentiment de perte en contribuant à rendre l’inéluctable plus supportable.

Geneviève Thibault
This article also appears in the issue 106 - Pain
Discover

Suggested Reading