[In French]

Déplacement
Trois poissons rouges dans le jardin,
Quelques pas sur la rue.
Au bord de la ville, un homme poussé loin,
Étranger.

Se déplace-t-on vraiment si rien ne nous sépare?

Dérive
Décide-t-on vraiment de partir, un jour, à la dérive, de se laisser aller, sans direction, sans repère, de vivre sans lieu? Prendrait-on le risque de se perdre, de faire un chemin sur ce risque?
Ou, alors, comme un jeu, se perdre un petit peu, suivre les tracés hasardeux d’une petite dérive, en faire une pratique exploratoire.

Habiter
Un espace nous est donné, profond et large. Un temps nous est donné, sa durée en suspend. Habiter, c’est tenter, simplement, de déployer sa naissance en mouvements, entre des êtres et des choses, entre le monde et soi. De plus en plus légers.

Immobile
Assise, là, une femme respire doucement l’espace du dedans.

Instable
Fort : Le ciel se déchaîne, la terre tremble, les murs s’effondrent, des pieds trébuchent, des êtres meurent.
Contre : Chercher la stabilité, la solidité, la permanence. Risquer l’immobilité. Beaucoup de vies se construisent ainsi.
Léger : Les qualités de l’instable – mouvant, nomade, précaire, fragile – secouent nos petites morts, nous conduisent à trouver d’autres postures, à déplacer nos affaires, à explorer des espaces inconnus.
Encore : Chaque secousse permet un nouvel équilibre.

Lieu
D’un espace vide, dehors ou dedans, d’un endroit occupé par une personne ou une chose, d’un espacement où, enfin, nous nous déposons, nous disons : Un lieu! Quelque chose de particulier nous conduit à dépasser la considération géographique de l’espace pour entrer dans sa dimension existentielle. Le lieu nous centre, nous relie, verticalement au monde, horizontalement aux autres.

Marcher
Certaines personnes remuent sans cesse, là où elles sont, d’un pied sur l’autre, en rond, demi-tour assez rapide dans la pièce, une autre, le jardin, la rue, parfois plus loin. Façon de reprendre ses esprits, de dégourdir sa nervosité, de se quitter un peu. Bouger, s’asseoir, sortir, revenir. L’espace importe peu, c’est le mouvement qui compte. Il participe à l’ensemble des réflexes de détente, comme se jeter sur un lit, plonger dans son bain, s’affaler quelque part.

La promenade a besoin d’un espace plus large. En boucle le long des repères connus ou dans des petits inconnus à apprivoiser. Toujours prête à s’arrêter pour nous laisser le temps : ramasser quelque chose, s’asseoir sur un banc, embrasser un regard, faire demi-tour. Le flâneur s’y retrouve. Se promener donne à la pensée le temps de rebondir sur quelque aspérité négligeable, propice à la rêverie, à l’éveil d’une idée.

L’errance s’enfonce dans un espace et un temps sans limites. Elle est «d’ordinaire associée au mouvement, et singulièrement à la marche, à l’idée d’égarement, à la perte de soi-même. Pourtant, le problème principal de l’errance n’est rien autre que celui du lieu acceptable1 1 - Alexandre Laumonier, «L’errance ou la pensée du milieu», dans L’errance, Magazine littéraire, n° 353, Paris, 1997.

La marche se déroule dans un espace, une durée, un sens : marcher dans la steppe Mongole dans une direction donnée pendant dix jours; décider de rendre visite à une amie hospitalisée à Paris en partant de Munich2 2 - Ce qu’a fait Werner Herzog en novembre 1974. Lire Sur le chemin des glaces, récit publié aux éditions Payot/Voyageurs.; transverser le Caire quartier par quartier; faire le tour des remparts de Marrakech; écrire sur la sculpture Dans la ville l’homme qui marche3 3 - Jean-François Pirson dans Aspérités en mouvements, La Lettre Volée, Bruxelles, 2000.; initier le projet d’une marche fondatrice n’importe où avec un être aimé.

Une main se balance.
S’imprégnant de tout ce qui avance avec elle, purgeant le cerveau de ses obsessions, la marche prend le corps entier, le remue en rythme, avale la pensée.

Une pratique.
En durée. D’abord dilatée, dans un parcours (des mois, semaines, jours, heures). Puis resserrée, entre le peu qui reste et le tout ça déjà. Le temps et l’espace densifiés, parfois unifiés.

Large.
Dans la marche, la vision et le pas sont complices de perceptions proches et lointaines. Le regard précède le déplacement du corps, il l’amène vers, ou le mouvement ouvre une vision soudaine entre deux pas.

Qu’est-ce que je fous ici loin de chez moi?

Entre ici (le lieu où j’habite en amour) et ailleurs (le morceau de terre où je me projette, où parfois je vais solitaire), l’écart me fait proche.
Proche de moi, haut et loin,
De la femme aimée, des amis chez eux,
de mon âme d’enfant, d’inconnus dehors.
Frôlant l’espace de l’autre,
Sans bruit,
Solide et léger.

Mouvement
Tout bouge.

Nomade
Sur une terre étendue, sans se l’approprier, les nomades construisent leur territoire en espaces ouverts. Le regard au loin. Disparaissent.

Dans l’inconnu, ailleurs, l’exilé reste.

Alors qu’au-dessus de tout, des tas de gens volent d’un endroit à l’autre. Arrivant là attendu. Sans chemin fait.

Au monde, des femmes et des hommes secouent nos enfermements, ouvrent des voies, transgressent les limites, forment des réseaux éphémères.

Chez lui ou plus loin, l’un d’entre eux.

Sédentaire
Un homme plutôt nomade : «Habiter sans se sédentariser.»
Un autre assis depuis longtemps : «Un peu, pour toucher les forces de l’enracinement.»
Le premier : «Pas trop, pour rester en mouvement.»
L’homme assis : «Il n’est pas nécessaire de bouger pour aller loin.»
Sa compagne : «Tu as raison, il n’est pas nécessaire d’aller loin pour bouger.»
Kafka : «Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi.»
L’homme plutôt nomade : «Quand je marche aussi, le monde tremble un petit peu.»

Voyage
«Dans cette vaine présomption à vouloir voir le monde, et faire le tour des choses, dans cette course l’âme s’écarte d’elle-même et du soin qu’elle doit prendre d’elle même. Elle s’écarte de son vrai lieu. Mais c’est dans cet écart que l’espace trouve sa naissance. L’espace n’est rien d’autre finalement, que l’effet de cette impuissance où se trouve l’âme à rester près de soi4 4 - Jean-Marc Besse, «Pétrarque sur la montagne : les tourments de l’âme déplacée», dans Voir la terre, Six essais sur le paysage, Actes Sud, 2000, p. 31.

L’espace est là pour s’y déployer,
L’âme fait lieu dans son épaisseur.

Laisser venir le monde à soi.

Partir,
Tout dans l’immensité,
La ville transversée en tout sens,
L’expérience faite,
Revenir.

Petits écarts,
Ni tout à fait nomades,
Ni tout à fait sédentaires,
Entre,
Les deux en mouvements croisés,
L’homme marche autour et loin de sa maison,
Il bouge les forces de l’enracinement,
Impuissant à retenir le temps qui s’écoule.

Jean-François Pirson
This article also appears in the issue 54 - Dérives
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