Nadia MyreCode Switching, 2017, vue d'installation, Ancien Pavillon de l'Estonie, Giudecca, Venise, 2022.
Photo : permission d'Art Mûr, Montréal
Ancien Pavillon de l'Estonie, Giudecca, Venise,
du 22 avril au 2 juillet 2022
[In French]

C’est dans l’ancien Pavillon de l’Estonie de la Biennale de Venise que la galerie Art Mûr s’est installée afin de présenter l’exposition Terra Nova : regard sur le présent et le  futur1 1  - Il s’agit de la seconde mouture de l’exposition, initialement présentée dans les locaux de la galerie à Montréal en 2021.. Les œuvres de sept artistes y portent un regard critique sur l’ère dans laquelle nous nous inscrivons, ainsi que sur l’avenir qui en découlera.

Loin d’un discours moralisateur, l’exposition a pour objectif d’ouvrir un dialogue, de créer un espace de réflexion sur ce qui attend l’humanité. Les questionnements qui y sont soulevés trouvent ainsi une résonnance toute particulière avec la 59e édition de la Biennale, ancrée dans des enjeux féministes, décoloniaux et environnementaux.

Les thématiques, reprises à la mouture montréalaise, s’adaptent parfaitement à cette itération à l’international. En effet, la conversation à laquelle invite la galerie dépasse de loin des enjeux locaux. C’est pourquoi l’exposition prend d’autant plus de sens à Venise, en parallèle de l’un des évènements d’art contemporain les plus importants au monde.

Terra nova : regard sur le présent et le futur,
vues d’exposition, Ancien Pavillon de l’Estonie, Giudecca, Venise, 2022.
Photos : permission d’Art Mûr, Montréal

Où sommes-nous ?

En entrant dans le pavillon, nous sommes immédiatement accueilli·e·s, ou plutôt percuté·e·s, par une personne intubée, reliée à certains objets dont un porte-bébé. Ici, Jannick Deslauriers s’inspire de l’œuvre Henry Ford Hospital (1932) de Frida Kahlo pour son installation Rose (2020) afin de questionner l’état du monde dans lequel son enfant va grandir. Contrairement à la toile de Kahlo évoquant la fausse couche de l’artiste mexicaine, ce n’est pas le bébé qui est mort ici, mais l’environnement dans lequel il est né. D’entrée de jeu, le contexte actuel est établi ; une planète dont les ressources sont de plus en plus épuisées.

Jannick Deslauriers
Rose, 2020, vue d’installation, Ancien Pavillon de l’Estonie, Giudecca, Venise, 2022.
Photo : permission d’Art Mûr, Montréal
Jannick Deslauriers
Rose (détail), 2020.
Photo : permission d’Art Mûr, Montréal

Cette vision d’avenir inquiétante est d’ailleurs amplifiée par Terra Nova (2021) de Robbie Cornelissen2 2 - C’est d’ailleurs cette œuvre qui a donné son titre à l’exposition.. Composé de milliers de dessins au crayon de plomb, ce film d’animation nous entraine dans un monde dystopique à la limite de la réalité et du songe, où les éléments de la nature côtoient des symboles de science-fiction de manière à remettre en question la viabilité du monde tel qu’on le connait. La première section de l’exposition offre ainsi à voir un portrait bien désolant. Toutefois, elle le fait sans accuser les spectateurs et spectatrices. Elle invite plutôt à revoir le monde que l’on souhaite léguer aux générations futures, à changer de paradigme.

Robbie-Cornelissen
Robbie-Cornelissen
Robbie Cornelissen
Terra Nova, captures d’écran, 2021.
Photos : permission d’Art Mûr, Montréal
Robbie-Cornelissen

Où allons-nous ?

Si la Terre est au centre des réflexions sur l’avenir, les êtres qui l’habitent y tiennent toujours une place essentielle. Ce sont donc les enjeux sociaux que traite la seconde partie de l’exposition. En ce sens, l’installation interactive Punching Bags (2021) d’Eddy Firmin, composée de multiples ballons-poires de céramique liés par un réseau de branches rappelant un arbre généalogique, évoque le cycle des violences dont souffrent les corps noirs. Sur les ballons figurent des visages tuméfiés ou en pleurs, lesquels se détournent sur notre passage. Ils rompent ainsi le cycle, mais rappellent également la violence et le racisme que l’artiste est encore prédisposé à subir.

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_Eddy-Firmin-PunchingBags
Eddy Firmin
Punching Bags, 2021, vues d’installation, Ancien Pavillon de l’Estonie, Giudecca, Venise, 2022.
Photos : permission d’Art Mûr, Montréal

Le diorama de Karine Giboulo, Kutupalong (2020), aborde aussi à sa façon une certaine injustice. Représentant le camp de réfugiés le plus peuplé au monde, l’œuvre témoigne entre autres de l’absence d’attention médiatique portée à la crise humanitaire majeure, toujours en cours, au Myanmar. Au vu de l’actualité internationale, cette absence de couverture de la part des médias prend une portée d’autant plus vaste tandis qu’on y comprend que certaines crises sont plus « importantes » que d’autres3 3 - Plusieurs médias occidentaux (notamment en France et aux États-Unis) ont en effet soulevé la différence entre les réfugié·e·s ukrainien·ne·s et ceux et celles d’autres pays non-occidentaux tels que l’Afghanistan, mentionnant entre autres la gravité de la crise en Ukraine du fait qu’il s’agit d’un pays « civilisé ».   theguardian.com/commentisfree/2022/mar/02/civilised-european-look-like-us-racist-coverage-ukraine. Bien que frappantes, ces installations conservent une certaine ambiguïté, une ouverture laissant la place pour repenser une société sans cette violence et ces injustices.

KarineGiboulo
Karine Giboulo
Kutupalong, 2020, vues d’installation, Ancien Pavillon de l’Estonie, Giudecca, Venise, 2022.
Photos : permission d’Art Mûr, Montréal
KarineGiboulo

Si la viabilité du monde actuel dépend de notre manière d’être face aux autres, elle se traduit aussi par nos systèmes socio-économiques. Guillaume Lachapelle y fait référence dans ses œuvres Polygon Factory (2019) et Vitesse d’échappement (2019). En utilisant le zootrope, un jouet optique du 19e siècle dont la révolution donne l’illusion de mouvement, l’artiste offre à voir des scènes dystopiques. On y observe des robots courir sur une plateforme de laquelle ils tombent à tous coups, ou encore construire le même objet à répétition. Si ces scènes peuvent évoquer un univers à la Charlie Chaplin, celles-ci sont bien plus inquiétantes et familières, les répétitions rappelant tristement la réalité, celle d’un système capitaliste et de surproduction voué à l’échec.

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Guillaume-Lachapelle
Guillaume Lachapelle
Vitesse d’échappement, 2019.
Photos : permission d’Art Mûr, Montréal

Ce triste constat, plutôt que de culpabiliser, invite à nous ouvrir à de nouvelles possibilités, à quitter notre vision eurocentrée pour inclure ceux qui en ont été trop longtemps exclus. En ce sens, la colonisation fait elle aussi partie des enjeux abordés, comme en témoigne l’installation Code Switching (2017) de Nadia Myre. Composée d’un papier peint dont les motifs évoquent à la fois l’histoire coloniale et l’héritage autochtone de l’artiste, cette œuvre retrace le parcours des pipes d’argile autrefois populaires au Royaume-Uni, révélant leur lien direct avec la colonisation des Amériques. Myre rappelle ainsi la complexité du colonialisme – au Canada et pour l’Empire britannique certes, mais aussi de manière bien plus générale –, ainsi que les impacts de ce dernier sur les peuples autochtones.

Nadia Myre
Pipe Beads, 2019.
Photo : permission d’Art Mûr, Montréal

Ces questionnements sur l’actualité et ses liens avec l’avenir trouvent écho dans le projet Letter to the Future (2020) de Jessica Houston, une collaboration estimée à 1000 ans entre plusieurs acteurs et actrices des milieux artistiques, politiques et scientifiques. Tous et toutes ont écrit une lettre pour le futur, placée dans une capsule temporelle déposée à son tour dans un glacier qui devrait émerger dans 1000 ans. Véritable lien entre les temporalités, cette œuvre invite à une réflexion sur l’impact de nos gestes actuels en regard du futur. Elle vient ainsi boucler la boucle de l’exposition, rappelant que toutes les réflexions nées des différentes œuvres doivent se faire aujourd’hui, si l’on espère un lendemain meilleur.

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Jessica Houston
Letters to the Future, Antarctica (3019), 2020.
Photo : permission d’Art Mûr, Montréal
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Jessica Houston
Letters to the Future (Zoé Tremblay), 2020.
Photos : permission d’Art Mûr, Montréal

Bien que réduite par rapport à la première édition de l’exposition – qui comptait 42 artistes –, la sélection d’œuvres présentées à Venise offre un panorama d’enjeux sur lesquels réfléchir pour « saisir quelque chose du devenir4 4 - Dossier de presse de l’exposition, p.2.». Ouvertes, ces dernières n’offrent pas de réponse, mais des brèches à travers lesquelles refaire le monde. En ce sens, le choix de présenter cette seconde mouture en marge d’un évènement attirant des gens des quatre coins du globe n’est pas anodin. Ces enjeux, ainsi que la discussion nécessaire à leur sujet, concernent l’ensemble des êtres humains.  Tous et toutes, d’où que nous venions, sommes invité·e·s à faire partie de la conversation, à songer au futur, un futur inclusif et respectueux des diverses formes de vie.

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