Vues de l’intérieur : portraits de l’espace habité
jusqu’au 2 juillet 2023

Photo : Jean-François Brière, achat Fonds Hélène Couture, permission du Musée des beaux-arts de Montréal
jusqu’au 2 juillet 2023
Un an durant, jusqu’au 2 juillet 2023, le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) aura présenté un accrochage évolutif autour de la notion d’« intérieur », déclinée en différentes « espèces d’espace », de l’intérieur intime à l’entrelieu en passant par l’atelier d’artiste, l’intérieur utopique et l’intérieur domestique. Pensée comme une proposition à méditer, cette exposition, qui réunit une quarantaine d’œuvres d’artistes québécois·es et canadien·nes issues des collections du MBAM, entend refermer la parenthèse des longs mois passés sous la menace du confinement et de l’isolement en nous amenant à songer à nos manières de vivre nos intérieurs.
Pur hasard du calendrier ou réaction symptomatique à une société hypermoderne dans laquelle les contours des sphères publique et privée sont incessamment remis en question ? Cette exposition s’ajoute aux œuvres totales de Nicolas Party et Shary Boyle, dont les expositions monographiques récemment accueillies par le MBAM invitaient volontiers le spectateur ou la spectatrice à se plonger dans des univers symboliques et des mondes psychiques qui, à l’instar de miroirs, réfléchissaient la relation liminale entre intérieur et intériorité.

vue d’exposition, Musée des beaux-arts de Montréal, 2022.
Photo : permission du Musée des beaux‑arts de Montréal
Peu encombrée de textes et cartels, la scénographie de Vues de l’intérieur laisse au visiteur ou à la visiteuse la liberté de choisir son propre circuit, qui suivra en réalité les saillies de ses divagations intérieures. On s’arrêtera d’abord, par exemple, devant la puissante et mystique toile d’Oreka James intitulée Nul besoin d’attendre l’aube ou l’aurore, car c’est arrivé ! (2021), où l’on croit revivre un de ces intenses moments d’épiphanie personnelle, lorsque l’on sent, en notre for intérieur, passer un palier du processus infini de l’affirmation identitaire. Ces passages sont encore plus douloureux dans la construction d’une identité noire violentée, complexité éprouvée par l’artiste, qui l’a signifiée en arrimant brutalement sa toile au mur par des barres d’armature métalliques. Mais l’intérieur, ce n’est bien sûr pas que l’identité individuelle : la série de photographies Québec rural (1977)de Gabor Szilasi, prises de vue quasi ethnographiques d’intérieurs québécois « années 70 » qui n’existent plus, nous rappelle combien l’intérieur est un marqueur spatiotemporel des classes, des communautés, des groupes sociaux.

Chez Madame Bouchard, moulin‑à‑eau, Isle‑aux‑Coudres,
de la série Québec rural, 1970.
Photo : don de Gabor Szilasi, permission du
Musée des beaux‑arts de Montréal
En effet, l’intérieur cristallise bel et bien l’identité (la mémoire ?) collective, comme l’exprime la Vanité (2004) de Pierre Dorion, qui présente de manière frontale et quelque peu sociologique – d’aucuns diraient froide – un morceau de chez-soi façon postmoderne, avec tout ce que cela comporte d’appareils domestiques : autant de composants de ce que les anthropologues appellent « culture matérielle », matérialisation d’un commun partagé6 6 - Au sujet des objets vus comme dépositaires d’identités, le MBAM proposera, à compter du 18 février, une exposition intitulée Parall(elles). Une autre histoire du design qui soulignera de manière inédite l’importante contribution des femmes au monde du design à travers un riche corpus d’œuvres de femmes designers du Canada et des États-Unis..
Déjà au 17e siècle, les Néerlandais, dont le pays venait tout juste d’acquérir son indépendance, ont développé des genres de peinture, alors inédits, qui participaient de la constitution d’une identité nationale propre : les scènes d’intérieur7 7 - Montréal peut se targuer de posséder, au MBAM, une scène d’intérieur à voir, peinte par Emanuel de Witte et incarnant excellemment l’idée d’une description d’un quotidien partagé, dans sa banalité la plus intime. reflétaient leurs habitudes, mode de vie et dogmes tandis que les « natures mortes », mises en scène d’une culture matérielle, dépeignaient les possessions de ce peuple de puissant·es marchand·es qui faisaient transiter par leur pays des produits du monde entier. La nature morte est un genre intimement lié à la notion d’intérieur : il s’agit de saisir une scène composée d’objets pris en suspens, non pas proprement « morts », mais suspendus dans un instant du quotidien. Précisément, la photographie Sans titre no 48 (2002) de Laura Letinsky capte le moment et arrête le flot du temps juste après la consommation des cerises, dont il ne reste que les queues, et de la boisson, dont on n’a laissé qu’un fond dans un des verres.

Sans titre no 48, de la série
I Did Not Remember I Had Forgotten, 2002.
Photo : achat Horsley & Annie Townsend Bequest, permission du Musée des beaux‑arts de Montréal
Les protagonistes, hors champ, ont pris le temps de fumer une cigarette et n’ont pas encore débarrassé la table : ils sont chez eux et obéissent à leur temporalité propre. Il existe effectivement un temps particulier propre au chez-soi : long pendant les confinements, trop court lorsque l’on travaille. En déambulant dans l’exposition, le visiteur ou la visiteuse, dans son état pensif, sentira que dans l’intérieur, son intérieur, se joue le temps tout autant que l’espace. Une vue de l’intérieur, quel que soit le médium, implique effectivement d’avoir arrêté le flux du temps sur un espace, figé le regard et objectivé un lieu indifférent parce que familier pour en faire un endroit, c’est-à-dire un marquage spatiotemporel. « Mon “endroit,” […] celui où je suis, où je me trouve, où je me tiens8 8 - Denis Roche, La photographie est interminable : Entretiens avec Gilles Mora, Paris, Seuil (Fiction et Cie), 2007, p. 51.. » Ainsi en est-il de l’effet photographique dans La chambre bleue (1970) de Kim Ondaatje, qui consiste en une véritable vue d’un endroit, avec tout ce qu’il comporte d’ordinaire, de banalité, voire d’insignifiance : la chambre, avec son lit, ses coussins et ses rideaux, vue à travers les encadrements de porte.

La chambre bleue, de la série House on Piccadilly Street, 1969.
Photo : Christine Guest, permission du
Musée des beaux‑arts de Montréal

Le premier mai, 1972.
Photo : Jean‑François Brière, don de
Mme Mathilde van de Pas de Goldis, Baronne Eszenasyi, permission du Musée des beaux‑arts de Montréal
Voilà, en fait, ce à quoi nous amène cette exposition : à observer l’intérieur depuis le dehors, à l’inverse de cet enfant assis sur un fauteuil hyperréaliste dans Le premier mai (1972) de Paul André, qui fixe de ses yeux un point éternellement hors du cadre. À « être-là » (Dasein), devant l’intérieur et non plus dedans, en mettant à distance tout sentiment d’inquiétante étrangeté. À capter le rythme de nos espaces et décrypter « ce qui est à l’extérieur de nous, ce au milieu de quoi nous nous déplaçons, le milieu ambiant, l’espace alentour. L’espace9 9 - Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 2000, p. 13. ». Enfin, à nous délecter devant la simplicité du moment où l’intérieur et le quotidien fusionnent, moment où l’on peut finalement exulter : « Le quotidien, c’est-à-dire l’ensemble de la vie10 10 - Tzvetan Todorov, Éloge du quotidien : Essai sur la peinture hollandaise du XVIIe siècle, Paris, Adam Biro, 1998, p. 137.. »