Ragnar Kjartansson, Les sonorités explosives de la divinité (Der Klang der Offenbarung des Göttlichen)
3 mars 2016
3 mars 2016
[In French] Les rideaux s’ouvrent sur une tempête, une mer tumultueuse et quelques éclairs qui déchirent le ciel sombre. C’est ainsi que commence Les sonorités explosives de la divinité (Der Klang der Offenbarung des Göttlichen), une série de quatre paysages scéniques empreints de romantisme réalisés par l’artiste islandais Ragnar Kjartansson. Ce spectacle, présenté le 3 mars dernier, se situe en continuité avec l’exposition qu’on peut visiter au Musée d’art contemporain de Montréal jusqu’au 22 mai.
Les quatre tableaux scéniques présentés au Théâtre Maisonneuve de la Place des arts s’inscrivent dans l’esprit de la peinture romantique. La scénographie, ici, joue le rôle central alors qu’il n’y a pas d’acteurs en scène. Ainsi, le décor animé rythme le spectacle : la lumière dévoile progressivement certaines textures des arbres et des rochers, tandis que la neige tombe sur le plateau ou que les vagues drapées déferlent. Le savoir-faire illusionniste façonne les paysages dramatiques : la tempête sur l’eau, la clairière enneigée, une cabane en feu dans une vallée et les montagnes glacées. La musique orchestrale, composée par Kjartan Sveinsson (membre du groupe post-rock Sigur Rós), et le travail scénographique rapprochent ce spectacle d’un « opéra pictural ». La composition est constituée de quatre mouvements dans lesquels un chœur aux voix cristallines vient sublimer les images scéniques. Sur le plan dramaturgique, la théâtralité est pleinement assumée par les trucages et les trompe-l’œil, de telle sorte qu’on a l’impression d’assister à un véritable hommage à la scénographie classique. En arrière-scène, l’intensité de la lumière révèle un ciel étoilé à l’aurore, tandis qu’à l’avant-scène, la glace scintille au sommet des montagnes, ce qui confère au paysage une certaine fantaisie, mais aussi un anachronisme renouant avec une illusion théâtrale d’un autre temps.
À travers l’expression de la nature, de la lumière et de la musique, le spectacle évoque le romantisme dans lequel ces éléments sont la manifestation du divin. Cette proposition n’est pas sans rappeler certaines utopies de l’œuvre d’art totale de Wagner par un travail sur l’unification des arts. Les expérimentations wagnériennes ont mené à la fermeture des lumières dans la salle et à la création de la fosse pour rendre l’orchestre invisible au public. Pour le compositeur, la scène était le lieu d’une mise en image quasi onirique complètement détachée du contexte matériel de représentation. On retrouve cette recherche dans Les sonorités explosives de la divinité, mais sans pour autant que soit niée la construction de l’illusion. Loin de camoufler les procédés à l’œuvre, la tombée du rideau et l’arrêt de la musique qui viennent clore chacun des tableaux nous renvoient au contexte de représentation. Les bruits en coulisse ne laissent aucun doute sur l’aménagement matériel de la scène qui se trame durant l’intermède. L’écart, entre l’illusion sublime et la mise en évidence de la mécanique scénique, crée un malaise perceptible dans la salle. L’intérêt de la proposition de Kjartanssson réside dans ce décalage qui rend explicite le faux-semblant de la représentation. Le spectateur est pris entre l’efficience des procédés et leur déconcertante naïveté, entre la temporalité fictive des tableaux, et celle, bien réelle, de la salle de spectacle.
Chaque tableau déploie une image au rythme de la musique sans trame narrative. La nature contemplative du spectacle et l’absence de progression dramatique déçoivent les attentes des spectateurs. Si la scène est traditionnellement pensée pour accueillir les corps en action, ici, tout l’appareillage scénique est mis au service de l’image. Le spectacle fortement contemplatif confère un aspect fantomatique à l’espace théâtral qui est désinvesti de toute présence humaine, sauf celle d’une cabane consumée par les flammes. Le spectacle exploite un travail sur la durée qui est ressentie à travers des effets de répétitions et la fixité de l’image. Le temps passe, les vagues déferlent, la neige tombe, le soleil se lève, la cabane brûle. La musique intensifie cet aspect avec les voix du chœur et les motifs répétitifs qui nous plongent dans un espace-temps suspendu. L’évolution subtile du paysage exige une attention aux détails, un ciel étoilé s’illumine ou encore la lumière vient révéler un arbre. Ce travail plastique nous invite à réfléchir aux procédés qui façonnent l’image même. On passe d’un état émotionnel, suscité par la beauté du tableau, à un état réflexif, tourné vers la déconstruction de l’image.
Kjartansson choisit d’exploiter la scène comme s’il s’agissait du cadre d’une peinture. Cela se traduit notamment par la frontalité du spectacle, mais aussi par le biais de son travail avec les toiles de scène et la perspective. Soulignons par ailleurs que le Musée d’art contemporain présente trois installations vidéo se rapprochant du spectacle et du théâtre. Parmi celles-ci, l’installation Lumière du mondepropose une reconstitution théâtrale du célèbre roman éponyme de l’auteur islandais Haldorr Laxness dans les murs d’une galerie. L’artiste recrée avec ses amis des scènes du livre, non sans exploiter des décors qui rappellent ceux du spectacle Les sonorités explosives de la divinité. Mentionnons que ce dernier s’inspire librement du roman Lumière du monde. L’installation présente l’ensemble des processus de création filmé, c’est-à-dire que les différentes prises, les répétitions et les périodes de recherche participent aux films formant l’œuvre. Les différents cadres de présentation se fondent les uns dans les autres, celui de la galerie, du théâtre et du cinéma, et enfin, celui du musée et de l’installation où sont projetées simultanément quatre vidéos.
Ragnar Kjartansson travaille sur l’héritage du romantisme à une période où la désillusion règne. Néanmoins, il réussit, à travers un va-et-vient entre la matérialité et l’onirisme de la représentation, à faire émerger une nostalgie et une beauté déchue. La distance induite par la mise en évidence des procédés illusionnistes n’est pas sans ironie. Les sonorités explosives de la divinité est un spectacle inusité dans son expérimentation formelle qui nous invite à regarder la scène autrement. Même si les enjeux esthétiques du spectacle gagnent en intérêt au regard de la démarche et du travail de l’artiste, il faut reconnaître que le spectacle demeure tout de même un peu mince. On regrette qu’il ne soit pas davantage mis en contexte ou en relation avec les œuvres présentées dans l’espace du Musée. Bref, s’il est intéressant de lier l’espace théâtral et l’espace muséal, cet aspect mériterait un plus grand investissement curatorial afin de rendre l’expérience plus complète et riche auprès du public.