Lucidité. Vues de l’intérieur

Katrie Chagnon
Anne-Marie Ninacs (dir.), Montréal, Le Mois de la Photo à Montréal, 2011, 345 p.

[In French]

Le thème de la 12e édition du Mois de la Photo à Montréal constitue en soi une prise de position. En inscrivant son projet sous le signe de la « lucidité », la commissaire Anne-Marie Ninacs s’est donné pour mandat de suivre les artistes contemporains dans une « interrogation philosophique » sur la conscience humaine afin d’en dégager les ramifications complexes. Véritable plaidoyer en faveur de la vision, cette proposition esthétique exprime un engagement franc mais nuancé vis-à-vis de l’existence réelle, celle des mondes intérieurs et extérieurs entremêlés. Si c’est d’abord aux œuvres que revient le rôle de nous apprendre à « regarder les choses en face », la publication produite dans le cadre de l’événement fournit un bon outil pour approfondir le spectre des réflexions ouvert par l’idée de lucidité.

Située entre la phénoménologie et le pragmatisme, la posture théorique de l’ouvrage s’appuie sur un retour à l’expérience. Ninacs aborde cette expérience comme une réalité ambiguë mobilisant les sphères physiques et psychiques à travers l’attention et la perception, mais sans négliger les enjeux sociaux, politiques et éthiques actuels – ce qui constitue la principale force de son propos. L’introduction définit une approche « dialectique » de la lucidité : ni épiphanie ni désillusion, mais entre-deux incertain d’ombre et de lumière, une métaphore filée du début à la fin. Le choix des textes démontre une même prudence à l’égard de la conceptualisation. Cette attitude est bien campée par le philosophe Pierre Bertrand, dont la tâche est d’orienter la problématique. Ce dernier fait l’apologie de la « conscience » visuelle et suggère que « [la] lucidité consisterait alors non pas à tout mettre en lumière, mais à percevoir les limites de la connaissance ». (p. 168) En première partie du livre, la commissaire présente son corpus d’images sous la forme d’un essai visuel, pour ensuite refaire le parcours par écrit en expliquant de manière sensible les connexions intimes perçues entre les œuvres.

Le volume inclut également une étude historique de Roger Lipsey sur la question du spirituel en photographie, extrait traduit d’un ouvrage de 1988, ainsi qu’un entretien de Robert Enright avec Roger Ballen, l’un des 25 artistes exposés. Le moment marquant de la lecture demeure néanmoins l’essai du pragmatiste américain Richard Shusterman, qui discute sa théorie soma-esthétique dans le contexte concret d’une expérimentation avec l’artiste français Yann Toma. Les deux dernières contributions sont celles des théoriciens de l’art Christine Ross et Maxime Coulombe, abordant chacun une modalité de la conscience en lien avec une étude de cas. « Épiphanie et modernité. Note sur le pessimisme », de Coulombe, clôt merveilleusement la réflexion avec un positionnement subtil par rapport à la « potentialité » de l’expérience qui apparaît aujourd’hui aux esprits inquiets de certains artistes et penseurs, tels Giorgio Agamben et Georges Didi-Huberman.

Katrie Chagnon
This article also appears in the issue 74 - Reskilling
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