La répétition mise à l’épreuve

Florence-Agathe Dubé-Moreau
Maude Johnson
Galerie Leonard & Bina Ellen, Montréal, du 30 aout au 29 octobre 2016
SBC Galerie d’art contemporain, Montréal, du 31 aout au 10 décembre 2016
VOX Centre de l’image contemporaine, Montréal, du 1er septembre au 26 novembre 2016
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La répétition mise à l’épreuve, vue d’installation des œuvres de Jutta Koether et Hanako Geierhos, SBC galerie d’art contemporain, Montréal, 2016. Photo : Paul Litherland, permission de Jutta Koether et de la Bortolami Gallery, New York et de la SBC galerie d’art contemporain, Montréal
Galerie Leonard & Bina Ellen, Montréal, du 30 aout au 29 octobre 2016
SBC Galerie d’art contemporain, Montréal, du 31 aout au 10 décembre 2016
VOX Centre de l’image contemporaine, Montréal, du 1er septembre au 26 novembre 2016

[In French]

Commissariée de manière collaborative par Sabeth Buchmann, Ilse Lafer et Constanze Ruhm, l’exposition-­triptyque La répétition mise à l’épreuve investit le paysage de l’art contemporain montréalais au moyen d’une réflexion prismatique sur le concept de répétition, au sens du terme anglais rehearsal. Avec pour points d’ancrage la Galerie Leonard & Bina Ellen (Il s’agit de modelage, non de modèles), la galerie SBC (À suivre : répétitions inachevées) et le centre VOX (En cours de production : l’image postdramatique), chacune des trois expositions explore une facette du thème central, qui se reflète dans leur sous-titre. Ensemble, elles réunissent plus d’une cinquantaine d’artistes autour de la répétition comprise comme méthodologie, praxis et sujet théorique. L’entreprise se double de programmes de projections (Cinémathèque québécoise, VOX) et de médiation généreux et est augmentée de performances dont le degré de visibilité varie.

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La répétition mise à l’épreuve – En cours de production : l’image postdramatique, vue d’installation, VOX, 2016.
Photo : Michel Brunelle

Preuve d’une coopération consciencieuse, La répétition mise à l’épreuve parvient à complexifier les nombreux enjeux qu’elle soulève en les arrimant de manière convaincante aux missions et aux préoccupations des sites de présentation. Par un va-et-vient entre white cube et black box, la Galerie Leonard & Bina Ellen réfléchit à l’instruction et à ses multiples configurations et, par le fait même, rend visible l’institutionnalisation qui procède de la linguistique. À partir de la notion de script (scripting), adoptée comme point d’entrée d’une approche transdisciplinaire, le commissariat en vient à poser concurremment sa propre théâtralité et performativité. Du côté de SBC, il s’agit plutôt d’un exercice politique, d’une prise de position critique qui envisage la répétition en tant que stratégie de résistance. Il y a, dans la version de la galerie du Belgo, une attention prononcée sur la vie et le réel, les enjeux discutés relevant de situations conflictuelles passées ou présentes liées aux relations de pouvoir. Enfin, VOX confronte les dialectiques contenu/forme et sujet/méthode. Jouant de l’espace d’exposition comme atelier au sein duquel l’expérience – des artistes autant que des publics – devient matériau, la présentation invite à revoir l’image en y intégrant ses dispositifs. Par un commissariat qui met en évidence un état en devenir, La répétition mise à l’épreuve montre le processus et se fait l’écho d’un contexte poststudio où l’exposition devient le lieu de création.

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La répétition mise à l’épreuve, vue d’installation des œuvres de Martin Beck et Constanze Ruhm, Galerie Leonard & Bina Ellen, Université Concordia, Montréal, 2016.
Photo : Paul Litherland

Si les trois déploiements expographiques se répondent et se renforcent mutuellement par leurs réflexions complémentaires, le « catalogue » d’Achim Lengerer, Scriptings#46, les nombreuses pistes de réflexion disponibles en ligne et la publication Putting Rehearsals to the Test: Practices of Rehearsal in Fine Arts, Film, Theater, Theory, and Politics parachèvent leur cohésion au moyen de suppléments analytiques rigoureux. La publication, qui agit entre script et archive et renverse la dimension temporaire de l’exposition, pourrait d’ailleurs être considérée comme le quatrième lieu de La répétition mise à l’épreuve.

L’ouvrage fait état du caractère transitoire de l’œuvre d’art lorsqu’on considère celle-ci du point de vue des politiques de la contingence. Buchmann, Lafer et Ruhm soulèvent très justement l’impossibilité de distinguer la répétition de la performance dans un contexte postdramatique1 1 - Sabeth Buchmann, Ilse Lafer et Constanze Ruhm (dir.), Putting Rehearsals to the Test: Practices of Rehearsal in Fine Arts, Film, Theater, Theory, and Politics, Berlin, Sternberg Press, 2016, p. 11. et l’on sent bien le concept de rehearsal derrière cette problématisation du « moment » de l’œuvre : « C’est plutôt dans le travail qu’une exposition comme répétition peut dégager – un travail qui n’est pas toujours visible – que se trouve l’ambigüité de la répétition, oscillant entre la notion de “making of” (la répétition en tant que sujet narratif) et celle d’une création en chantier, “in-the-making” (la répétition en tant qu’œuvre à proposer)2 2 - Sabeth Buchmann, Ilse Lafer et Constanze Ruhm, La répétition mise à l’épreuve : Il s’agit de modelage, non de modèles, essai des commissaires, dans le site web de la Galerie Leonard & Bina Ellen, <http://bit.ly/2f5z0ho>.. » Le terme rehearsal renvoie concrètement au moment réservé à la pratique au sein d’un processus de création ; il suppose un droit à l’erreur. Essentiellement politique dans la mesure où il offre la possibilité du re (refaire, reenactment), du (réviser, mais également résister) et donc du (déconstruire, déhiérarchiser), le rehearsal met en place des dynamiques de l’inachevé, de la flexibilité et de l’essai. Employé en tant que format, affranchi de toute fixité conclusive, le rehearsal permettrait de (re)voir les conventions : il octroie une capacité d’agir, un pouvoir significatif sur l’infrastructure. Non plus un lieu dont le pouvoir réside dans l’apprentissage, l’espace d’exposition susciterait alors un « désapprentissage ».

Discoteca Flaming Star
Sticky Stage, performance, SBC galerie d’art contemporain, Montréal, du 31 aout au 1er septembre 2016.
Photo : Alex Robichaud, permission de SBC galerie d’art contemporain, Montréal

Par suite, il nous apparait intéressant de nous attarder plus précisément aux commissariats de cette proposition tentaculaire pour penser autrement la dimension performative de toute exposition : comment le format de l’exposition peut-il être abordé en tant que répétition ? Comment ou quand l’exposition devient-elle répétition ? La performativité qu’entraine la répétition dans ses différentes déclinaisons permettrait d’intervenir sur l’exposition et ses temporalités. Même le discours qu’est le commissariat peut être repensé selon la dynamique subversive qui se trouve au cœur de l’idée de processus. Il deviendrait alors une forme ouverte sans finalité prédéterminée, un médium, une recherche performative, une répétition.

La présence marquée des langages vidéographiques ou cinématographiques, théâtraux ou scénographiques, voire chorégraphiques, dans les différents lieux d’exposition nourrit aussi cette réflexion sur le « temporéel ». Ce sont des langages théoriques et pratiques qui mettent en tension nos rapports conventionnels aux œuvres, aux cadres de présentation et aux discours dans les arts visuels. Plus encore, ce sont des outils qui concourent, comme la répétition, à former, à déformer et à performer l’assemblage de la réalité. L’articulation de ces langages dans la proposition de Buchmann, Lafer et Ruhm est bien sûr intimement liée à leur emploi direct de la répétition comme moyen d’apparition et de transmission au cinéma, au théâtre ou dans la danse. Mais envisager La répétition mise à l’épreuve spécifiquement sous l’angle de son commissariat permet aussi d’englober ces langages dans une réflexion sur l’exposition comme forme discursive. À la fois concrètement et conceptuellement, La répétition mise à l’épreuve parvient effectivement à multiplier les structures performatives de l’exposition, si bien qu’elle brouille les frontières entre les œuvres et leurs dispositifs et qu’elle élabore une configuration en cours de formation. En définitive, c’est peut-être le format même de l’exposition qui se voit mis à l’épreuve.

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This article also appears in the issue 89 – Library - Library
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